Chapitre 8 – Les fonctionnements argumentatifs : la polémique
- 1. Introduction : les fonctions de l’argumentation
- 2. Argumentation et polémique
- 3. Trois fonctionnements argumentatifs de base
- 4. Exploration d’une ancienne polémique artistique : difficile à croire !
- Observer et analyser des textes polémiques
- Définir la notion de polémique et certaines de ses caractéristiques argumentatives et linguistiques
- Appliquer certains procédés courants de l’argumentation polémique dans un écrit personnel : formes linguistiques de la réfutation et de la concession; interrogation rhétorique, modalisations fortes et autres emphases expressives
- Écrire des lettres polémiques
1. Introduction : les buts de l’argumentation
On argumente pour convaincre quelqu’un (ce quelqu’un pouvant être soi-même) de quelque chose. Plus précisément, selon le découpage de Céline Beaudet, dans Stratégies d’argumentation et impact social : le cas des textes utilitaires[1], on peut viser à :
Établir la « vérité » d’une proposition basée sur une réalité complexe. (Vérité doit se comprendre comme signifiant « en accord avec les faits, avec la réalité » et non de façon absolue.) | Convaincre de la justesse ou du bien-fondé d’une opinion, d’une vision idéologique ou morale. | Susciter une action. |
Exemples :
Convaincre un auditoire que l’évaluation standardisée qui est pratiquée en 3e année en Ontario est inutile et devrait être éliminée. | Convaincre un auditoire que le Canada devrait avoir une assurance médicaments universelle. | Convaincre un auditoire de ne plus texter au volant. |
2. Trois fonctionnements argumentatifs de base
On distingue trois fonctionnements de base dans l’argumentation :
Défendre une thèse, une opinion : argumenter en faveur de sa position. | Réfuter un point de vue adverse, contester une thèse : argumenter contre une position différente de la sienne. | Délibérer : analyser des positions divergentes pour déterminer laquelle est la plus valable. |
Ces trois fonctionnements se concrétisent dans des plans argumentatifs qui suivent souvent des modèles « canonisés ». Les canons[2] changent au fil du temps et varient selon les cultures (ils diffèrent d’ailleurs entre les pratiques anglophones et francophones en Amérique du Nord) et les cadres de production. Ainsi, les travaux académiques que vous rédigez à l’université doivent généralement suivre des règles précises quant à leur construction. Ce ne sont pas là des règles absolues, mais des règles relatives, qui servent à guider les étudiants et à faciliter la lecture pour les professeurs.
Plans argumentatifs de base correspondant aux trois fonctionnements :
Appui à une thèse par accumulation d’arguments | Réfutation/Dénigrement de la thèse adverse | Dialectique mettant en relation deux positions, deux choix |
Plan additif, parfois dit « plan américain », quand on le fige dans un moule très strict | Plan réfutatif qui n’avance pas d’arguments « pour », mais vise à détruire les arguments « contre » | Plan dialectique, souvent selon le modèle canonique « thèse, antithèse, synthèse »
Plan concessif : accord avec certains arguments adverses, mais cet accord partiel ne change pas la position |
Tous les arguments vont dans le même sens pour appuyer une thèse. | Tous les arguments vont dans le même sens, non pour appuyer une thèse, mais pour montrer qu’elle n’est pas valide. L’écrit polémique utilise abondamment l’argumentation réfutative. | Le raisonnement dialectique soupèse des analyses contraires pour parvenir à une résolution. Le raisonnement concessif montre les limites, les lacunes de la thèse adverse. |
Le plan du texte peut emprunter un seul des trois fonctionnements de base : le raisonnement (donc le texte) peut reposer entièrement sur une accumulation d’arguments en faveur de sa position, sur la « démolition » des arguments adverses ou sur une délibération. Mais souvent, et surtout dans des textes assez longs, on utilisera une macrostructure argumentative dominante (par exemple, défendre, justifier sa position), mais, sur des aspects particuliers, on cherchera à considérer le point de vue adverse (délibérer) ou à montrer ses carences (réfuter).
