Résidus de la mine Stanrock, Elliot Lake, Ontario, (1985)
par John O’Brian
Le Canada est un important producteur de minerai d’uranium depuis la Seconde Guerre mondiale. L’uranium extrait au Canada a servi à fabriquer les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki et à produire des armes pour l’arsenal nucléaire des États-Unis et de la Grande-Bretagne pendant la guerre froide. Il a également été utilisé pour faire fonctionner le réacteur CANDU, une fournaise atomique conçu par le Canada pour produire de l’énergie électrique. Le CANDU a été vendu à l’étranger à des fins civiles, mais l’Inde s’est servi de plutonium issu du réacteur canadien pour fabriquer une bombe atomique. L’empreinte nucléaire du Canada a un impact mondial depuis le début de l’ère atomique. Cette empreinte est représentée de manière frappante par la photographie, qui joue un rôle essentiel dans la compréhension des événements nucléaires. J’ai fait valoir que les catastrophes d’Hiroshima, de Nagasaki, de Tchernobyl et de Fukushima font partie de la mémoire collective principalement en raison de l’existence de photographies. Des photographies emblématiques. Peu d’aspects de l’environnement nucléaire ont échappé au regard de la caméra. L’extraction de l’uranium ne fait pas exception.
Paysages toxiques
Stanrock Tailings Wall, Elliot Lake, Ontario est une photographie horizontale en noir et blanc prise par l’artiste montréalais Robert Del Tredici. À première vue, elle semble être un hommage aux peintures de paysages inondés du Groupe des Sept telles que Northern River [Rivière du nord], de Tom Thomson, que le peintre surnommait son « marécage ».
Les arbres morts et la boue au premier plan et au milieu de la photographie semblent avoir été déposés naturellement. Mais en regardant de plus près, on saisit que les carcasses d’arbres et la vase dans laquelle elles baignent résultent d’une cause anthropique. On peut apercevoir en haut de l’image un mur de dix mètres de haut constitué de résidus des mines d’uranium de la région d’Elliot Lake, en Ontario, qui a déjà été connue sous le nom de « capitale mondiale de l’uranium ». Les résidus peuvent être jusqu’à six fois plus radioactifs que l’uranium lui-même. Ceux-ci ont été déversés dans l’environnement naturel par la mine Stanrock, qui a été exploitée de 1958 à 1970. La photographie représente un terrain inutilisable constitué de boues toxiques qui ont tué la végétation environnante. Stanrock Tailings Wall montre un paysage détruit par l’action humaine.
Le bassin de résidus d’uranium de Stanrock et d’autres bassins semblables ont contaminé le réseau de la rivière Serpent qui s’écoule vers le sud depuis le lac Elliot jusqu’à la baie Georgienne du lac Huron. Dans le recueil This Is My Homeland, Lorraine Rekmans fait remarquer que les lacs de la région « ont servi de dépotoir pour les déchets radioactifs […]. Les eaux souterraines sous les bassins de résidus sont de véritables rivières de poison. » Les rivières empoisonnées auxquelles elle fait référence coulent sur les terres de la Première Nation de Serpent River et ont eu des répercussions négatives sur la santé de ses habitants. Les terres ont également été utilisées pour construire une usine de fabrication qui approvisionnait les mines en acide sulfurique, un agent de lixiviation utilisé pour extraire l’uranium du sol. L’artiste Bonnie Devine, membre de la Première Nation de Serpent River, a réalisé un grand dessin de techniques mixtes représentant le tas de soufre utilisé pour produire l’acide. Le jaune éblouissant du soufre contraste avec les gris et les noirs atténuants de la terre polluée qui l’entoure. Son dessin est complémentaire à la photographie de Del Tredici. Il montre un autre paysage défait.
Le domaine de la bombe
Stanrock Tailings Wall paraît dans la monographie At Work in the Fields of the Bomb, un ouvrage révolutionnaire de Del Tredici qui a pour but de faire connaître ce que les autorités nucléaires ont tenté de garder caché depuis l’invention des armes nucléaires. Ce livre établit la norme des publications sur les activités nucléaires où sont associés photographies et texte. Dans l’introduction, Del Tredici explique vouloir montrer « l’arsenal nucléaire à sa source » et utiliser des photographies telles que Stanrock Tailings Wall pour représenter les activités de l’industrie nucléaire. Ces activités comprennent l’extraction et le raffinage de l’uranium, la recherche scientifique et le développement, la conception et la construction de réacteurs, l’assemblage et l’essai d’armes, de même que l’élimination des déchets toxiques. Au centre de cette industrie se trouve l’uranium, l’élément mère qui génère l’énergie nucléaire. L’uranium est l’ingrédient de base de l’armement nucléaire.
