Les milieux humides surélevés (1997-98)

par Mark Cheetham

Six sculptures made of expanded polystyrene foam, acrylic stucco coating, solar powered irrigation system, recycled plastic soil structure, native plants, and water from the Don River. Commissioned by the Canadian Plastics Industry Association in cooperation with the City of Toronto. The sculptures were officially inaugurated October 1, 1998.
Noel Harding, The Elevated Wetlands (Les milieux humides surélevés), 1997-98. Taylor Creek Park, Toronto. Six sculptures composées de mousse de polystyrène expansé, d’un revêtement de stuc acrylique, d’un système d’irrigation à énergie solaire, d’un substitut de sol en plastique recyclé, de plantes indigènes et d’eau de la rivière Don. Commandées par l’Association canadienne de l’industrie des plastiques en collaboration avec la ville de Toronto. Les sculptures ont été inaugurées officiellement le 1er octobre 1998. Mention de source : Mark A. Cheetham, 2009.

De part et d’autre de l’une des autoroutes les plus fréquentées du Canada, la Don Valley Parkway à Toronto, se dressent – ou broutent-elles? – six formes éléphantines réparties en deux groupes[1]. Gigantesques (environ 2 à 3 mètres), ces formes grises semblent vivantes et évoquent des créatures sorties tout droit de la préhistoire, imperturbables malgré le trafic routier. Visuellement fascinante, cette œuvre exerce un attrait d’autant plus profond que l’on en sait plus sur sa création audacieuse – elle est en grande partie réalisée à partir de formes de plastique – et sur son objectif écologique.

Où et pourquoi

Les milieux humides surélevés se dresse dans Taylor Creek Park, véritable oasis de milieux humides située dans la vallée Don, nommée ainsi d’après la rivière du même nom, autrefois très polluée, qui traverse la partie est de Toronto et se jette dans le lac Ontario. Connue sous le nom de Wonscotanach en langue anishnaabemowin (ojibwé), cette vallée glaciaire recèle une riche histoire écologique et humaine – le cours de la rivière et ses affluents, les plantes indigènes florissantes, les traces de campements autochtones remontant à plus de 5 000 ans ou les moulins et briqueteries du dix-neuvième siècle qui ont contribué à construire l’infrastructure de la troisième plus grande zone urbaine d’Amérique du Nord en sont autant de témoins. Achevée en 1998 par le célèbre artiste torontois Noel Harding en collaboration avec l’architecte paysagiste Neil Hadley, l’œuvre est le résultat d’une longue planification urbaine, d’une consultation locale et d’un partenariat avec l’industrie du plastique[2].

Art écologique fonctionnel

Les milieux humides surélevés compte parmi les premières œuvres d’art écologique au Canada et l’une des plus durables (l’art écologique se penche sur l’environnement « naturel », au sens large, et explore les interactions entre les êtres humains, les animaux et les matériaux dans cet espace). Milieux humides surélevés est un système de filtration d’eau fonctionnel. L’eau des milieux humides adjacents est pompée régulièrement vers le haut de la chaîne de sculptures grâce à des systèmes photovoltaïques solaires (des panneaux solaires sont adorablement fixés à l’arrière-train de certains des « éléphants »). L’eau s’écoule ensuite par gravité à travers un système de filtration simple. Les déchets traités provenant de bouteilles en plastique, de plastiques automobiles et de plastiques de consommation déchiquetés coopèrent avec la flore des milieux humides locale au sommet de chacune des formes pour absorber et filtrer les produits chimiques et autres contaminants. Un échantillon beaucoup plus propre d’eau est ensuite retourné dans le sol près de la rivière Don. Exemple catégorique de collaboration « verte » potentielle entre l’industrie, l’art et l’urbanisme, l’ensemble sculptural est également une production artistique manifeste de par son caractère insolite et parce qu’il n’est pas purement fonctionnel. Les créations de formes en plastique surmontées de plantes interagissent les unes avec les autres de manière organique, comme le font souvent les groupes d’animaux. Du nez à la queue, elles sont intimes, tangibles et significatives. Mais surtout, ces groupes sont ludiques.