3. L’opinion et la polémique
Parfois, tout le monde ou presque est d’accord sur une question de société; parfois les opinions sont très polarisées[3]. Ainsi, on s’entend pour dire que le harcèlement sexuel est inacceptable : c’est une vision du monde partagée dans la plupart des cultures du XXIe siècle. Par contre, tout le monde n’est pas d’accord en ce qui concerne la légalisation de l’aide médicale à mourir, permise au Canada depuis l’amendement du Code criminel en juin 2016 : cette question demeure controversée, elle continue de faire polémique[4].
Les sujets polémiques sont intéressants du point de vue rédactionnel parce qu’ils permettent le recours à tout l’arsenal[5] rhétorique de l’opposition, du dénigrement, de l’indignation, de la ridiculisation lorsqu’ils sont liés à une prise de position personnelle (plutôt qu’à une prise de position d’expert) ou s’intègrent dans une joute oratoire (pensez aux débats de politiciens, qui n’hésitent pas à dénigrer et ridiculiser le point de vue de leur adversaire). Le but du match, c’est le K.O. verbal ! Les métaphores guerrières sont nombreuses pour décrire la polémique; le mot vient d’ailleurs du grec, polemikos, qui signifie « relatif à la guerre ».
Pour « damer le pion » à l’adversaire, il faut des arguments solides, mais aussi et tout autant une grande force expressive : le style doit être vigoureux. Il y a en fait un côté ludique à l’écriture polémique. C’est pourquoi nous commencerons notre parcours d’écriture argumentative par des textes polémiques, qui vous amèneront à utiliser une variété de ressorts stylistiques.
4. Exploration d’une ancienne polémique artistique : difficile à croire !
De nos jours, la tour Eiffel est l’emblème touristique de Paris. Tout voyage d’école ou excursion touristique à Paris se doit d’inclure la tour Eiffel ! C’est le must, comme disent les Français, de toute visite de la Ville Lumière. On ne se demande pas si elle est belle, merveilleuse, si c’est un chef-d’œuvre de l’architecture… elle est, c’est tout.
Regard, objet, symbole, la tour est tout ce que l’homme met en elle, et ce tout est infini. Spectacle regardé et regardant, édifice inutile et irremplaçable, monde familier et symbole héroïque, témoin d’un siècle et monument toujours neuf, objet inimitable et sans cesse reproduit, elle est le signe pur, ouvert à tous les temps, à toutes les images et à tous les sens, la métaphore sans frein; à travers la tour, les hommes exercent cette grande fonction de l’imaginaire, qui leur est liberté, puisque aucune histoire, si sombre soit-elle, n’a jamais pu leur enlever.
Roland Barthes, La tour Eiffel, 1964
http://passerelles.bnf.fr/lire/eiffel_08.php
Mais au moment de sa construction pour l’Exposition universelle de Paris de 1889, il en était tout autrement. Ainsi, un collectif de 47 artistes publiait le 14 février 1887, dans le journal Le temps[6], une lettre ouverte, Les artistes contre la tour Eiffel, à laquelle ont répondu, par lettres publiques, le commissaire de l’Exposition universelle, Jean-Charles Alphand, et le constructeur de la tour, l’ingénieur Gustave Eiffel.
La langue de cet échange public[7] est certes bien ancrée, rhétoriquement, dans le XIXe siècle et peut nous sembler parfois vieillotte, mais elle porte. Regardons-en quelques aspects.
4.1 Les trois lettres
Lettre n° 1 : Les artistes contre la tour Eiffel
Ces célèbres sculpteurs et architectes, dont les œuvres ornent Paris, sont évoqués par les artistes, dans la première lettre, comme les garants du bon goût classique par opposition à ce que représente la tour Eiffel.
Pour en savoir plus sur ces artistes et leurs œuvres, veuillez consulteer le document en annexe :
Sculpteurs de Paris
Lettre n° 2 : Réponse du commissaire de l’Exposition, Jean-Charles Alphand.
