Quebranto (1991)

par Edith-Anne Pageot

Domingo Cisneros, Quebranto, 1991. Peaux de vache, os variés, cage en bois, sabots et griffes d’orignal, crâne de cerf à l’intérieur de la cage, dimensions variables. Vue de l’installation, exposition Terre, esprit, pouvoir, Musée des beaux-arts du Canada, 1992. Œuvre détruite. Photo: Domingo Cisneros.

En français, le mot espagnol quebranto signifie faillite, déroute, écrasement. C’est bien ce qu’évoque l’installation intitulée Quebranto (1991), conçue par Domingo Cisneros (1942-), artiste canadien d’origine tepehuane (Mexique). Si la perte, la mort et la vie sont des thèmes qui traversent toute l’œuvre de Cisneros , ils revêtent une signification particulière en 1992, alors que l’installation est montrée dans un musée d’État (le Musée des beaux-arts du Canada) et fait aussi partie de l’exposition intitulée Terre, esprit, pouvoir organisée dans le cadre des activités commémoratives visant à souligner l’arrivée de Christophe Colomb sur la côte est de l’Amérique. Tout comme les expéditions de nombreux Européens qui le précèdent, les voyages de l’explorateur génois, en quête de nouvelles routes commerciales pour le compte de la Couronne d’Espagne, marquent le début du colonialisme de peuplement sur le continent. Quebranto jette un regard cinglant sur l’esprit de conquête, sur les rapports de domination, de propriété et d’exploitation propres à la logique coloniale. Constituée d’objets trouvés, d’ossements et de peaux animales, l’installation est crue, véhémente, ensorcelante.

Manifeste pour le vivant

Les restes d’animaux enchainés, encagés ou encore empalés dénoncent sans détour les violences coloniales ; la rage (la rabia) est, pour Cisneros, source créatrice[1]. Adoptant le ton du manifeste, l’artiste  affirme : « Nous montons de l’entresol et perçons ses fondations, en rampant par des murs, des portes et des fenêtres. Ainsi sommes-nous[2] » (Traduction de l’autrice). « Monter de l’entresol », « percer les fondations » sont des métaphores du vivant qui, depuis une position horizontale et résiliente, survivent et s’opposent avec robustesse et acharnement à des structures hégémoniques. Aussi, les ossements qui composent Quebranto incarnent l’idée du vivant, d’une force vitale capable de tarauder et de résister à la substruction des systèmes oppressifs coloniaux.

Domingo Cisneros, Quebranto (détail), 1991. Peaux de vache, os variés, cage en bois, sabots et griffes d’orignal, crâne de cerf à l’intérieur de la cage, dimensions variables. Œuvre détruite. Photo: Domingo Cisneros.

Défenseur du vivant, Cisneros développe une démarche fondée sur le recyclage et sur une archéologie du territoire, nourrie des spiritualités, des sagesses et des savoirs mésoaméricains et autochtones du Canada. Si Quebranto parle de souffrance, l’œuvre et ses différents éléments parlent aussi de résilience et de combativité. La guerre des fleurs – Codex ferus, un recueil publié en 2016, évoque cette combativité et la capacité de transformation qui animent la poésie et l’imagination, un art qui invite à la transgression.

Domingo Cisneros, Quebranto (détail), 1991. Peaux de vache, os variés, cage en bois, sabots et griffes d’orignal, crâne de cerf à l’intérieur de la cage, dimensions variables. Œuvre détruite. Photo: Domingo Cisneros.

Entre 1974 à 1996, Cisneros vit et travaille dans la région des Laurentides au Québec. C’est là, dans la forêt boréale, qu’il amasse les ossements, les peaux et les carcasses qu’il apprend à traiter, à conserver et à soigner. Parcourant la forêt à pied, il acquiert une expérience incarnée du territoire et une connaissance approfondie de sa faune et de sa flore. Il côtoie l’épinette, le pin, le sapin, le mélèze, le bouleau, le tremble, le peuplier, l’orignal, le caribou, l’ours noir, le loup, le castor etle lièvre. Il collectionne les résidus de la chasse et, dans son atelier, redonne vie aux ossements laissés par les braconniers derrière eux. Afin de les conserver, l’artiste met au point des vernis et des agents de conservation naturels dont les recettes et les techniques sont héritées de savoirs ancestraux. Il approfondira cette démarche artistique etchamanique, lors de son passage en tant que  professeur au Département des arts et communications du Collège Manitou (Québec) au milieu des années 1970. Il en témoigne en ces mots :

Nous devions retourner à l’état chamanique par la porte des esprits de la forêt pour briser le complot millénaire. Nous devions les connaître, communiquer avec eux, et parfois apaiser leurs colères ou leurs extravagances. La renaissance artistique des nations autochtones en dépendait beaucoup. Bien s’entendre avec la flore et la faune, les esprits intermédiaires, était une condition fondamentale de survie. Notre chemin nous conduisait vers le cuivre, la pierre et l’os, dans un voyage à contre-courant du temps[3].

