Murale de laine de Nouvelle-Écosse (1953)
par Hilary Doda
La fabrication de mythes est au cœur de l’histoire populaire, et le passé colonial du Canada se prête bien aux récits de la vie rurale bucolique. Une murale composée d’appliqués de laine réalisée au milieu du vingtième siècle en Nouvelle-Écosse dépeint une scène stéréotypée, illustrant trois saisons de la vie néo-écossaise pendant la période coloniale. À gauche, une jeune Acadienne se tient sous un pommier au printemps, entourée d’agneaux. Au centre, des loyalistes de l’Empire-Uni font un pique-nique dans le paysage bucolique d’un champ en été, leur village blottit contre les montagnes. À droite, en automne, un Écossais solitaire garde un troupeau de moutons dans les collines du Cap-Breton.
Au cours du dix-neuvième et du vingtième siècle, l’image que l’on donne des cultures fondatrices de la Nouvelle-Écosse est souvent celle de communautés en particulier : acadienne, anglaise, écossaise et, parfois, allemande. Cette vision omet cependant le peuple Mi’kmaq, qui habite la région depuis plus de 11 000 ans, et la communauté loyaliste noire, qui s’y établit entre 1782 et 1785 dans la foulée de la Révolution américaine.[1] La murale dépeint et véhicule le souvenir d’une Nouvelle-Écosse au passé entièrement blanc et européen. L’exclusion des personnes de couleur de l’image des nations fondatrices perpétue le racisme inhérent à la façon dont nous racontons l’histoire du Canada. Devant l’œuvre, la personne spectatrice est invitée à s’identifier à l’une des catégories démographiques représentées, et toute personne d’origine non blanche devient une personne étrangère racialisée – en étant non blanche, elle est explicitement exclue de l’idée d’être « néo-écossaise ».
En surface, cette image composite en tissu raconte une fable historique, la fiction d’une immigration et d’une colonisation pacifiques qui contraste avec l’histoire réelle de la région, marquée par la déportation, la guerre et le génocide. Mais ses fils tissés à la main recèlent de multiples récits sur la Nouvelle-Écosse, ses habitants et les perceptions de l’histoire. Et c’est tout à fait involontairement que cette grande murale textile, une œuvre d’art conçue à l’origine pour susciter l’intérêt envers les divers usages de la laine filée à la main, a contribué à changer le visage public de la Nouvelle-Écosse.[2]
Murale en appliqué
En 1953, à l’invitation de la Nova Scotia Sheep Breeders’ Association, Mary Black, alors présidente de la Handcrafts Division du Department of Trade and Industry de la Nouvelle-Écosse, organise à Truro, en Nouvelle-Écosse, une exposition d’articles faits de laine filée à la main. On demande également à Black qu’une œuvre d’art textile soit la toile de fond de l’exposition, une œuvre qui enseignerait l’histoire de l’élevage des moutons en Nouvelle-Écosse et mettrait en valeur la laine filée à la main. Elle confie à Bessie Bailey Murray la conception d’une murale en appliqué de laine néo-écossaise. L’objectif est double : représenter l’histoire et le caractère de la Nouvelle-Écosse, et encourager les femmes de la région à travailler avec de la laine produite sur place plutôt qu’avec des textiles achetés en magasin.
L’œuvre, qui devait à l’origine être un « petit panneau », a évolué au cours du processus de conception. Composée d’un assemblage de plus de cinquante pièces de tissu différentes, d’une multitude de couleurs et de motifs de tissage, la murale, qui compte des pièces créées par les tisseuses locales Joyce Chown et Vera Cummings, atteint une taille finale de près de 2,5 mètres de hauteur sur 4,3 m de longueur. La gamme de styles et de couleurs illustre le potentiel polyvalent de la laine dans une décennie où les fibres artificielles telles que le nylon gagnent du terrain et où l’élevage de moutons est en plein déclin. Les laines texturées et les costumes vieillots des figures ramènent la personne spectatrice au mode de vie « plus simple » prôné par les antimodernistes, un mode de vie qui fait l’éloge d’un narratif très précis du passé de la Nouvelle-Écosse.
Le berger vêtu de tartan dans le coin supérieur droit affine encore davantage ce mythe narratif. Il constitue également le premier exemple du tartan de la Nouvelle-Écosse, aujourd’hui omniprésent, faisant de la murale une œuvre d’importance historique, principale raison pour laquelle elle a été préservée. Pilier de la publicité touristique en Nouvelle-Écosse, le tartan cimente l’image de marque de la province, à la fin du vingtième siècle, en tant que région essentiellement écossaise. Le « petit Écossais » devait représenter l’ensemble des colons écossais de la province, mais au cours du processus de conception, Murray est devenue soucieuse de la façon dont il devait être habillé. De nombreuses familles écossaises établies en Nouvelle-Écosse sont restées attachées aux identités claniques et aux vieilles rivalités. Plutôt que de donner l’impression de favoriser un clan plutôt qu’un autre, Murray et la spécialiste des tartans Isabel MacAulay conçoivent un nouveau plaid original pour le kilt de la murale. Inspiré des couleurs de Terence Bay, le tartan bleu, vert, blanc et or voit sa popularité exploser sur la lancée de l’exposition. Deux ans plus tard, il est dûment désigné tartan officiel de la Nouvelle-Écosse, des milliers de mètres de tartan sont commandés, et la peinture murale elle-même devient une partie intégrante de la mémoire publique et du mythe de la Nouvelle-Écosse.