Messieurs Victorien Sardou, Alexandre Dumas, François Coppée et vous tous qui avez délivré ce message chargé d’un fort ressentiment et d’une grande crainte de ce monstre d’acier, //considérez-vous que cette géante métallique imposerait le déshonneur de Paris aux yeux du monde? Vous me parlez d’une « tour de Babel », mais// il ne s’agit point d’un quelconque monument destiné à grimper jusqu’au haut des cieux, mais d’une œuvre architecturale destinée à imposer Paris aux yeux de la France, si ce n’est aux yeux du monde. //Vous me dites que la commerciale Amérique n’a pas désiré un tel ouvrage? Et bien qu’il en soit ainsi, laissons// aux sots ce qu’ils méritent : un paysage désespérément vide de tout objet apportant un tant soit peu d’intérêt pour leur morne pays : laissons ce triste pays dans l’état où il se trouve, ce qui implique un manque d’originalité et de modernité flagrant. //Cette tour sera certes « boulonnée » mais apprenez//, ô vous qui me lisez, que tout objet décrit comme solide contient du métal, ainsi apprenez que le bois brûle et se brise, et que la pierre s’effrite au fil des âges, nous construisons, Messieurs, le souvenir de cette époque livrée aux futures générations, lorsque vos maisons et vos immeubles seront détruits par la course irréductible du temps, se dressera alors ce fier symbole qui démontrera sa solidité, et ainsi celle de Paris, aux yeux de l’univers. C’est également pour prouver la grandeur de la France que nous bâtissons cette tour « vertigineusement ridicule » car qui osera bafouer l’honneur de Paris, la ville possédant le bâtiment le plus grand jamais construit? Oui, certes, j’aime Paris, j’aime ses foules, ses marchés, ses monuments. J’aime tout en Paris et je donnerais tout pour elle, j’ai certes embelli Paris mais cette œuvre monumentale, aux dimensions dantesques, sera le clou de cette exposition universelle, elle sera mon chef d’œuvre. //Vous décrivez mon amour de ce qui est beau, de ce qui est grand, de ce qui est juste ; mais// alors, pourquoi ces clameurs? Pourquoi ces cris? Cette fougue? Cette œuvre est créée pour démontrer qu’il n’y a pas plus belle cité que Paris ; par sa taille, cette tour fera résonner Paris jusqu’en Orient, à travers les steppes glacées, les plaines brûlantes du désert, à travers vents et marées, le monde entier retiendra son souffle lors de la découverte de cette tour gigantesque; tous seront ébahis par la prouesse de Paris.
Enfin, pour la plus grande gloire de Paris ; et donc de la France, ceux qui auront le courage d’oser grimper au sommet de cette titanesque dame d’acier découvriront alors un paysage à nul autre pareil, ils pourront alors admirer notre somptueuse cité dans tout son éclat, la découvrant d’un point à un autre avec son éclatante beauté qui étonnera toujours les foules. Voilà pourquoi, //chers confrères de l’esthétisme//, je m’acharne à faire aboutir ce projet de titan qui a besoin des efforts de tous, mais surtout, de l’accord de tous. Notre geste ne peut être critiqué, mais doit être encouragé, notre projet doit être placé dans l’admiration de tous les bons français. Nous construisons l’avenir.
Nous construisons la nouvelle cité de Paris. Nous construisons la tour Eiffel. |
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Dans cette lettre, nous observerons principalement :
- l’interrogation rhétorique
- la modalisation
- les marqueurs de cause car, parce que et puisque
Quels sont les motifs que donnent les artistes pour protester contre l’érection de la tour? Qu’elle est inutile et monstrueuse! Nous parlerons de l’inutilité tout à l’heure. Ne nous occupons pour le moment que du mérite esthétique sur lequel les artistes sont plus particulièrement compétents. Je voudrais bien savoir sur quoi ils fondent leur jugement. Car, remarquez-le, monsieur, cette tour, personne ne l’a vue et personne, avant qu’elle ne soit construite, ne pourrait dire ce qu’elle sera. On ne la connaît jusqu’à présent que par un simple dessin géométral; mais quoiqu’il ait été tiré à des centaines de mille d’exemplaires, est-il permis d’apprécier avec compétence l’effet général artistique d’un monument d’après un simple dessin, quand ce monument sort tellement des dimensions déjà pratiquées et des formes déjà connues?