At Work in the Fields of the Bomb contrecarre les forces du secret et de l’abstraction en plaçant le corps humain au cœur de la machine nucléaire. Une photographie montre une employée, qui travaille huit heures par jour avec ce matériel dangereux, en train de recueillir des copeaux d’un bloc d’uranium raffiné pour les tester en laboratoire. Elle touche le bloc, qui émet des rayonnements alpha, bêta et gamma. Elle porte une combinaison de travail, des gants en caoutchouc, des lunettes de sécurité et des boucles d’oreilles. Elle arbore également une fleur dans ses cheveux parce que c’est la semaine avant Noël. Comme Stanrock Tailings Wall, cette photographie est une « contre-image ». Elle offre une alternative critique à l’image du champignon atomique qui domine l’imaginaire du nucléaire dans la photographie. Un champignon atomique révèle qu’une bombe atomique a explosé, mais cette image en dit peu sur la destruction massive qui se produit sous ce nuage.
Charniers radioactifs
Les photographies qui figurent dans le recueil At Work in the Fields of the Bomb sont soigneusement organisées par Del Tredici pour raconter une histoire. Stanrock Tailings Wall représente un site radioactif de l’Ontario qui demeurera dangereux pendant des milliers d’années. L’image qui le précède dans le livre est celle d’un train, dévié vers une voie d’évitement près de Munich, qui est chargé de lait en poudre contaminé par les retombées de Tchernobyl. Dans un effort pour se débarrasser du produit radioactif, le gouvernement local a tenté de vendre le lait en poudre à l’Égypte. La photographie qui suit immédiatement Stanrock Tailings Wall montre des marqueurs en granit signalant des matériaux radioactifs enfouis sur un site d’élimination des déchets en Caroline du Sud. Les marqueurs ressemblent à pierres tombales.
La séquence de photographies contribue à un narratif sur la contamination radioactive, en avertissant le public de la présence de menaces dont il ne serait pas conscient autrement. Elle contribue également à relater la participation du Canada à un réseau mondial d’industrie nucléaire. Cette participation n’est pas toujours bénigne, comme le démontre Stanrock Tailings Wall de façon frappante. La photographie d’un paysage empoisonné de Del Tredici mérite d’être aussi bien connue que la toile Northern River de Thomson.
A propos de l’auteur
L’historien de l’art, auteur et commissaire John O’Brian est surtout connu pour ses livres sur l’art moderne, en particulier Clement Greenberg : The Collected Essays and Criticism (1986), et pour ses expositions documentant l’ère nucléaire, notamment Camera Atomica, organisée pour le Musée des beaux-arts de l’Ontario en 2015. De 1987 à 2017, O’Brian enseigne l’histoire de l’art à l’Université de Colombie-Britannique, à Vancouver, où il est titulaire de la chaire Brenda & David McLean en études canadiennes (2008-2011); il est également professeur associé au Peter Wall Institute for Advanced Studies. O’Brian est un critique des politiques néo-conservatrices depuis le début de la guerre des cultures dans les années 1980. Il est lauréat du prix Thakore pour ses travaux sur les droits de la personne et la paix décerné par l’Université Simon Fraser.
Pour aller plus loin
Carpenter, Ele, The Nuclear Culture Source Book, Londres, Black Dog, 2016.
Del Tredici, Robert, At Work in the Fields of the Bomb, Vancouver, Douglas and McIntyre, 1987.
Donev, Jason, et al. « Réacteur CANDU », Encyclopédie Énergie, Université de Calgary, 18 octobre 2021, https://energyeducation.ca/fr/R%C3%A9acteur_CANDU.
Fitzpatrick, Blake, et Robert Del Tredici, The Atomic Photographers Guild: Visibility and Invisibility in the Nuclear Era, Toronto, Gallery TPW, 2001.
Mellor, Robynne, Wildly Nuclear: Elliot Lake and Canada’s Nuclear Legacy, NiCHE, 15 juin 2016, https://niche-canada.org/2016/06/15/wildly-nuclear-elliot-lake-and-canadas-nuclear-legacy.
O’Brian, John, The Bomb in the Wilderness: Photography and the Nuclear Era in Canada, Vancouver, UBC Press, 2020.
O’Brian, John, dir., Camera Atomica. Londres/Toronto, Black Dog/Musée des beaux-arts de l’Ontario, 2015.
Rekmans, Lorraine, dir., This is My Homeland, Cutler, Ontario, Première Nation de Serpent River, 2003.
The name of a town and region that produced large amounts of uranium during the 1950s and 1960s. It was once called the “uranium capital of the world.”