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OBLIGATIONS PROFESSIONNELLES EN MATIÈRE DE RISQUES ET DE SÉCURITÉ
Création et contrôle des risques par les intervenant.e.s
Le travail des intervenant.e.s en plein air n’est pas des plus faciles. Bien qu’il offre des activités amusantes, la découverte de lieux magnifiques et la compagnie de personnes souvent exceptionnelles, ce travail comporte aussi son lot de tâches physiques ardues, de longues journées, de longues périodes loin de la maison en plus de l’obligation de gérer toutes sortes de gens et tous types de météo. Au-delà de tout ça, l’aventure – en tant que recherche délibérée du risque – met les guides d’aventure en position très ambiguë du point de vue de la gestion des risques.
Les intervenant.e.s emmènent leur clientèle dans des endroits dangereux et la protègent une fois sur place. Ce sont à la fois des créateur.trice.s et des contrôleur.euse.s du risque, qui produisent des risques et protègent contre ceux-ci. Il s’agit d’une situation très subjective, surtout lorsqu’on doit déterminer quel niveau de risque est suffisant. La nature même des activités d’aventure implique une prise de décisions subjectives par rapport au niveau de risque auquel un groupe peut être exposé ainsi qu’au nombre et au type de précautions à prendre. Cet équilibre entre la création de risques et la protection contre ces risques joue souvent en défaveur des intervenant.e.s lorsque les choses tournent mal, du moins dans l’œil de la population. Pourquoi ont-ils permis une telle exposition au risque? Pourquoi n’ont-ils pas appliqué des mesures de sécurité plus efficaces? Cette ambigüité a donné lieu à la définition d’obligations professionnelles touchant la planification et la gestion des risques et de la sécurité.
Dans le cadre du présent chapitre, l’aventure désigne la recherche délibérée du risque. Cette définition limite la portée de cet article puisque seule une étroite proportion d’activités de plein air et d’apprentissage expérientiel comprend la recherche du risque comme élément fondamental de ses objectifs ou de son programme. Pour le secteur élargi de l’apprentissage en plein air, des loisirs en plein air et de l’éducation expérientielle, le risque peut être perçu comme négatif et est ainsi diminué sur tous les plans (Jackson et coll., 2023). Dans d’autres secteurs comme le tourisme d’aventure, les loisirs d’aventure ou l’éducation par l’aventure, les risques et difficultés sont nécessaires à l’obtention des résultats attendus.
Risques et incertitudes
La problématique au cœur de cette discussion repose sur le mot « risque ». Traditionnellement, l’interprétation de ce mot tourne autour de la définition suivante : un « potentiel de perte ». Cette interprétation n’est pas sans fondement puisqu’il existe des dizaines de définitions officielles dans les ouvrages et que l’origine même du mot remonte au grec ancien. Toutefois, elle omet l’autre côté de la médaille : le potentiel de gain. Pour les domaines comme les activités d’aventure, cet aspect positif est particulièrement important dans l’équilibre entre le potentiel de perte et le potentiel de gain. Plutôt que de plonger dans ce débat philosophique et sémantique, le présent chapitre voit seulement le risque comme une incertitude, sans jugement sur la nature positive ou négative de ses conséquences.
Dans son ouvrage culte Risk, Uncertainty, and Profit (1921), l’économiste Frank Knight établit une distinction entre le risque et l’incertitude. Selon lui, le risque peut être quantifié de manière absolue par une probabilité, tandis que l’incertitude n’est associée d’aucune probabilité calculable (Knight, 1921, I.I.26).
L’incertitude doit être interprétée dans un sens catégoriquement distinct de la notion habituelle de « risque », de laquelle elle n’a jamais été véritablement séparée… Il s’avère qu’une incertitude mesurable, c’est-à-dire un « risque » à proprement parler selon la définition que l’on en fait dans ce chapitre, est si différente d’une incertitude non mesurable qu’elle ne constitue en fin de compte nullement une incertitude. Le terme « incertitude » sera donc utilisé uniquement pour désigner les cas non quantifiables.
Le secteur des activités et loisirs d’aventure et de l’éducation par l’aventure doit composer presque exclusivement avec des situations d’incertitude, puisque les risques, les dangers et le potentiel de perte y sont majoritairement non quantifiables.
De plus, le terme « intervenant.e » en contexte d’aventure est utilisé pour désigner les guides, instructeur.trice.s et enseignant.e.s ainsi que toute personne jouant un rôle de meneur.euse assorti d’obligations professionnelles de planification et de gestion des risques et de la sécurité d’un groupe.
Cette discussion s’appuie également sur une deuxième supposition selon laquelle l’intervenant.e en contexte d’aventure travaille sous l’égide d’une organisation, que ce soit un service de guides, une boutique de plein air ou un établissement d’enseignement, ce qui signifie que des influences systémiques et organisationnelles interviennent dans ses actions et décisions.
