L’îlot 100 de la rue West Hastings (2001)
par Gabrielle Moser
Comment se représenter un paysage urbain mouvant, constamment sur le point de disparaître? La photographie panoramique de 14 pieds de long de Stan Douglas, qui représente un îlot d’immeubles du quartier Downtown Eastside de Vancouver, répond à cette difficulté en documentant chaque bâtiment dans ses moindres détails. Mais ce qui est tout aussi important dans la photographie de Douglas, c’est ce qui est invisible et qui n’est pas capté par l’appareil photo : les sujets humains qui peuplent habituellement la rue, les pressions de la spéculation immobilière sur le logement et l’identité changeante de la ville à l’approche des Jeux olympiques de 2010. Bien que l’image soit une étude minutieuse d’un lieu spécifique, la photographie démontre l’impact sur Vancouver des forces mondiales qui façonnent les rues des villes du monde entier.
La gentrification, la protestation et le paysage
Pris de nuit et éclairé de façon théâtrale par des projecteurs, L’îlot 100 de la rue West Hastings offre une reproduction remarquable d’un îlot d’immeubles autrement banal. Le quartier dépeint a été qualifié de « code postal le plus pauvre du Canada » et marque l’endroit où des dizaines de femmes, dont un grand nombre de femmes autochtones, ont disparu (les restes de plusieurs d’entre elles ont été découverts dans la ferme du tueur en série Robert Pickton en 2002). Vancouver a prospéré au cours des dernières décennies grâce au commerce international et au succès des industries technologiques et cinématographiques, mais le quartier du Downtown Eastside contraste avec reste de la ville alors que la pauvreté, les sans-abris, la consommation de drogues et le commerce du sexe augmentent à mesure que le fossé entre les riches et les pauvres se creuse[1].
Assemblage numérique composé de vingt-et-une photographies distinctes, la vue panoramique de l’îlot d’immeubles de Douglas serait impossible à reproduire avec la vision naturelle. L’appareil photo étant dirigé directement vers la façade de chaque immeuble, l’image nous permet d’embrasser l’intégralité du paysage de la rue sans courber la ligne d’horizon ni détourner l’attention. Sa grande envergure nous incite à parcourir la rue du regard, attirant notre attention sur le fait que les hôtels, les prêteurs sur gage et les dépanneurs sont les commerces les plus courants qui subsistent, alors que six terrains sont soit à vendre, soit à louer par l’agent immobilier Fred Yuen, faisant allusion à la récession économique que connaît le quartier. Des panneaux faits à la main dans les vitrines annoncent la fin des soldes, les prêteurs sur gages proposent « d’acheter, de vendre ou d’échanger » des marchandises, les dépanneurs annoncent des GAB et des cigarettes bon marché, et deux caméras en circuit fermé surveillent le coin de la rue à gauche devant le Jaysons Food Market.
Au moment où Douglas réalise cette image, le quartier est cependant sur le point de vivre un autre changement sous l’impulsion des Jeux olympiques de Vancouver de 2010. Des débats féroces faisaient rage entre les habitants, les responsables de la ville et les promoteurs immobiliers sur la possibilité de « nettoyer » le Downtown Eastside à temps pour l’événement international, ainsi que sur l’avenir du grand magasin Woodwards, situé juste en face, derrière l’appareil photo de Douglas, qui avait fermé ses portes face à la concurrence des grandes surfaces américaines. Les habitants du quartier ont occupé le bâtiment qui l’abritait pour réclamer qu’il soit converti en logements abordables plutôt qu’en condominiums, ce qui donne lieu à un affrontement entre la police, les promoteurs et les militants locaux en 2002, connu sous le nom de Woodsquat. L’îlot 100 de la rue West Hastings ne dépeint pas ces événements, mais en portant une attention monumentale à un quartier dont l’avenir est contesté, l’image de Douglas soulève des questions sur la valeur du paysage pour les communautés locales (une communauté qui inclut l’artiste lui-même, son atelier ne se trouvant qu’à trois pâtés de maisons du site de la photographie).
Les corps absents et l’éthique de la photographie documentaire
Contrairement aux images photojournalistiques du quartier, qui montrent des trottoirs occupés par des voitures et des gens, Douglas photographie une rue West Hastings vide. Alors qu’il s’agit habituellement d’une rue animée, même tard dans la nuit, l’artiste a demandé l’autorisation de la ville pour en bloquer l’accès et photographier ses trottoirs vides de gens. En regardant attentivement l’image, on remarque des panneaux temporaires d’interdiction de stationner un peu partout sur les lampadaires.