Et, si la tour, quand elle sera construite, était regardée comme une chose belle et intéressante, les artistes ne regretteraient-ils pas d’être partis si vite et si légèrement en campagne? Qu’ils attendent donc de l’avoir vue pour s’en faire une juste idée et pouvoir la juger. Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances. Je crois, pour ma part, que la tour aura sa beauté propre. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions et qu’en même temps que nous faisons solide et durable nous ne nous efforçons pas de faire élégant[10]? Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas toujours conformes aux conditions secrètes de l’harmonie? Le premier principe de l’esthétique architecturale est que les lignes essentielles d’un monument soient déterminées par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la tour? De la résistance au vent. Eh bien ! je prétends que les courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant d’un énorme et inusité empattement à la base, vont en s’effilant jusqu’au sommet, donneront une grande impression de force et de beauté; car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses pour la stabilité de l’édifice. La tour sera le plus haut édifice qu’aient jamais élevé les hommes. Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon? Et pourquoi ce qui est admirable en Égypte deviendrait-il hideux et ridicule à Paris? Je cherche et j’avoue que je ne trouve pas.
La protestation dit que la tour va écraser de sa grosse masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de triomphe, tous nos monuments. Que de choses à la fois ! Cela fait sourire, vraiment. Quand on veut admirer Notre-Dame, on va la voir du parvis. En quoi du Champ-de-Mars la tour gênera-t-elle le curieux placé sur le parvis Notre-Dame, qui ne la verra pas? C’est d’ailleurs une des idées les plus fausses, quoique des plus répandues, même parmi les artistes, que celle qui consiste à croire qu’un édifice élevé écrase les constructions environnantes. Regardez si l’Opéra ne paraît pas plus écrasé par les maisons du voisinage qu’il ne les écrase lui-même. Allez au rond-point de l’Étoile, et, parce que l’Arc de triomphe est grand, les maisons de la place ne vous en paraîtront pas plus petites. Au contraire, les maisons ont bien l’air d’avoir la hauteur qu’elles ont réellement, c’est-à-dire à peu près quinze mètres, et il faut un effort de l’esprit pour se persuader que l’Arc de triomphe en mesure quarante-cinq, c’est-à-dire trois fois plus.
Reste la question d’utilité. Ici, puisque nous quittons le domaine artistique, il me sera bien permis d’opposer à l’opinion des artistes celle du public. Je ne crois point faire preuve de vanité en disant que jamais projet n’a été plus populaire; j’ai tous les jours la preuve qu’il n’y a pas dans Paris de gens, si humbles qu’ils soient, qui ne le connaissent et ne s’y intéressent. À l’étranger même, quand il m’arrive de voyager, je suis étonné du retentissement qu’il a eu. Quant aux savants, les vrais juges de la question d’utilité, je puis dire qu’ils sont unanimes. Non seulement la tour promet d’intéressantes observations pour l’astronomie, la météorologie et la physique, non seulement elle permettra en temps de guerre de tenir Paris constamment relié au reste de la France, mais elle sera en même temps la preuve éclatante des progrès réalisés en ce siècle par l’art des ingénieurs. C’est seulement à notre époque, en ces dernières années, que l’on pouvait dresser des calculs assez sûrs et travailler le fer avec assez de précision pour songer à une aussi gigantesque entreprise.