Cet équilibre entre le « bon » degré de risque et le « bon » nombre de mesures de sécurité en place devient le point central des poursuites judiciaires. Lorsqu’on se demande si l’intervenant.e a respecté les normes attendues, on s’interroge forcément sur le risque présent et les mesures de sécurité adoptées. Dans une affaire d’héliski (Sonia Scurfield c. Cariboo Helicopter Skiing Ltd., 1993), un juge a expliqué ce qui suit :
Il n’est pas soutenu que les défendeurs [les guides] avaient le devoir de maintenir leurs client.e.s à l’écart de tout endroit propice à une avalanche, ce qui serait impossible dans la pratique de l’héliski. Je crois qu’il est exact d’affirmer que le devoir de diligence incombant aux défendeurs était d’éviter d’exposer leurs client.e.s aux risques considérés comme déraisonnablement élevés dans cette pratique, qu’ils soient liés aux avalanches ou à tout autre danger auquel sont normalement exposées les personnes qui pratiquent ce sport. Afin de profiter des joies du ski alpin en régions montagneuses sauvages, les participant.e.s s’exposent inévitablement à deux formes de risques : ceux qui peuvent être évités et ceux qui ne peuvent être évités par les skieur.euse.s prudent.e.s, y compris un certain risque d’être surpris par une avalanche inéluctable.
La relation entre la création et la gestion des risques est un élément central des activités d’aventure animées par des professionnel.le.s. De ce fait, ce secteur est régi par certaines attentes professionnelles quant à la gestion des risques et de la sécurité, lesquelles proviennent de trois différentes sources :
- Pratiques des pairs ou ce que l’on estime être la « norme du secteur » : comportement dicté par celui adopté par d’autres professionnel.le.s ayant une formation et une clientèle semblables dans un contexte similaire.
- Décisions et avis judiciaires : utilisation des décisions judiciaires pour mesurer une circonstance particulière par rapport à une loi précise ou à des attentes sociétales.
- Acceptabilité sociale : attentes morales ou sociétales qui créent des exigences de rendement à respecter pour être jugé « acceptable » ou qui orientent vers la « bonne chose à faire ».
Obligations professionnelles des intervenant.e.s
Essentiellement, ces obligations professionnelles englobent la supervision, la diligence, la prudence, l’évaluation des risques, la transmission d’instructions de sécurité et l’obligation de faire les choses dans les règles.
En premier lieu, les intervenant.e.s supervisent. Il leur incombe de veiller à la sécurité du groupe et au bon déroulement de l’excursion. Ainsi, il est attendu que tout événement dans ce contexte se déroule sous la supervision ou la direction de l’intervenant.e. Cette attente peut être constatée par la mention « défaut de supervision » dans de nombreuses poursuites liées aux activités d’aventure (p. ex., Stations de la vallée de St-Sauveur Inc. c. M.A., 2010).
En deuxième lieu, les intervenant.e.s veillent sur les gens. Leur travail est de protéger leur clientèle dans les circonstances de l’activité, de l’excursion ou du milieu. Au Canada, le rôle des intervenant.e.s dépasse celui de guide en ce fait qu’il consiste aussi à veiller sur les gens (Jackson et Heshka, 2021).
En troisième lieu, les intervenant.e.s sont tenu.e.s d’agir comme le feraient d’autres intervenant.e.s dans la même situation. Il s’agit du test de l’» instructeur raisonnable » ou du « guide raisonnable » abordé dans un cadre de responsabilité juridique (Ochoa c. Canadian Mountain Holidays Inc., 1995; Roumanis c. Mt. Washington Ski Resort Ltd., 1995). Les intervenant.e.s doivent connaître les comportements typiques et attendus qui seraient adoptés par leurs pairs et s’y conformer de manière infaillible. Il faudrait des circonstances exceptionnelles pour justifier une dérogation aux mesures considérées comme « normales » par la plupart des intervenant.e.s, et une telle dérogation exposerait l’intervenant.e à des accusations de manquement à son devoir d’intervenant.e.
En quatrième lieu, les intervenant.e.s évaluent les risques et planifient en vue d’éventuelles situations d’urgence. L’évaluation dynamique des risques est un processus continu sur le terrain et l’évaluation des risques comme outil de planification fait partie intégrante de toute excursion et de toute réunion d’information du personnel avant une excursion. Les intervenant.e.s apprennent à voir le monde sous une perspective d’évaluation des risques et sont tenu.e.s d’appliquer les mesures de sécurité appropriées lorsqu’ils perçoivent des dangers ou des risques croissants. Il est attendu que l’intervenant.e dispose d’un plan d’urgence pour aider le groupe en cas d’événement anormal, de blessure ou d’une autre situation d’urgence (Isildar c. Rideau Diving Supply, 2008).
