Pariah [Paria] (2008)

par Loren Lerner

Marion Wagschal, Pariah, 2008. Acrylique sur toile, 39 x 36 cm. Collection privée.

L’une des premières à donner des cours de peinture et de dessin à l’Université Concordia, l’artiste montréalaise Marion Wagschal (1943-) y enseigne pendant trente-sept ans. Artiste féministe, soucieuse d’outiller les femmes artistes et de valoriser les façons dont les femmes vivent leurs expériences, elle développe un cours d’arts plastiques sur les femmes et la peinture. Tout au long de sa carrière, Wagschal ne cesse d’explorer la figure humaine. « Le corps, estime-t-elle, est une sorte de champ de bataille où se déroulent les luttes pour la survie – politique, physique, environnementale, psychologique. Le corps est une carte de la vie vécue[1] ». Les moments intimes la fascinent; des portraits, non pas des grand événements, mais de la banalité du quotidien. Elle n’idéalise ni ne romance jamais le corps; ses figures sont plutôt suggestives des limitations et des promesses de l’être humain.

À la fin de la soixantaine, Wagschal commence à s’intéresser à sa propre expérience du vieillissement. Pariah [Paria], 2008, est un autoportrait dans lequel elle se tient seule dans un espace sombre, à l’écart des autres personnes qui font la fête. Figure pitoyable, opulente et informe, Wagschal se compare à la belle femme au loin, entourée de potineuses à l’apparence de renards. La femme, qui est peut-être le souvenir que l’artiste conserve de la jeune version d’elle-même, la dévisage d’un air entendu, comme pour dire : « Regarde ce que tu es devenue avec les années, une paria ». Wagschal scrute obstinément derrière son masque en forme de bec, ses yeux d’insecte s’écarquillant en réponse au coup d’œil perçant de la femme, véritable bouffon désadapté qui a revêtu un lamentable costume de clown trop grand en guise d’armure.

Giovanni Domenico Tiepolo, Punchinello’s Children Begging for Sweets [Les enfants de Polichinelle demandent des bonbons], planche n° 17 de la série Divertimento per li regazzi [Divertissement pour les enfants], v.1800. Plume et encre marron, pinceau et lavis marron sur craie noire, 35,2 x 47,0 cm. Fine Arts Museums of San Francisco. Wikimedia Commons.
Tiepolo a transformé Polichinelle en une personne sympathique. Dans un monde de Polichinelles, il grandit, se marie, a des enfants, meurt et est enterré. Au cours de sa vie, il observe des ouvriers au travail, prépare la polenta, va au cirque, est injustement emprisonné et vient près d’être exécuté. Les peintures et les dessins que Tiepolo a consacrés à Polichinelle ne suivent pas une narration linéaire, mais proposent plutôt plusieurs histoires qui se déroulent à des périodes différentes.
Jean-Antoine Watteau, Pierrot, v.1718-1719. Huile sur toile, 184,5 x 149,5 cm. Musée du Louvre, Paris. Wikimedia Commons. Pierrot est un ajout français aux personnages types de la commedia dell’arte italienne. Bien que les traits du clown ne ressemblent pas à ceux de Watteau, Pierrot pourrait être vu comme un autoportrait de l’artiste, une sorte d’allégorie de son tempérament. Les contemporains de Watteau le décrivaient comme quelqu’un de lunatique, qui avait tendance à s’autodénigrer et qui était mal à l’aise en société.

Pariah émerge du mélange de pensées et de sensations qu’éprouvent Wagschal. Ce courant de conscience exprime le flot d’impressions visuelles et sonores qui s’échappent de l’esprit d’une personne. Wagschal a décrit ce processus lors d’un entretien : « Il y a beaucoup d’éléments dans mon art, ma propre vie, ma propre interprétation, l’ensemble de mes propres circuits, ma propre volonté. […] Lorsque vous êtes artiste, vous incorporez constamment tout cela ensemble en un grand tourbillon[2]. » Le masque de Pariah renvoie à une série de peintures et de dessins que Tiepolo a consacrée à Polichinelle, le personnage grotesque et vulgaire de la commedia dell’arte, tel qu’il paraît dans le théâtre d’improvisation des rues italiennes du début du dix-septième siècle. Wagschal a été attirée par Polichinelle et son masque, qui fait de lui un être à part, refusant de se conformer aux modes de pensée ou de comportement conventionnels.  Pariah rappelle également le Pierrot de Watteau, v.1718-1719, une toile dépeignant un clown vêtu d’un costume lourd et encombrant, dont le regard perçant toise la personne spectatrice d’un air de tristesse et de défi.