Les histoires du lieu et de la mémoire
Dans sa conception, la murale propose une vision de la Nouvelle-Écosse qui correspond à un narratif populaire au milieu du vingtième siècle. L’œuvre s’inscrit dans le sillage de ce que l’historien Ian Mackay a appelé le « tartanisme » de la province : une obsession commerciale à placer la culture écossaise au cœur du patrimoine des pionniers de la Nouvelle-Écosse, au détriment de la diversité des expériences vécues et des identités du reste de la population.[3] Les efforts du gouvernement, notamment, l’embauche d’un joueur de cornemuse vêtu du tartan de la Nouvelle-Écosse pour jouer à la frontière provinciale, assureront toutefois que le tartan, et la culture écossaise en général, deviennent des éléments importants de l’image nationale et internationale de la Nouvelle-Écosse.
Grâce en grande partie à ces efforts de marketing, le tartan devient le style de tissage traditionnel de la Nouvelle-Écosse.[4] Ce style remplace d’autres techniques, propres à des communautés autochtones ou à des collectivités de colons, qui étaient plus couramment utilisées dans la région avant les années 1950. Avec la culture écossaise élevée au-dessus de toutes les autres, et l’histoire du Cap-Breton redéfinie comme une île gaélique figée dans le temps, l’intérêt touristique pour la région s’accroît brusquement. Le petit Écossais et ses moutons deviennent la mascotte d’une patrie imaginaire, une déclaration de l’identité néo-écossaise fondée sur le concept construit d’un passé commun. L’histoire écossaise éclipse toutes les autres, produisant un récit laminé, écrasant toute diversité.
L’intention déclarée de la Nova Scotia Sheep Breeders’ Association est de mieux faire connaître un produit local qui perd du terrain sur le marché au milieu du siècle. Le sentiment antimoderniste de l’époque stimule l’attrait pour le marché des métiers d’arts et comme les objets artisanaux tels que les tapis crochetés de Chéticamp sont appréciés des touristes, le gouvernement provincial encourage et soutient financièrement la création d’autres produits d’art populaire par l’entremise du ministère du Commerce et de l’Industrie de la Nouvelle-Écosse.[5] La vente d’articles tissés comme des sous-plats ou des napperons est considérée comme une source potentielle de revenus pour les épouses et les filles de pêcheurs, qui sont encouragées à suivre des cours du département de l’Artisanat. La murale elle-même est commerciale, réalisée à l’aide des techniques artisanales du filage, de la teinture et du tissage, notamment, mais résulte en une œuvre d’art emblématique. Les tentatives de revitalisation du tissage au vingtième siècle mettaient principalement l’accent sur son potentiel artistique, souvent dans une esthétique folklorique.[6] L’imagerie de la murale s’inscrit dans cette esthétique nostalgique et se réfère à un idéal romancé de l’histoire des colons.
La murale exprime des idées très répandues, mais fausses, sur l’histoire du Canada et sur le passé culturel de la Nouvelle-Écosse. Le large éventail de tissages, de couleurs et de textures textiles employé par les conceptrices donne à l’image une qualité presque tridimensionnelle. Les récits incorporés aux représentations des premiers colons canadiens laissent place à l’interprétation, bien que notre lecture des images aujourd’hui doive se concentrer sur ce qui est absent, plutôt que sur ce qui est visible.
Fantaisie moderne d’un monde pré-moderne, la murale a servi de tremplin à l’image populaire de la Nouvelle-Écosse en tant que province de culture écossaise. Le tartan néo-écossais, créé pour la murale, fait autant partie de ce narratif que la représentation des colons blancs comme seule origine de la culture locale. La murale est une excellente démonstration des frontières fluides entre l’art et l’artisanat, de l’importance de l’art dans la création de nos perceptions de nous-mêmes, et des nombreuses façons dont les personnes autochtones et noires ont été rayées de l’histoire nationale canadienne.