N’est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs? La protestation gratifie la tour d’« odieuse colonne de tôle boulonnée ». Je n’ai point vu ce ton de dédain sans en être irrité. Il y a parmi les signataires des hommes que j’admire et que j’estime. Il y en a d’autres qui sont connus pour peindre de jolies petites femmes se mettant une fleur au corsage ou pour avoir tourné spirituellement quelques couplets de vaudeville. Eh bien, franchement, je crois que toute la France n’est pas là-dedans. M. de Voguë, dans un récent article de la Revue des Deux Mondes, après avoir constaté que dans n’importe quelle ville d’Europe où il passait il entendait chanter Ugène, tu me fais de la peine et le Bi du bout du banc, se demandait si nous étions en train de devenir les “græculi” du monde contemporain. Il me semble que n’eût-elle pas d’autre raison d’être que de montrer que nous ne sommes pas seulement le pays des amusements mais aussi celui des ingénieurs et des constructeurs qu’on appelle de toutes les régions du monde pour édifier les ponts, les viaducs, les gares et les grands monuments de l’industrie moderne, la tour Eiffel mériterait d’être traitée avec plus de considération.
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Analyse de quelques aspects sur l’ensemble du texte plutôt que par paragraphe
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4.2 Quelques procédés argumentatifs et stylistiques récurrents dans l’écrit polémique : l’interrogation rhétorique et la modalisation
L’écrit polémique est dialogique est fortement oppositif. Les procédés qui servent à mettre en évidence les positions y sont donc dominants. L’ironie est courante, l’exagération, l’hyperbole, l’indignation outrée aussi.
Parmi les procédés stylistiques courants dans la polémique, disons quelques mots sur la question rhétorique et la modalisation.
a) L’interrogation et la question rhétorique
Une question appelle une réponse. La polémique étant un échange de vues animé (puisque les positions sont très opposées), on ne s’étonnera pas d’y voir un recours abondant à cette forme très interactive qu’est la question. Dans les trois lettres de la polémique sur la tour Eiffel, on dénombre une trentaine de points d’interrogation et donc de phrases interrogatives !
Quand la question ne vise pas à obtenir une réponse, mais sert à affirmer quelque chose, à introduire un développement, on parle de question (interrogation) rhétorique ou oratoire. Quelques exemples tirés des trois lettres sur la polémique de tour Eiffel :
-
Allons-nous donc laisser profaner tout cela? La ville de Paris va-t-elle donc s’associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d’un constructeur de machines, pour s’enlaidir irréparablement et se déshonorer?(1re lettre)
-
… pourquoi ces clameurs? Pourquoi ces cris? Cette fougue? (Pourquoi est sous-entendu dans la 3e question) (2e lettre)
-
N’est-ce rien pour la gloire de Paris que ce résumé de la science contemporaine soit érigé dans ses murs?(la question rhétorique s’accompagne d’une négation) (dernier paragr. de la 3e lettre)
Dans les trois cas, le locuteur ne demande pas à l’interlocuteur son avis sur la question; il fait la réponse aussi : dans 1) les artistes contre la tour Eiffel sont d’avis que Paris devrait refuser la tour; dans 2) Achard dit par le biais des questions que les artistes ont tort de s’énerver; dans 3) Eiffel affirme que la tour contribuera à la gloire de Paris.
L’ajout de la négation dans la 3e lettre renforce l’interaction dialogique, un peu comme le fait une question-reprise qui appelle une confirmation (cf. les tag questions de l’anglais); la construction interronégative n’est pas dans tous les cas rhétorique, mais elle l’est souvent.
Remarquez aussi que les interrogations 1 et 3 se situent en début de paragraphe et servent ainsi à exprimer le thème du paragraphe. Apprenez à vous servir de ces interrogations qui n’en sont pas pour introduire un raisonnement, qu’il soit argumentatif ou explicatif.
Exercice sur l’interrogation (rhétorique ou non) par inversion et sur l’interronégation rhétorique
Au besoin, révisez la construction de la phrase interrogative, par exemple à partir de la fiche théorique et de la fiche d’exercices du site Amélioration du français :
« Phrases interrogatives directe (type interrogatif) et indirecte »
https://www.ccdmd.qc.ca/media/rubri_p_25Interro.pdf
« Interrogation directe : identification de structures fautives » [exercices]
https://www.ccdmd.qc.ca/media/phr_transfo_27Syntaxe.pdf
Interrogez-vous aussi sur le genre des noms de villes, puisque vous en aurez besoin pour faire des interrogations avec inversion : Paris est-ilou Paris est-elle…? Consultez ces deux sources :
http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=1608
a) Transformez en interrogation en utilisant l’inversion.
