Le célèbre musée du Gopher Hole, à Torrington, Alberta (1996—)

par Lianne McTavish

A display box holding two stuffed and costumed gophers, each tugging on the stuffed body of a third small mammal, in front of a painted backdrop of the former Torrington Village Office.
Diorama G.A.G.S., Musée du Gopher Hole, Torrington, Alberta. Photographie : smithco. CC BY-NC-SA 2.0.

Le musée du Gopher Hole est certainement célèbre dans le monde entier. Situé dans un hameau du sud de l’Alberta, et ouvert uniquement pendant les mois d’été, le petit musée attire quelque 6 000 touristes par année, dont beaucoup viennent de l’étranger. Depuis sa création en 1996, le Gopher Hole Museum de Torrington a fait l’objet de reportages dans les journaux, de films qui ont obtenu des prix, de documentaires, d’articles scientifiques et de sites Web de fans. Les touristes empruntent les routes secondaires de l’Alberta rurale pour trouver l’emplacement. Des droits d’entrée de 2 $ permettent de traverser une galerie sombre pour jeter un coup d’œil à l’intérieur d’une série de dioramas colorés mettant en vedette des spermophiles – aussi connus sous le nom d’écureuils terrestres de Richardson – empaillés, habillés et disposés de manière à présenter le cadre de la vie dans une petite ville. Les décors laissent voir l’ancien salon de beauté, la salle de billard et le restaurant de Torrington, ainsi que la piste de curling et le terrain de jeu actuels. Ces représentations sont amusantes, mais elles sont aussi complexes. Les dioramas remodèlent les pratiques muséales conventionnelles pour remettre en question les hypothèses de longue date sur le rôle d’autorité que jouent les musées et leur fonction éducative. La prise au sérieux du Gopher Hole Museum s’inscrit dans un mouvement plus large d’études critiques des musées, qui se détache d’une approche consacrée exclusivement aux grands musées urbains pour tenir compte de la contribution des musées communautaires présents dans de nombreuses petites villes et zones rurales d’Amérique du Nord.

Débat de spermophiles

Le musée du Gopher Hole acquiert une certaine notoriété avant même son ouverture officielle. En 1995, des représentants de l’organisme de défense des animaux People for the Ethical Treatment of Animals (PETA), envoient des lettres de protestation au maire de Torrington, demandant que des modèles préfabriqués soient utilisés dans les expositions, plutôt que les cadavres naturalisés de spermophiles. Les organisateurs du musée ripostent en faisant parvenir à PETA une carte conseillant à ses membres de « se faire empailler ». La controverse qui s’ensuit est couverte par les médias du monde entier, suscitant l’envoi de lettres en faveur ou contre le nouveau musée de Torrington en provenance de pays aussi lointains que l’Allemagne ou le Japon. Le diorama présenté ci-dessus commémore ce débat. Deux spermophiles se livrent à un bras de fer avec le corps d’un troisième animal. L’un des deux spermophiles, qui représente le maire de Torrington, arborant gilet de marine, nœud papillon et chapeau haut de forme dans une tenue conservatrice du dix-neuvième siècle affirme : « This one is needed for the museum [Celui-ci est nécessaire pour le musée] », tout en se tiraillant avec son rival, un spermophile barbu « hippie », paré d’une longue queue de cheval et d’un poncho violet, qui clame : « Save the endangered species!! [Sauvez les espèces menacées!!] » Un écriteau fait à la main près du spermophile hippie annonce son affiliation à G.A.G.S., ou Gophers Against Getting Stuffed [Spermophiles contre l’empaillage]. Le spermophile hippie tente de s’emparer non seulement de l’animal qu’il agrippe, mais aussi du droit de déterminer sa signification.