En l’absence de sujets humains dans la scène, la photographie rappelle la documentation des plateaux de tournage hollywoodiens et les constructions en studio des façades des villes, en référence à l’historique de Vancouver en tant qu’Hollywood du Nord, un substitut abordable pour les villes américaines dans les films et les séries télévisées. Mais le fait de soustraire les habitants du quartier au regard de l’appareil photo est également une réponse aux questions qui se posent depuis des décennies sur l’éthique de la photographie de rue, en particulier lorsqu’il s’agit de documenter des quartiers où sévit la pauvreté. À l’époque où Douglas travaillait, le Downtown Eastside était souvent représenté dans les médias canadiens, mais alors que les photojournalistes tournaient souvent l’objectif de leur appareil vers les personnes sans domicile fixe du quartier, l’artiste les soustrait volontairement à la vue. En occultant les sujets humains de sa composition, Douglas se soustrait au risque de les revictimiser une seconde fois par le regard envahissant de l’appareil photo, comme le souligne la photographe Martha Rosler dans son ouvrage de référence sur l’éthique de la photographie documentaire dans le quartier de Bowery à Manhattan.
Certains des corps absents de l’îlot ont toutefois disparu de force, en raison de l’application par la police des lois contre le flânage, ou, de manière encore plus vile, en raison des surdoses de drogue ou des disparitions et des mort de femmes travaillant dans l’industrie du sexe. La capacité de Douglas à contrôler le mouvement des corps dans le paysage de la rue conduit plusieurs critiques à se demander si une dynamique de pouvoir problématique n’est pas toujours en jeu entre le photographe et ses sujets non photographiés. Il est révélateur qu’en 2003, le Prix du livre de Vancouver ait été décerné ex æquo à Heroines de Lincoln Clarkes – une série de photographies en noir et blanc, inspirées par la publicité de mode des années 1990, de femmes anonymes du quartier Downtown Eastside – et à un petit catalogue consacré à L’îlot 100 de la rue West Hastings produit par la Contemporary Art Gallery : une égalité qui témoigne de la forte émotion que suscite le Downtown Eastside dans l’imaginaire de la population. Alors que la photographie de Douglas représente un îlot d’immeubles sur le point d’être transformé par des acteurs invisibles (qu’il soit gentrifié sous l’action des promoteurs ou récupéré par la communauté), la série de Clarkes semble recentrer le destin du quartier sur les personnes qui y vivent, en exploitant le langage établi du photojournalisme pour montrer qu’elles sont des victimes.
Le photoconceptualisme de l’école de Vancouver
Quoique réalisée bien avant l’invention de l’outil Street View de Google, l’image de Douglas évoque une perspective similaire d’un îlot d’immeuble vu par la fenêtre d’une voiture. Ce point de vue n’est pas accidentel : le titre et la structure de la photographie de Douglas sont directement empruntés à un célèbre livre de photos, Every Building on the Sunset Strip (Tous les immeubles du Sunset Strip), de l’artiste conceptuel américain Ed Ruscha. Dans son livre plié en accordéon publié en 1966, Ruscha a pris des photographies en noir et blanc de tous les bâtiments du Sunset Strip de Los Angeles et les a placées côte à côte pour créer un panorama des deux côtés de la rue. Bien que Douglas emprunte le titre et la structure de Ruscha pour son image, son choix esthétique est étonnamment différent. Alors que Ruscha souhaite réaliser un document banal, en noir et blanc, sur l’architecture vernaculaire, en copiant la photographie amateur et en jouant le rôle du « non-artiste » pour remettre en question le discours faisant de l’artiste un génie, issu du formalisme moderniste, Douglas emprunte le langage visuel des studios de cinéma commerciaux pour capturer l’îlot d’immeubles dans ses moindres détails, en couleurs vives. De cette façon, la photographie de Douglas répond au flux d’idées entre les artistes conceptuels de la côte ouest, comme Ruscha, et les artistes du soi-disant photoconceptualisme de l’école de Vancouver.
L’une des caractéristiques de l’approche de l’école de Vancouver est l’utilisation de conventions cinématographiques dans les photographies d’art. L’éclairage théâtral utilisé dans l’image nocturne de Douglas serait familier à de nombreux habitants de Vancouver habitués à voir des équipes de tournage délimiter l’espace public pour tourner des émissions de télévision et des films. Mais contrairement à son contemporain, Jeff Wall, dont les photographies cinématographiques sont réalisées à Vancouver, mais ne sont pas censées représenter Vancouver (ni aucun endroit en particulier), dans les photographies de Douglas, le lieu joue son propre rôle. Détroit est Détroit, Cuba est Cuba, et Vancouver est Vancouver dans les études de Douglas sur le paysage urbain. Dans chacune de ces séries, il établit néanmoins un lien entre les conditions locales et les forces mondiales, démontrant la façon dont le paysage se transforme en réponse aux pressions de la mondialisation, du capitalisme et de la rénovation urbaine.