- Paris est toujours Paris.
- Québec a acquis le statut de ville du patrimoine mondial.
- Ottawa prend toutes les mesures nécessaires.
- Toronto demeurera encore longtemps la métropole économique du Canada.
- Vancouver supplantera Toronto comme capitale économique dans quelques décennies.
- Vaughan poursuivra ses efforts de développement culturel.
- Ottawa deviendra un jour une ville officiellement bilingue.
- Le Caire est encore une ville très cosmopolite.
b) Transformez en interrogation rhétorique doublée d’une négation.
- Paris est la plus belle ville du monde.
- Paris est la ville de l’amour.
- Paris est défigurée par les tags et les graffitis.
- Paris est un des grands pôles culturels du monde.
- La tour Eiffel constitue l’une des grandes attractions touristiques de Paris.
- D’autres monuments ont suscité la controverse.
- Montréal est la ville la plus européenne d’Amérique du Nord.
- Toronto est un des grands pôles culturels d’Amérique du Nord.
Cliquez ici pour voir le corrigé.
b) L’argument ad hominem et l’argument ad personam
Dans la polémique, on s’attaque souvent à la personne. Il y a deux façons de le faire.
L’argument ad hominem fait ressortir les contradictions entre la personne (ses valeurs, sa fonction, etc.) et le geste, la décision qu’on lui reproche. C’est ainsi que dans leur lettre contre la tour Eiffel, les artistes s’en prennent au commissaire de l’Exposition, Jean-Charles Alphand, qui en raison de son amour pour Paris, de tout ce qu’il a fait pour le protéger, ne devrait pas accepter qu’on y construise la tour Eiffel :
C’est à vous, Monsieur et cher compatriote, à vous qui aimez tant Paris, qui l’avez tant embelli, qui l’avez tant de fois protégé contre les dévastations administratives et le vandalismedes entreprises industrielles, qu’appartient l’honneur de le défendre une fois de plus.
Dans l’argument ad personam, on s’attaque à la personne même, à son identité, sans relation avec le sujet débattu. C’est ainsi que dans leur lettre contre la tour Eiffel, les artistes rejettent la possibilité même qu’un ingénieur (Gustave Eiffel), un « constructeur de machines », pour reprendre leur terme, puisse construire quelque chose de beau.
Pour fallacieux[13] que soient ces arguments, ils n’en sont pas moins couramment utilisés.
- Écrivez un argument ad hominem contre la position de quelqu’un qui est impliqué dans une grève.
- Écrivez un argument ad personam sur le droit ou non d’avoir une opinion sur les finances de l’État.
c) La modalisation
Le terme modalisation désigne la façon dont l’énonciateur laisse dans le texte des traces de son attitude à l’égard de ce qu’il dit, ce qu’il écrit (son propos). Or, ce qu’on dit et écrit est déterminé par notre relation à l’interlocuteur en plus de notre relation au propos (le sujet nous tient-il à cœur? est-on expert? a-t-on été attaqué par rapport à sujet?, etc.). La modalisation est la manifestation des positions que le locuteur veut bien exprimer (mais parfois aussi, on les exprime aussi malgré soi et la modalisation en dit plus que ce qu’on voudrait.)[14].
Ainsi, la question rhétorique est une forme de modalisation : dans le cadre d’une polémique, elle porte en soi une attitude de défi.
Voici les modalités les plus courantes exprimées par la modalisation :
- le plus ou moins certain
- le plus ou moins permis ou obligatoire
- le plus ou moins souhaitable
- le plus ou moins possible, faisable
- le statut assertif de l’énoncé (assertion, interrogation, ordre)
- autres modalités appréciatives et jugements de valeur : plaisir, joie, doute, incrédulité, agacement, colère, valeur morale (le bien, le mal), etc.; modalité réflexive, doute réflexif
La modalisation se manifeste dans le discours par des formes très diverses :
- Auxiliaires modaux : devoir, pouvoir, vouloir…
- Modes et temps verbaux : J’aimerais poser une question.