Les villageois qui ont créé le musée, se sont procuré des spermophiles vivants et morts et ont réalisé le diorama ont insisté sur leur connaissance directe des spermophiles, affirmant que ces animaux, loin d’être en voie de disparition, sont au contraire abondants dans toute la région et endommagent régulièrement les cultures et le bétail avec leurs terriers. En même temps, les fondateurs du musée ont exposé les lettres de protestation à côté du diorama G.A.G.S., permettant aux visiteurs de les lire et de se faire leur propre opinion sur la question. Cette ouverture d’esprit est manifeste dans tout le musée, qui ne comporte ni étiquettes explicatives ni récit unifié. Les visiteurs participent à la production de sens, tout en discutant avec les sympathiques bénévoles du musée et en prenant autant de photos qu’ils le souhaitent. Le musée du Gopher Hole assume son rôle de lieu de débat, de sociabilité et de plaisir, tout à l’opposé de la position réservée et autoritaire souvent adoptée par les grands musées urbains qui visent à « améliorer » les visiteurs.

Agrandir le musée

« Ce n’est pas le Louvre! » Ce commentaire d’un internaute sur Tripadvisor prévient les touristes de ne pas s’attendre à une structure grandiose remplie de précieux objets d’art ou de documents d’archives lorsqu’ils visiteront le musée du Gopher Hole. Ce musée non conventionnel a été conçu principalement pour attirer les gens à Torrington et soutenir son économie. Malgré l’absence d’objets historiques importants, le musée préserve le patrimoine rural de la région en commémorant le passé de Torrington en tant que centre agricole dynamique. Les habitants actuels et anciens de la localité reconnaissent les détails historiques spécifiques de presque tous les dioramas. La dispute entre les spermophiles, par exemple, se déroule devant l’ancien bureau du village tel qu’il était de 1979 à 1997, avant de devenir vacant suite à la dissolution administrative du village pour qu’il devienne un hameau. Bien que la plupart des bâtiments de la région, notamment les silos à grains représentés dans un autre diorama, soient aujourd’hui démolis, ils revivent de manière amusante au sein du musée du Gopher Hole, aux côtés des scènes de pique-niques communautaires, de défilés de mode et de ventes de garage qui coloraient Torrington chaque année lorsque que le village comptait une population plus grande.

Les gens qui ne sont pas de l’endroit peuvent ne pas être conscients du rôle important que joue le musée dans la communauté. Plusieurs touristes perçoivent d’abord les expositions comme étant bizarres, étranges ou pittoresques, renforçant ainsi les stéréotypes qui placent les populations rurales en marge de la modernité et du progrès. Pourtant, lorsqu’ils font part de leur expérience du musée du Gopher Hole, de nombreux internautes soulignent les compétences requises pour produire les dioramas, tout en admirant la capacité d’adaptation et la résilience des habitants de Torrington. Bien qu’interloqués par les expositions du musée du Gopher Hole, la plupart des visiteurs saisissent l’occasion de reconsidérer l’idée qu’un musée doive nécessairement être empli d’objets historiques dont la signification est expliquée par des spécialistes.

Exterior of a one-storey building with white siding and a green steel roof. The side of the building is hand-painted with the museum name and a colourful image of a gopher wearing a shawl, glasses and long dress, seated in a rocking chair near young gophers and knitting.
Vue de l’extérieur du célèbre musée du Gopher Hole, Torrington, Alberta. Photographie : Mack Male, Edmonton, Alberta. CC BY-SA 2.0.

Musées d’histoire naturelle, genre et fait main

Le musée du Gopher Hole est, d’une certaine manière, traditionnel, car il fait allusion aux débuts de l’histoire des musées au Canada, inspirés par les conventions muséales coloniales largement développées en Europe et au Royaume-Uni. Les spermophiles naturalisés rappellent le contenu des musées d’histoire naturelle créés au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle dans les villes et les petits villages. Autodidactes, ces créateurs de musées cherchaient à promouvoir les ressources locales en présentant au public des mammifères et des oiseaux naturalisés ainsi que des insectes, des minéraux, des fossiles, des plantes séchées et des échantillons de bois. Ces musées d’histoire naturelle proposaient souvent des dioramas dans lesquels les animaux naturalisés étaient campés dans des paysages recréés conçus pour imiter la nature. À l’opposé, les dioramas du musée du Gopher Hole anthropomorphisent les spermophiles empaillés, les présentant comme des êtres humains dans un cadre artificiel plutôt que naturel. Les dioramas soulignent ainsi la construction délibérée de la nature, tout en laissant entendre que les musées sont également produits culturellement, et ne sont pas des organisations monolithiques qui présentent au public des vérités immuables sur le monde.