Questions soulevées : L’aspect pratique et/ou esthétique de l’art écologique

Pionnière par sa présence sculpturale et son programme vert, Les milieux humides surélevés demeure un équipement de filtration d’eau unique, un exemple de collaboration et une installation esthétiquement captivante. À l’heure où le plastique devient un fardeau environnemental de plus en plus lourd, l’œuvre fait plus que suggérer la durabilité, elle la met en pratique. Mais est-ce bien le cas? Les sculptures fonctionnent, mais lentement. Elles ne peuvent à elles seules purifier perceptiblement les milieux humides de la Don, et ce n’était pas leur raison d’être. Harding ne poursuivait pas l’objectif de fournir un prototype de filtration de l’eau qui pourrait ensuite peupler à grande échelle des zones polluées similaires, à l’instar des éoliennes qui produisent de l’énergie dans certains endroits. Les milieux humides surélevés est pratique – amélioratif – sur le plan symbolique. En tant qu’œuvre d’art écologique, l’ensemble sculptural expose des problèmes et propose des solutions. S’il ne présentait qu’un intérêt purement pratique, ce ne serait plus de l’art. Mais Les milieux humides surélevés continue de soulever des questions environnementales, en partie parce que la plupart des gens, qu’ils passent en trombe devant l’œuvre sur l’autoroute ou qu’ils l’admirent de près, ne se rendent pas du tout compte qu’il s’agit « d’art ». Le message environnemental qu’elle porte se laisse découvrir à l’improviste par la personne spectatrice.

Si Les milieux humides surélevés est bien connue des Torontois, son importance internationale a été négligée. L’œuvre, qui offre ce que beaucoup attendent aujourd’hui de l’art écologique – un art esthétiquement attrayant qui porte un message écologique clair –, constitue l’un des premiers exemples de l’art issu d’une démarche environnementale de plus en plus adoptée par des artistes aux États-Unis et en Europe, à partir des années 1990. En présentant la durabilité plutôt qu’en fournissant un outil de restauration du milieu à grande échelle, Les milieux humides surélevés se compare aux projets d’art écologique que produisent Newton et Helen Mayer Harrison depuis les années 1970. Les Harrison se décrivent comme des « historiens, diplomates, écologistes, investigateurs, émissaires et artistes activistes[3]».  Bien qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre fonctionnelle au sens de Harding, leur création Greenhouse Britain (La Grande-Bretagne sous l’effet de serre), 2007-2009, par exemple, est une installation multimédia de grande envergure qui démontre les effets de l’accélération du réchauffement planétaire sur les côtes du Royaume-Uni. On peut également établir une comparaison féconde entre l’œuvre de Harding et celle de Hans Haacke, Rhine Water Purification Plant (Installation de purification des eaux du Rhin), 1972. En aval de la station d’épuration de Krefeld, l’artiste a recueilli de l’eau polluée qu’il a ensuite purifiée afin que des poissons rouges puissent survivre dans le grand réservoir d’eau au centre de son installation. D’un caractère plus politique que Les milieux humides surélevés – l’artiste interpelle la société de traitement des eaux, qui a fait un don au musée d’art – l’équipement de purification de Haacke a été installé à l’intérieur pendant deux mois au Haus Lange du musée d’art de Krefeld, en Allemagne.

Art écologique et art publique

Ces trois œuvres, à fort impact esthétique, posent également la question de ce que l’art écologique peut être et peut faire en tant qu’art. Une différence notable entre Les milieux humides surélevés et de nombreuses autres œuvres d’art écologique, cependant, est que la création de Harding constitue aussi une pièce d’art public importante et permanente. Elle ne filtre ni ne contrôle son public comme le font inévitablement les expositions des musées. Les milieux humides surélevés a été conçue pour s’inscrire, et s’inscrit toujours, au sein du réseau élaboré de discussions et de controverses sur l’aménagement urbain, la technologie et l’esthétique qui entoure l’art public. En tant qu’art public, l’œuvre continue à susciter une réflexion environnementale chez des gens aux horizons divers grâce à une combinaison inhabituelle et digne de louanges de perspicacité écologique, de savoir-faire technologique et de fantaisie. C’est une œuvre pour son environnement immédiat, pour le passé de cet environnement et de ses habitants, et pour l’avenir de la planète.

 

 

À propos de l’auteur

Mark Cheetham est professeur d’histoire de l’art à l’Université de Toronto et spécialiste de l’art moderne et contemporain. Il a publié de nombreux ouvrages sur un certain nombre de sujets, dont l’histoire de l’art écocritique. Son livre le plus récent s’intitule Landscape into Eco Art : Articulations of Nature since the ‘60s (Penn State UP 2018).

 

 

Pour aller plus loin

Cheetham, Mark A., Landscape into Eco Art: Articulations of Nature since the ‘60s, University Park, Penn State University Press, 2018, 256 p.

Knight, Cher Krause et Harriet F. Senie (dir.), A Companion to Public Art, Oxford, Wiley Blackwell, 2016, 512 p.

Patrizio, Andrew, The Ecological Eye: Assembling an Ecocritical Art History, Manchester, Manchester University Press, 2019, 216 p.


  1. Jennifer Bonnell, « Writing the Environmental History of Toronto’s Don Valley Parkway », NiCHE, 14 novembre 2011.
  2. Shawn Micaleff, « Remembering artist and urban innovator Noel Harding’s legacy », Toronto Star, 18 juin 2016.
  3. The Harrison Studio, 2022, https://theharrisonstudio.net/.
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