Terre, esprit et pouvoir

Au cours des années 1990, les arts autochtones contemporains peinent à être reconnus par les institutions muséales[4]. Ce sont majoritairement les réseaux parallèles qui les présentent. Pourtant, en 1992, le nombre d’expositions consacrées à l’art autochtone au sein des grands musées canadiens se multiplie soudainement. La raison de cet intérêt inattendu s’explique par le fait que cette année coïncide avec un double anniversaire, celui de l’arrivée de Colomb sur le continent et celui de la fondation de Montréal (Tiohtá:ke). L’année marque donc un moment phare qui demeure, en réalité, un fait d’exception. Les grands musées canadiens n’ouvriront leurs portes à l’art autochtone contemporain qu’à partir des années 2000.

En 1992, les peuples autochtones du Canada n’ont pas grand-chose à « célébrer », l’héritage de la colonisation se résumant souvent à un processus d’assimilation. Au moment où il travaille à la réalisation de Quebranto, Cisneros note d’ailleurs avec sarcasme : « 500 ans ont été nécessaires pour que tu te souviennes de nous. Relégués aux régions des ombres et de l’oubli, tels des fantômes nous revenons dans la nuit de ta conscience, par un an, grâce à ta fascination pour les  anniversaires. Merci. Mettons l’occasion à profit[5] »  (Traduction de l’autrice).

Il reste que Terre, esprit, pouvoir est l’occasion de jeter un regard critique sur la place de l’art autochtone contemporain au Canada. Diana Nemiroff et Charlotte Townsend-Gault, commissaires de l’exposition, situent l’art autochtone contemporain dans le courant postmoderne et insistent sur la dimension signifiante de l’expérience autochtone face à la situation écologique contemporaine. Robert Houle, également commissaire, adopte une position plus polémique. Il souligne les paradoxes entre l’art contemporain autochtone, lequel rend hommage aux patrimoines ancestraux, et la conception occidentale de l’art moderne fondée sur le rejet de la tradition. Il signale, de plus, les contradictions entre les grandes expositions de 1992 et les structures de pouvoir au Canada[6].

Solidarités autochtones transnationales

L’inclusion dans Terre, esprit, pouvoir de Quebranto, une installation réalisée par un artiste autochtone de la Sierra Madre occidentale, participe finalement au mouvement de solidarités transnationales, au-delà des seules frontières canadiennes. Au cours des décennies 1980 et 1990, Cisneros est invité à présenter des œuvres dans plusieurs expositions regroupant des artistes autochtones du Canada et d’ailleurs dans le monde. En 1990, lors des événements organisés par l’Om niiak Native Arts Group pour l’UNESCO, Lance Belanger l’invite à se joindre à l’atelier Indigenous Workshop on the Arts[7]. De telles solidarités autochtones transnationales qui visent à rectifier un héritage de conquête au sein même de l’espace muséal n’auront de cesse de se consolider au fil des ans. Aujourd’hui, elles se concrétisent et se prolongent dans des expositions telles que Sakahàn : Art indigène international (2013) et, plus récemment, Àbadakone. Feu continuel (2019-2020) toutes deux organisées dans le cadre de la quinquennale que consacre maintenant le Musée des beaux-arts du Canada aux arts autochtones contemporains.

 

 

À propos de l’auteur

Spécialiste des modernismes, Edith-Anne Pageot s’intéresse aux logiques transculturelles et transnationales qui traversent les modes de production et d’exposition des objets d’art. Elle a coréalisé le premier Massive online open course (MOOC) en français sur les arts autochtones, Ohtehra’ l’art autochtone aujourd’hui (2022 -).  Elle est coéditrice du livre L’art et l’éducation dans un monde en mutation (2023). Elle a publié de nombreux articles scientifiques, parmi les plus récents mentionnons : « Trouble dans le positivisme, la création en tant que recherche Le cas de La zona del silencio », RACAR revue d’art canadienne/Canadian Art Review (2023), « Le programme Matériaux traditionnels et artisans visiteurs au Collège Manitou : un modèle de transdisciplinarité » dans L. Vigneault (dir.) Créativités autochtones actuelles au Québec (2023), Pageot, E.A. et P.E. Latouche, « Genèse d’un projet de construction de maisons à l’énergie solaire au Collège Manitou, un prototype novateur? » Revue d’études autochtones (2021-2022). Edith-Anne Pageot est coéditrice de la revue Le Carnet. Histoires de l’art au Québec. Elle est professeure au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, chercheuse régulière au sein de l’IREF, du CRILCQ et chercheuse associée du CIÉRA.