À propos de l’auteure
Gabrielle Moser est historienne de l’art, auteure et commissaire d’exposition indépendante. Elle a publié Projecting Citizenship : Photography and Belonging in the British Empire (Penn State University Press, 2019) et elle planche sur son deuxième livre, Citizen Subjects : Photography and Sovereignty in Post-War Canada (sous contrat avec McGill-Queen’s University Press). Elle est professeure adjointe d’esthétique et d’éducation artistique à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université York à Toronto, au Canada.
Pour aller plus loin
Burnham, Clint, « No Art After Pickton », Fillip 1, no 1, 2005, p. 1-3.
Douglas, Stan, dir., Vancouver Anthology: The Institutional Politics of Art, 2e éd., Vancouver, Or Gallery/Talon Books, 2009.
Mansoor, Jaleh, « Ed Ruscha’s ‘One-Way Street.’ » October, vol. 111 (hiver 2005), p.127-142.
Modigliani, Leah, Engendering an Avant-Garde: The Unsettled Landscapes of Vancouver Photo-Conceptualism, Manchester, Manchester University Press, 2018.
Moser, Gabrielle, « Phantasmagoric Places: Local and Global Tensions in the Circulation of Stan Douglas’s Every Building on 100 West Hastings », Photography & Culture, vol. 4, no 1 (mars 2011, p. 55-72.
O’Brian, Melanie, « Introduction: Specious Speculation », dans Vancouver Art & Economies, Melanie O’Brian, dir., Vancouver, Artspeak/Arsenal Pulp Press, 2007, p.11-26.
Roelstraate, Dieter, « Apparation Theory: Stan Douglas and Photography », dans Stan Douglas, Göttingen, Germany, Steidl, 2013, p. 103-109.
Roelstrate, Dieter et Scott Watson, dir. INTERTIDAL: Vancouver Art and Artists, Anvers, Musée d’Art Contemporain d’Anvers, 2005.
Rosler, Martha, « In, around, and Afterthoughts (on Documentary Photography) », dans The Contest of Meaning: Critical Histories of Photography, Richard Bolton, dir., Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1993, p. 303-341.
Ruins in Process: Vancouver Art in the Sixties, la Morris and Helen Belkin Art Gallery de l’Université de la Colombie-Britannique et la grunt gallery.
Shier, Reid, dir., Every Building on 100 West Hastings. Vancouver, Contemporary Art Gallery, 2002.
Sommers, Jeff et Nicholas Blomley. « The Worst Block in Vancouver » dans Every Building on 100 West Hastings, Reid Shier, dir., Vancouver, Contemporary Art Gallery, 2002, p. 19-58.
Wall, Jeff. « ‘Marks of Indifference’: Aspects of Photography in, or as, Conceptual Art », dans Reconsidering the Object of Art: 1965–1975, Ann Goldstein et Anne Rorimer, dir., Los Angeles, Museum of Contemporary Art, 1995, p. 247-267.
Watson, Scott. « Discovering the Defeatured Landscape », dans Vancouver Anthology, Stan Douglas, dir., Vancouver, Talonbooks/Or Gallery, 1991, p. 246-265.
- Jeff Sommers et Nicholas Blomley, « The Worst Block in Vancouver », dans Every Building on 100 West Hastings, Reid Shier, dir., Vancouver, Contemporary Art Gallery, 2002, p. 19-58. ↵
Qualifie une vue large et ininterrompue d’une scène qui semble entourer le spectateur.
Une publication, avec ou sans texte, où le message est transmis principalement par des photographies. Souvent assemblé ou édité par l’artiste.
Le photoconceptualisme de l’école de Vancouver décrit le travail d’un noyau d’artistes – notamment Roy Arden, Ken Lum, Jeff Wall et Ian Wallace, mais aussi parfois Stan Douglas et Rodney Graham – actif depuis la fin des années 1960 et qui a pris de l’importance au milieu des années 1980, dont les pratiques photographiques s’appuient sur l’héritage de l’art conceptuel, ainsi que sur la montée de la culture publicitaire, pour réaliser des photographies sur la pratique et le statut de la photographie elle-même, souvent dans le but de ramener le moyen d’expression à ses racines en tant que technologie de représentation. La photographie, a écrit un jour Wall, « doit continuer à offrir l’expérience de la représentation, de l’image ». Le terme « photoconceptualisme », qui ne dénote ni une école au sens propre ni une affiliation à une université ou une institution existante, a été inventé en 1989 par l’historien de l’art et commissaire d’expositions français Jean-François Chevrier, et reflète un point de vue extérieur sur la production photographique dans la ville à cette époque.