En cinquième lieu, les intervenant.e.s doivent transmettre au groupe des instructions de sécurité, en informant les participant.e.s des dangers attendus et en soulignant les attentes envers chaque membre du groupe quant à la gestion de certains aspects de leur propre sécurité (Isildar c. Rideau Diving Supply, 2008). Le règlement de Transports Canada (DORS/2010-91) précise que toutes les « excursions guidées » sur l’eau doivent comprendre un exposé sur la sécurité avant l’excursion, une logique qui peut raisonnablement s’appliquer à toutes les activités guidées en plein air, peu importe le secteur. La communication des risques peut aller au-delà des réunions d’information préalables à l’excursion ou des rencontres pour le consentement des parents. On peut affirmer que la gestion moderne des risques pour des activités axées sur l’aventure s’articule autour de cet échange d’information avant et pendant les activités guidées (Jackson et Heshka, 2021).
En sixième et dernier lieu, les intervenant.e.s comprennent que dans certains cas, leur rôle est défini et prescrit par leur superviseur.e et que dans d’autres cas, c’est à eux qu’il revient de prendre les bonnes décisions. L’auteur Robert Kegan décrit cette dualité comme le fait d’être à la fois ouvrier et maître de son destin (1994, p. 1). Une grande partie du rôle des intervenant.e.s en contexte d’aventure n’est pas supervisée. L’intervenant.e est seul.e pour diriger le bateau, guider le groupe ou établir un campement. Il n’y a personne pour superviser et veiller à ce qu’il ou elle fasse les choses correctement. L’organisation dont relève l’intervenant.e pourrait alors prescrire quelle descente choisir en rafting, indiquer quels sentiers sont sécuritaires ou dangereux et fournir un modèle de campement approprié. Les intervenant.e.s ont d’innombrables occasions de couper les coins ronds ou de lésiner sur la sécurité (même s’il est probable que tout se passe bien), mais des routines sont en place pour assurer la prestation de programmes cohérents et de qualité qui respectent les lignes directrices prescrites sur la tolérance au risque. Les intervenant.e.s doivent respecter en tout temps ces lignes invisibles, même lorsqu’il n’y a personne pour les superviser. Si les règles manquent de clarté ou qu’une situation hors de la routine normale survient, il revient aux guides d’évaluer le risque, de réfléchir aux options possibles et de réaliser avec prudence l’option optimale.
Tolérance au risque, organisation et intervenant.e.s
Le terme « tolérance au risque » a été introduit dans le secteur du plein air par le rapport de Ross Cloutier rédigé en 2003 à la suite d’une tragédie causée par l’avalanche de Connaught Creek en Colombie-Britannique. Il définit les limites articulées de la nature et l’ampleur des dangers auxquels une organisation peut s’exposer ainsi que sa clientèle et son personnel (Jackson et Heshka, 2021).
Dans son livre intitulé Target Risk (1994), Gerald Wilde explique que l’ensemble des humain.e.s ont dans leur vie un certain risque délibéré (se situant quelque part entre la sécurité absolue et le danger absolu) qu’ils acceptent et même recherchent. Ce phénomène qu’il a baptisé « homéostasie du risque » permet d’expliquer pourquoi certain.e.s alpinistes s’exposent au risque d’avalanche et d’éboulement de rochers, par exemple, tandis que d’autres alpinistes tout aussi compétent.e.s évitent ce type de terrain : les gens choisissent le niveau de risque auquel ils sont prêts à s’exposer. Autrement dit, ce phénomène désigne la prise de décisions d’une personne, sa tolérance au risque et son équilibre interne entre le risque et la récompense.
Lorsqu’elle est appliquée aux organisations, aux établissements d’enseignement ou aux activités commerciales de services de guides, la tolérance au risque adopte un ton et un degré de gravité bien différents. Dans le contexte du devoir de diligence des intervenant.e.s, la prise de décisions et la tolérance au risque de l’intervenant.e a une influence directe sur les personnes à sa charge. Chaque organisation a une certaine tolérance au risque qui se manifeste dans chacune de ses décisions. Si elle n’est pas explicitement mentionnée, cette tolérance est profondément enfouie dans les suppositions qui sous-tendent la mission, les valeurs et l’histoire de l’organisation. Ces suppositions fondamentales sont ou non admises universellement par tous les membres de l’organisation (Jackson, 2016).
L’article Obligations professionnelles en matière de risques et de sécurité (2024), par Jeff Jackson, est distribué sous la licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Partage dans les mêmes conditions 4.0 International, sauf indication contraire.