Wagschal travaille de manière intuitive pour extraire de sa mémoire différentes catégories de souvenirs : des impressions visuelles de tableaux, de dessins, de photographies et de bandes dessinées; des images mentales d’événements vécus auparavant; et des souvenirs vocaux d’histoires sur sa famille entendues dans son enfance. L’artiste a mis des mois à parfaire Pariah. Elle a retravaillé la peinture encore et encore jusqu’à ce qu’elle arrive à une image d’où émane suffisamment de présence pour achever l’œuvre[3]. Sa toile révèle le processus de fabrication de l’art, perceptible, entre autres, dans les touches de couleur rose et grise sur le costume blanc de la paria et dans les lignes noires finement dessinées qui délimitent les formes des personnages et des espaces.

Brood of Serpents [La couvée de serpents]. « Le symbole du Juif est le ver, non sans raison. Il cherche à s’insinuer sournoisement pour avoir ce qu’il veut », Der Stürmer, no 40, septembre 1934. German Propaganda Archive, Calvin University, Grand Rapids, MI.
Il s’agit d’une caricature de couverture du magazine Der Stürmer de Julius Streicher, publié de 1923 à 1945. Streicher était l’un des premiers partisans d’Adolf Hitler.  Les caricatures du magazine Der Stürmer étaient placardées dans les vitrines des commerces partout en Allemagne.

De manière éloquente, Pariah n’est pas seulement liée à Tiepolo et à Watteau, mais aussi au concept de paria, nommément, le peuple juif en tant que peuple paria, exclu de l’humanité. Des caricatures antisémites malveillantes de personnes juives au long nez en forme de bec ressemblant à celui de la paria de Wagschal sont apparues dans des illustrations graphiques telles que Brood of Serpents [La couvée de serpents], publiée dans le journal allemand Der Stürmer en 1934. Ces caricatures ont joué un rôle clé dans la diabolisation du peuple juif et la diffusion de la propagande nazie qui faisait la promotion de la supériorité raciale et de l’antisémitisme pour justifier l’extermination de six millions de victimes juives européennes pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec Pariah, Wagschal exprime une conscience aiguë de son identité juive, en tant que fille de parents qui, pour échapper à l’Holocauste, ont fui sur l’île de Trinité, dans les Caraïbes. Wagschal y est née et y est demeurée jusqu’à l’âge de neuf ans avant d’immigrer à Montréal avec sa famille. Elle observe que sa mère parlait souvent de sa famille et de la vie en Allemagne : « Ils avaient des vies merveilleuses, ils étaient plutôt heureux et puis tout a complètement disparu[4] » L’œuvre de Wagschal est nourrie par de multiples associations, notamment le poids des souvenirs de sa mère sur des membres de sa famille assassinés pendant l’Holocauste.

Marion Wagschal, Big Mouth [Grande gueule], 2008. Acrylique sur toile, 39 x 36 cm. Collection privée.

Dans l’intimité de son foyer, le masque de Wagschal revêt, là aussi, certaines des caractéristiques négatives qui émanent du masque de Pariah. La toile Big Mouth [Grande gueule], 2008, montre Wagschal assise nue sur le bord de son lit, les draps froissés derrière elle comme si elle venait de se lever après une nuit d’insomnie. De petits cailloux noirs giclent de sa bouche, symboles des pensées et des sentiments irritants qui explosent. Sa pose révèle les signes de l’âge – chair flasque, hanches larges et ventre rebondi. Big Mouth, tout comme Pariah, insinue que la vieillesse est une absence, le résultat d’une invisibilité sociale et d’un vide personnel. Autrefois jeune et bien visible, la femme âgée est méprisée par une société obsédée par la jeunesse, ce qui l’amène à devenir psychologiquement dépressive et seule. Dans Big Mouth, Wagschal se représente assise comme un homme, jambes écartées et main appuyée sur la cuisse. La tête rase, chaussée de pantoufles bottines, elle dégage une sexualité ambiguë, plus masculine que féminine. La dureté et la colère de l’homme deviennent ici un mécanisme de défense.

Dog Bath [Le bain du chien]

Marion Wagschal, Dog Bath [Le bain du chien], 2008. Huile sur toile, 28 x 36 cm. Collection privée.

Si dans les pièces Pariah et Big Mouth, le masque déclenche des associations franchement négatives, il en est autrement dans Dog Bath, 2008, où l’utilisation du masque incarne une image positive de soi. Dans l’intimité de son bain, Wagschal n’est plus un corps vieillissant. Elle est plutôt une femme âgée et une artiste qui habite un corps qui crée constamment. Dog Bath est à la fois tendre et satirique, opposant les souvenirs tendres que Wagschal garde des chiens avec lesquels elle a grandi à l’expression « old dog », un terme de mépris envers les femmes indésirables, équivalent à « vieille guenon » en français. Lorsqu’elle se penche depuis la baignoire pour caresser doucement son animal, les yeux du chien expriment la sympathie et l’amour infini. Dans ce tête-à-tête entre le chien et la femme, alors que Wagschal laisse son corps répondre aux sensations d’appartenance à l’ordre naturel de la vie, elle se connecte à son esprit animal. Dans cette manifestation, le masque ne ressemble plus au bec d’un oiseau de proie, mais évoque plutôt le long nez poilu d’un animal de compagnie amical.