- Locutions impersonnelles : il faut, il est impératif, il est indéniable…
- Adjectifs et adverbes : Elle a posé une question drôlement embêtante.
- Certains emplois particuliers des déterminants : Tu l’as vue, la Marie! Ça, c’est bien mon Jeannot.
- Affixation (suffixes, préfixes) : verdâtre, vinasse, surexposé, maladroit.
- Choix lexicaux en général : Quelle pluie divine! Quel temps dégueulasse. (Cf. : Il pleut.)
- Choix syntaxiques (les appositions et incises sont souvent modalisatrices par nature)
- Ponctuation : Eh bien! Il ne fait pas beau! (Cf. : Il ne fait pas beau.)
- Types de P (phrases) : interrogative, exclamative, négative, platement déclarative.
Relevez dans les trois lettres 2 ou 3 marques de modalisation pour chacune des 8 catégories. Ne relevez pas des expressions déjà identifiées.
4.3 Applications
Le discours polémique tend par nature à être expressif. Pensez aux débats politiques, aux conflits de travail…
Les tâches de rédaction qui suivent vous invitent à vous en donner à cœur joie dans l’hyperbole, l’exagération, l’indignation et la langue figurée en général.
Un cousin, une cousine qui n’habite pas en Amérique du Nord, que vous aimez beaucoup et que vous n’avez pas vu/e depuis fort longtemps refuse de venir vous rendre visite à Toronto, arguant que Toronto est une ville laide, sans intérêt architectural ni culturel.Écrivez-lui pour le/la convaincre que Toronto est une ville sensationnelle, riche en innovations architecturales et en culture (choisissez les attributs de Toronto dont vous êtes le plus capable de parler).
Conseils de rédaction :
- Utilisez un mode réfutatif, où vous reprendrez les objections de votre cousin/cousine, comme le font Alphand et Eiffel en réponse à la lettre des artistes (inventez).
- Utilisez un style emphatique. Modalisez! Exprimez-vous fortement.
Faites une lettre de 3 ou 4 paragraphes, qui commencera soit par « Chère cousine, » ou par « Cher cousin, ».
Variante du sujet n° 1
Dans sa célèbre chanson Les ailes d’un ange, de 1967, Charlebois disait :
J’ai passé d’belles nuits à Toronto
Mais si j’me rappelle bien, ça fermait un p’tit peu trop tôt[15]
Ce même cousin, cette même cousine ne veut pas venir vous rendre visite à Toronto parce qu’il ou elle trouve que la vie nocturne à Toronto est inexistante, que la nightlife y est minable. Protestez!
Conseils de rédaction :
- Choisissez bien le pronom d’adresse et soyez constant dans les pronoms et déterminants y référant.
- Soyez dialogique : intégrez les objections de votre cousin/cousine, mais sans discours direct. Invoquez le contenu de ses propos présumés ou rapportez-les par du discours indirect :
Ce n’est absolument pas vrai que.. Bien au contraire, Toronto…
Tu dis que… Certes… Mais…
À Paris, il n’y a pas que la tour Eiffel qui a fait polémique lors du son inauguration. Un certain nombre de réalisations du XXe siècle, qui ont suscité la controverse lors de leur apparition, font totalement partie du paysage urbain du XXIe siècle, et l’émoi qu’elles ont pu créer pendant un temps est aujourd’hui complètement oublié.
À chaque génération sa polémique concernant des projets qui métamorphosent le panorama de la capitale française. Ces dernières années, c’est autour d’un nouveau projet architectural à la Porte de Versailles, au sud-ouest de Paris, que les esprits s’échauffent : La Tour Triangle que la mairie de Paris appelle de ses vœux, mais qui n’emporte certainement pas l’adhésion de tous. Les enjeux de ce projet de construction sont exposés dans le site suivant : https://ledrenche.fr/2014/11/pour-ou-contre-la-tour-triangle-a-paris/
Écrivez une lettre ouverte au maire de votre ville pour protester contre la construction d’un bâtiment ou un développement commercial qui ne s’intègre pas du tout dans la trame urbaine du quartier. Soyez virulent, virulente. Pensez à des constructions ou développements passés qui ont été controversés pour vous inspirer (par exemple le projet mort-né de grande roue et d’hypercentre commercial pour le redéveloppement du secteur du port de Toronto, ou encore le Michael Lee-Chin Crystal que les détracteurs ont qualifié de tous les noms : « protubérance vitreuse », « pinata d’aluminium », etc.).