 

 

Pour aller plus loin

Cisneros, Domingo. La Guerre des fleurs – Codex Ferus. Montréal: Mémoire d’encrier,  2016.

De Lacroix, Priscille. « Exposer, diffuser, faire entendre sa voix. Présence de l’art contemporain autochtone au Québec entre 1967 et 2013 ». Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2016.

Hill, Greg, Candice Hopkins, et Christine Lalonde. Sakahàn art indigène international. Ottawa : Musée des beaux-arts du Canada, 2013.

Hill, Richard William. « Nine Group Exhibitions That Defined Contemporary Indigenous Art ». Canadian Art, 28 juillet 2016. https://canadianart.ca/essays/9-group-exhibitions-that-defined-contemporary-indigenous-art.

Nemiroff, Diana, Robert Houle, et Charlotte Towsend-Gault. Terre, esprit, pouvoir. Les premières nations au Musée des beaux-arts du Canada. Ottawa : Musée des beaux-arts, 1992.

Pageot, Edith-Anne. « Figure de l’indiscipline. Domingo Cisneros, un parcours artistique atypique». RACAR. Revue d’art canadienne/Canadian Art review 42, no. 1 (2017) : 5-21.

Pageot, Edith-Anne. « L’art autochtone à l’aune du discours critique dans les revues spécialisées en arts visuels au Canada. Les cas de Sakahàn et de Beat Nation ». Muséologies 9, no. 1 (2018) : 81-96.

Phillips, Ruth. Museums Pieces: Toward the Indigenization of Canadian Museums. Montréal : McGill-Queen’s University Press, 2011.

Rice, Ryan. « Presence and Absence: Indian Art in the 1990s ». Dans Definition of Visual Culture V: Globalization and Postcolonialism. Actes du colloque organisé par le Musée d’art contemporain de Montréal, 5–6 octobre 2001. Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 2002.

Sioui Durand, Guy. « Les tourbillons de l’art amérindien au Québec
L’apartheid muséal : une piste piégée ». Esse Art + Opinions 45 (2002). https://esse.ca/fr/les-tourbillons-de-lart-amerindien-au-quebec-lapartheid-museal-une-piste-piegee.

Sioui Durand, Guy. « Résurgence de l’art amérindien ». Dans L’art comme alternative. Réseaux et pratiques d’art parallèle au Québec, 1976-1996, 198-201. Sociologie critique. Québec : les éditions Interventions, 1997.

Sleeper-Smith, S. Contesting Knowledge : Museums and Indigenous Perspectives. Lincoln : University of Nebraska Press, 2009.


  1. Edith-Anne Pageot, « Figure de l’indiscipline. Domingo Cisneros, un parcours artistique atypique », RACAR. Revue d’art canadienne/Canadian Art review 42, no. 1 (2017) : 5-21.
  2. « Subimos del entresuelo y horadamos sus cimientos, reptando por muros, puertas y ventanas. Así estamos ». Notes manuscrites. Archives particulières de Domingo Cisneros.
  3. Domingo Cisneros, La Guerre des fleurs – Codex Ferus (Montréal: Mémoire d’encrier, 2016), 14.
  4. Guy Sioui Durand, Guy, « Résurgence de l'art amérindien », dans L'art comme alternative. Réseaux et pratiques d'art parallèle au Québec, 1976-1996. Sociologie critique. (Québec : les éditions Interventions, 1997), 198-201; Guy Sioui Durand, « Les tourbillons de l’art amérindien au Québec. L’apartheid muséal : une piste piégée ». Esse Art + Opinions 45 (2002). https://esse.ca/fr/les-tourbillons-de-lart-amerindien-au-quebec-lapartheid-museal-une-piste-piegee; Priscille De Lacroix, « Exposer, diffuser, faire entendre sa voix. Présence de l’art contemporain autochtone au Québec entre 1967 et 2013 » (Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2016).
  5. « 500 Años fueron necesarios para que te acordaras de nosotros. Relegados a las regiones de las sombras y el olvido, tales fantasmas estamos regresando a la noche de tu conciencia, por un año, gracias a tu fascinación por aniversarios. Gracias. Aprovechemos la ocasion ». Notes manuscrites. Archives particulières de Domingo Cisneros.
  6. Diana Nemiroff, Robert Houle et Charlotte Towsend-Gault, Terre, esprit, pouvoir. Les premières nations au Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa : Musée des beaux-arts, 1992).
  7. « To reflect mutual concerns affecting our artistic production as Indigenous peoples of the world. What I feel that has is equally important will be our attempt to create specific projects that will carry our collectivity further into the future ». Lettre de Lance Belanger, Om niiak Native Arts Group, UNESCO, à Domingo Cisneros, dans le cadre de la Décennie mondiale du développement culturel, Ottawa, 18 juin 1990. Archives particulières de Domingo Cisneros.

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