L’expérience du vieillissement chez la femme artiste

Pariah, Big Mouth et Dog Bath sont trois œuvres de Wagschal qui exposent les complexités inhérentes de la création d’images liées à la femme vieillissante. Il s’agit notamment de la manière dont l’artiste représente son propre vieillissement physique, des choix qu’elle fait pour dissimuler son identité et de la manière dont le vieillissement peut englober plusieurs identités.  Un certain nombre de thèmes se dégagent de l’examen des œuvres de Wagschal : la façon dont les femmes vivent la vieillesse; les effets du genre et du vieillissement sur les normes culturelles et l’identité collective, ainsi que l’impact du vieillissement sur le respect de soi et la dignité à un âge avancé. Ces thèmes n’expriment pas seulement la signification du passage du temps et la valeur de la vie. À plus grande échelle, ils montrent comment l’histoire du vieillissement et l’histoire d’être une femme artiste plus âgée sont interreliées.

 

 

À propos de l’auteure

Loren Lerner, professeure émérite d’histoire de l’art à l’Université Concordia, s’intéresse aux femmes artistes, à la représentation des enfants et des jeunes dans l’art, aux interrelations entre la culture textuelle et visuelle et aux réponses artistiques à l’Holocauste. Parmi les publications récentes de Lerner, citons « François-Marc Gagnon et ses publications » dans François-Marc Gagnon et l’art au Québec : Hommage et parcours, 2021; « The Ethical Development of Boys in Rousseau’s Emile and Jean-Baptiste Greuze’s Artworks » dans Lumen, vol. 32, 2021; « The Infant, the Mother, and the Breast in the Paintings of Marguerite Gérard » dans Romanticism and the Cultures of Infancy (2020); « Youth and Sunlight : Reflections of Childhood » dans Canada and Impressionism : New Horizons, 1880-1930, 2019; « The Manipulation of Indigenous Imagery to Represent Canadian Childhood and Nationhood in 19th Century Canada » dans Nineteenth Century Childhoods in Interdisciplinary and International Perspectives, 2018; et « William Notman’s Home Library : Discovering Underlying Meaning in the Portrait Photograph » dans À la recherche du savoir : nouveaux échanges sur les collections du Musée McCord / Collecting Knowledge: New Dialogues on McCord Museum Collections, 2016.

 

 

Pour aller plus loin

Arendt, Hannah, Le Juif comme paria : Jewish Identity and Politics in the Modern Age, New York, Grove Press, 1978.

Biggs, Simon, « Age, Gender, Narratives, and Masquerades », Journal of Aging Studies, vol. 18, no 1, 2004, p. 45-58.

Campbell, James D., « Marion Wagschal : Private Views and Paintings », C Magazine, vol. 107, 2010, p. 52-53.

Filmore, Sarah, Ray Cronin, Thérèse St-Gelais, Stéphane Aquin et Marie-Eve Beaupré, Marion Wagschal, catalogue d’exposition, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal / Halifax, Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse, Montréal, Battat Contemporary, 2015, 115 p.

Lerner, Loren, dir., Afterimage: Evocations of the Holocaust in Contemporary Canadian Arts and Literature / Rémanences: Evocations de l’Holocauste dans les arts et littérature canadiens contemporains, Montréal, Institute for Canadian Jewish Studies, Université Concordia, 2002, 269 p.


  1. Frankie Mathieson, « The Feminist Painter’s Bold Oeuvre Comes to Life in a New Exhibition Celebrating Canada’s Leading Female Artists », AnOther, 4 février 2016, https://www.anothermag.com/art-photography/8281/a-closer-look-at-the-confessional-works-of-marion-wagschal. Lors d’un entretien téléphonique avec Lerner le 13 décembre 2021, Wagschal a expliqué que l’idée du corps féminin comme champ de bataille est liée à l’œuvre Untitled (Your body is a battleground) [Sans titre (Votre corps est un champ de bataille)], 1989, de l’artiste féministe Barbara Kruger, une sérigraphie photographique de mots et d’images sur vinyle de 284,48 x 284,48 cm.
  2. Jake Moore et Loren Lerner, entretien avec Marion Wagschal lors de son exposition Private Views, FOFA Gallery, Université Concordia, 1er février 2010.
  3. Moore et Lerner, entretien avec Wagschal, 2010.
  4. Moore et Lerner, entretien avec Wagschal, 2010.
definition

License

Icon for the Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License

CanadARThistories Copyright © by Alena Buis; dsmither; ecavaliere; Jen Kennedy; Johanna Amos; and Sarah E.K. Smith is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

Share This Book