Conseils de rédaction :
- Utilisez des comparaisons et des métaphores peu flatteuses.
- Recourez au maximum à des marqueurs de modalité lexicaux et grammaticaux.
- Céline Beaudet, Stratégies d’argumentation et impact social : le cas des textes utilitaires (Québec, Nota Bene, 2015), p. 16. ↵
- Norme, règle, comme dans le droit canon (ou canonique) des Églises chrétiennes (Église catholique romaine, Église anglicane, les différentes Églises orthodoxes et Églises catholiques d’Orient, etc.). ↵
- Totalement opposées, comme les deux pôles. ↵
- Débat vif et même parfois agressif. ↵
- Au sens propre : grande quantité d’armes; au sens figuré, grand nombre de moyens d’action. (Arsenal désigne aussi le bâtiment où sont entreposées les armes.) ↵
- Quotidien français qui a paru de 1861 à 1942. Archives du Temps sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34431794k/date. ↵
- On trouve l’échange de lettres sur plusieurs sites, dont celui de la tour Eiffel, et le site Monuments du monde, qui présente une analyse des lettres (avec quelques fautes) : http://www.merveilles-du-monde.com/Tour-Eiffel/Reticences-des-artistes.php. . ↵
- Riposte : réponse vive, immédiate dans une situation de confrontation. ↵
- Lettre publiée dans le journal Le Monde (1887). ↵
- Vous aurez remarqué l’emploi d’adjectifs comme compléments d’un verbe transitif. Ô horreur !, pensez-vous. Quelle transgression des règles de syntaxe ! Il faut des noms ou des infinitifs, mon bon monsieur Eiffel ! Ou encore, s’il s’agit non de compléments d’objet direct, mais de modificateurs du verbe, il faut des adverbes, et non des adjectifs ! On construit bien, on construit solidement ! Mais faire est un verbe qui ne peut s’employer sans complément d’objet direct : vous faites quoi? Il faut un COD, ou alors, changez de verbe, mon bon monsieur ! En portant un tel jugement, vous avez à la fois raison et tort : raison, parce qu’un adjectif ne peut être ni COD ni modificateur d’un verbe; tort parce qu’un adjectif se substitue parfois à un adverbe dans la langue publicitaire, dans les slogans pour avoir plus de punch, comme dans ce célèbre vieux slogan de la compagnie de vêtements française New Man : La vie est trop courte pour s’habiller triste. Décidément, Eiffel était moderne dans sa langue comme dans ses constructions. ↵
- Paroles qu’échangent les interlocuteurs. ↵
- Indeed : « without any question; often used interjectionally to express irony or disbelief or surprise » (Merriam-Webster). ↵
- Qui est destiné à tromper, à égarer. Les arguments fallacieux n’ont pas de valeur logique, ce qui n’empêche pas qu’on y recourt souvent. ↵
- Pour en savoir plus : Nathalie Garric & Michel Goldberg La modalisation dans les controverses, http://e-cours.univ-lr.fr/UNT/modalisation/co/Publication_web.html. Voir aussi : La Grammaire du sens et l’expression de Charaudeau, qu’on trouve dans toutes les bibliothèques universitaires, est une bonne ressource de base sur la modalisation et l’énonciation. ↵
- On peut regarder Charlebois reprenant sa chanson de 1967 au festival d’été de Québec de 2013 sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=bCtg114Hzrw.On trouve une bonne présentation de la chanson sur le site du Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens : http://www.cshf.ca/fr/song/les-ailes-dun-ange/. ↵