Les dioramas de Torrington ont été en grande partie produits par des femmes de la région, un aspect genré évoqué par la figure maternelle d’un spermophile en train de tricoter représentée sur le mur extérieur du musée du Gopher Hole. Cette référence au travail des femmes dans une œuvre peinte à la main, témoigne de leur rôle dans la création des premiers musées au Canada, y compris les musées d’histoire naturelle. Les femmes membres des sociétés d’histoire naturelle participaient à la collecte et à la disposition des objets exposés, et organisaient des événements de levées de fonds pour les musées. Le musée du Gopher Hole perpétue cette tradition en proposant dans sa boutique-cadeaux des costumes de spermophiles et autres articles fabriqués à la main par les villageoises. Cette célébration des habiletés et des valeurs propres aux femmes de milieu rural rappelle leur rôle dans la création d’organisations culturelles qui soutiennent la communauté.

Conclusions

Le musée du Gopher Hole de Torrington est inventif, drôle, ouvert et stimule le débat critique. Il remet en question les idées reçues sur ce que sont et ce que devraient devenir les musées, tout en célébrant le savoir et les habiletés des membres de la communauté locale, notamment les femmes issues de milieux ruraux, qui préservent le patrimoine de leur localité en reformulant l’histoire des premiers musées au Canada.

 

 

À propos de l’auteure

Lianne McTavish est professeure au programme d’histoire de l’art, design et culture visuelle du Département d’art et de design de l’Université de l’Alberta. Ses cours portent sur la culture visuelle des débuts de l’ère moderne et sur la théorie critique des musées. Ses travaux de recherches ont été financés, entre autres, par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et par les Fiducies Killam. McTavish a publié de nombreux articles et dirigé des collections d’ouvrages. Elle est également l’auteure de quatre monographies, dont Defining the Modern Museum (University of Toronto Press, 2013) et Voluntary Detours : Small-Town and Rural Museums in Alberta (McGill-Queen’s University Press, 2021). Elle assure régulièrement le commissariat d’expositions d’art contemporain.

 

 

Pour aller plus loin

Candlin, Fiona, Micromuseology: An Analysis of Small Independent Museums, Londres, Bloomsbury, 2016.

Bennett, Tony, The Birth of the Museum: History, Theory, Politics, New York, Routledge, 1995.

Furniss, Elizabeth, The Burden of History: Colonialism and the Frontier Myth in a Rural Canadian Community, Vancouver, UBC Press, 1999.

Lehrer, Erica, Cynthia E. Milton et Monica E. Patterson, Curating Difficult Knowledge: Violent Pasts in Public Places, Houndmills, Palgrave Macmillan, 2011.

Levin, Amy, Defining Memory: Local Museums and the Construction of History in 

America’s Changing Communities, New York, Altamira Press, 2007.

Lowenthal, David, « Fabricating Heritage », History and Memory, vol. 10, no 1, printemps 1998, p. 5-24.

McTavish, Lianne, Defining the Modern Museum: A Case Study of the Challenges of Exchange, Toronto, University of Toronto Press, 2013.

McTavish, Lianne, Voluntary Detours: Small-Town and Rural Museums in Alberta, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2021.

Phillips, Ruth, Museum Pieces: Toward the Indigenization of Canadian Museums, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2011.

Smith, Laurajane, Uses of Heritage, New York, Routledge, 2006.

Wakeham, Pauline, Taxidermic Signs: Reconstructing Aboriginality, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.

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