À propos de l’auteure
Hilary Doda est professeure adjointe en études du costume à la Fountain School of Performing Arts de l’Université Dalhousie, où elle enseigne l’histoire mondiale du vêtement. Son programme de recherche porte sur la culture matérielle des vêtements et des textiles dans le monde atlantique du début de l’ère moderne. Titulaire d’un doctorat interdisciplinaire de l’Université Dalhousie, sa thèse se penche sur le développement de nouveaux vêtements traditionnels et la formation de l’identité coloniale acadienne avant la déportation. Ses publications récentes comptent un article dans la revue Acadiensis sur les objets de couture acadiens, un texte sur les éperons et la masculinité des débuts de l’ère moderne dans un recueil réunissant un ensemble d’essais, ainsi qu’un chapitre de livre sur les vêtements portés par Marie 1re lors de son investiture comme reine d’Angleterre. Ses projets actuels portent sur l’étude du tissage traditionnel au Cap-Breton et la poursuite de son travail sur les éperons et les masculinités.
Pour aller plus loin
Auther, Elissa, String, Felt, Thread: The Hierarchy of Art and Craft in American Art. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010.
Black, Mary E., New Key to Weaving: A Textbook of Hand Weaving for the Beginning Weaver, New York, Bruce Publishing Company, 1957.
Bryan-Wilson, Julia, Fray: Art and Textile Politics, Chicago, University of Chicago Press, 2017.
Germaná, Monica, « Historical Places of Interest, Books, Tourism and Advertising: Scottish Icons in Contemporary Halifax (Nova Scotia) », International Review of Scottish Studies, vol. 28, 2003, p. 22-46.
MacLeod, Eveline, et MacInnes, Daniel, Celtic Threads: A Journey in Cape Breton Crafts. Sydney, Sydney, N.-É, Cape Breton University Press, 2014.
Major, Marjorie, « History of the Nova Scotia Tartan », Nova Scotia Historical Quarterly, vol. 2, no 2, 1972, p. 191-214.
McKay, Ian, The Quest of the Folk: Antimodernism and Cultural Selection in Twentieth-Century Nova Scotia, Carleton Library Series, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1994.
McKay, Ian, « Tartanism Triumphant: The Construction of Scottishness in Nova Scotia, 1933-1954 », Acadiensis, vol. 21, no 2, 1992, p. 5-47.
McKay, Ian, et Robin Bates, In the Province of History: The Making of the Public Past in Twentieth-century Nova Scotia, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010.
Nova Scotia Handcrafts, Halifax, Nouvelle-Écosse, ministère de l’Éducation, 1971.
Parker, Rozsika, The Subversive Stitch: Embroidery and the Making of the Feminine, Londres, Bloomsbury Visual Arts, 1984.
Stanley, Timothy J., « Whose Public? Whose Memory? Racisms, Grand Narratives and Canadian History », dans To the Past: History Education, Public Memory, and Citizenship in Canada, Ruth Sandwell, dir., Toronto, University of Toronto Press, 2020, p. 32-49.
Wall, Sharon, « Antimodernism », in Canadian History: Post-confederation, par John Douglas Belshaw, section 10.3, Victoria, BC, BCcampus, 2016, https://opentextbc.ca/postconfederation/chapter/10-3-antimodernism.
- Voir Ian McKay et Robin Bates, In the Province of History: The Making of the Public Past in Twentieth-century Nova Scotia, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010. Voir notamment les pages 9-11. ↵
- Marjorie Major, « History of the Nova Scotia Tartan », Nova Scotia Historical Quarterly, vol. 2, no 2, 1972, p. 191-214. ↵
- Ian McKay, « Tartanism Triumphant: The Construction of Scottishness in Nova Scotia, 1933-1954 », Acadiensis, vol. 21, no 2, 1992, p. 5-47. ↵
- Monica Germaná, « Historical Places of Interest, Books, Tourism and Advertising: Scottish Icons in Contemporary Halifax (Nova Scotia) », International Review of Scottish Studies, vol. 28, 2003, p. 25, 35, 37. ↵
- Nova Scotia Handcrafts, Halifax, Nouvelle-Écosse, ministère de l’Éducation, 1971, p. 36. ↵
- Voir Mary E. Black, New Key to Weaving: A Textbook of Hand Weaving for the Beginning Weaver, New York, Bruce Publishing Company, 1957, et Eveline MacLeod et Daniel MacInnes, Celtic Threads: A Journey in Cape Breton Crafts, Sydney, N.-É, Cape Breton University Press, 2014. ↵
Œuvre d’art appliquée ou fixée de façon permanente à un plafond, un mur ou toute autre surface verticale permanente.
Technique de couture décorative qui consiste à coudre ensemble de petites pièces de tissu de formes et de motifs différents sur un support de tissu plus grand pour créer une image. L’ouvrage à l’aiguille ainsi obtenu comporte souvent des broderies ou autres décorations de surface.
une perspective selon laquelle le monde moderne est perçu comme trop compliqué et, à certains égards, trop facile, et qui trouve plus de valeur dans les modes de vie agricoles et l’esthétique des activités de subsistance.