L’Asile provincial des lunatiques (Centre de toxicomanie et de santé mentale), Toronto (1850)

par Tara Bissett

Black and white lithograph showing a grand building with neo-classical features and a central dome. The building is set in a pastoral landscape on the edge of a lake. Boats float in the background. The sky shows clouds forming over the institution.
John Howard, lithographie développée à partir du dessin de conception original de Howard (publié par Scrobie & Balfour), 1850. Carte postale photographique. L’image a été reproduite dans de nombreux magazines et revues dans le but de donner une image idéalisée du bâtiment. On peut notamment observer que l’image suggère que le bâtiment est plus près du lac qu’il ne l’est en réalité. Reproduit avec la permission des Archives du CAMH, Toronto, ON.

La conception architecturale des établissements de santé mentale a été profondément influencée par l’évolution de la perception de la maladie mentale au fil du temps. Jusqu’au milieu du 19e siècle, la société canadienne cache la maladie mentale, et la responsabilité des personnes atteintes d’un trouble de santé mentale est laissée à leurs proches, aux prisons et aux soi-disant « maisons de fous ». Vers 1850, la pratique des soins en santé mentale en Amérique du Nord est remise en question et des réformes voient le jour, poussées par la demande pour des protocoles de traitement humains et hygiéniques, centralisés dans une seule institution. Ce mouvement conduit à la construction de l’Asile provincial des lunatiques à Toronto. Aujourd’hui connu sous le nom de Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH), le centre offre un éventail de service à la population torontoise. Érigé dans un quartier qui marquait autrefois l’extrémité sud-ouest d’une ville en plein essor, le CAMH se retrouve aujourd’hui dans la partie ouest du centre-ville de Toronto, où il sert de point de repère le long de l’une des principales artères de Toronto, la rue Queen Ouest. Le CAMH est témoin de l’évolution de la conception de la maladie mentale depuis le 19e siècle.

Réforme sociale

Connue comme « l’une des merveilles de l’Ouest », l’institution, située sur un espace vert d’une superficie de 20 hectares, accueillait autrefois la troisième plus grande population de patientes et patients en Amérique du Nord et était le seul établissement permanent de traitement psychiatrique du Haut-Canada[1]. Ce bâtiment néoclassique majestueux surmonté d’un dôme central, dont la construction est amorcée en 1846 selon les plans du célèbre architecte canadien John Howard, témoigne de la connaissance qu’avait ce dernier de la British National Gallery de Trafalgar Square à Londres, érigée moins de dix ans auparavant. Comme le musée, l’asile était une institution publique qui bénéficiait de l’autorité visuelle établie de l’architecture historique. Imposante structure en pierre de cinq étages, le bâtiment était doté d’une entrée orientée vers le nord et comportait un somptueux portique classique surmonté de colonnes massives, rappelant le Parthénon de la Grèce antique.

A colored postcard showing the facade of a sprawling 19th century institution with a central dome set within a grassy landscape. The view is diagonally angled towards the building, which is partially obscured by trees in various stages of early spring leaf out. Paths lead through the manicured green landscape. At the bottom-right of the postcard, the following is printed in black stamped text: Asylum for Insane. Queen West, Toronto, Ontario, Canada.
Valentine & Sons, carte postale photographique, 1910. L’image montre la façade centrale orientée vers le nord de l’asile (aujourd’hui le Centre de toxicomanie et de santé mentale) situé dans un paysage boisé. La carte postale porte la mention « Asylum for the Insane. Queen Street West, Toronto, Ont. Canada [Asile provincial des lunatiques. Rue Queen Ouest, Ont. Canada] ». Archives de la Bibliothèque publique de Toronto.

Incarnant la réforme sociale, conçu pour être admiré, l’asile fait sensation dès sa construction achevée. La conception de Howard s’inscrivait dans la lignée d’autres établissements psychiatriques sanctionnés par l’État qui revêtaient un caractère monumental, captant l’imaginaire collectif et devenant des symboles improbables de fierté citoyenne et d’émerveillement. Associé à des taux de guérison élevés, à l’espoir et à la modernité, l’asile provincial devient une destination touristique recherchée à Toronto, et on retrouve des lithographies et des aquarelles de l’établissement dans les magazines populaires et sur les cartes postales jusqu’au milieu du vingtième siècle.

Programme d’ordre et de contrôle

À peine deux décennies après sa construction, l’institution est surpeuplée et fait l’objet de plans d’agrandissement. L’architecte Kivas Tully flanque deux ailes de quatre étages au bâtiment d’origine de Howard pour former un complexe en U.

Tully ajoute des détails architecturaux qui insufflent une atmosphère domestique au bâtiment. Il brise la façade des nouvelles ailes pour créer l’illusion de maisons en rangée et il insère des fenêtre en baie, courantes dans les maisons de la fin du dix-neuvième siècle. Ces ajouts domestiques reflètent l’éthos de l’intérieur, qui cultivait l’atmosphère de la résidence victorienne. Les couloirs de l’asile sont longs, bien éclairés et exceptionnellement larges, servant de sentiers intérieurs et invitant aux interactions sociales sécuritaires : les longues lignes de vue évitent aux patients d’être surpris par des rencontres inattendues. Ceux-ci sont séparés par genre, une aile étant réservée aux femmes et l’autre aux hommes, disposant chacune d’un réfectoire et d’un salon pour socialiser, avec vue sur le paysage environnant. Avec un rôle adapté à la nouvelle structure domestique de l’établissement, le directeur de l’asile adopte une approche familiale à l’égard des ses patients plutôt qu’une approche punitive[2].

Cependant, le plan de l’asile reflète également les théories dominantes du Dr Thomas Kirkbride, psychiatre influent de l’époque, qui préconise un plan architectural permettant d’intégrer les principes de l’ordre et du contrôle au protocole de traitement. La plupart des résidents étaient confinés dans des pièces rappelant les cellules d’une prison; les patients atteints de maladies plus graves résidaient dans les ailes, loin du bâtiment central et parfois dans des hôpitaux fermés aménagés au sein de l’institution[3]. L’aile centrale, sous le dôme, était généralement interdite aux patients et était occupée par le surintendant, les bureaux administratifs et la chapelle. Le niveau supérieur du bâtiment original abritait des appartements de luxe coûteux munis de vérandas victoriennes. Occupées par des patients fortunés, ces chambres étaient séparées du reste du bâtiment par des escaliers qui menaient directement au rez-de-chaussée et permettaient une expérience privilégiée.

Le contrôle de l’activité des patients se traduit également par l’introduction de plusieurs dépendances qui apparaissent autour de l’institution principale vers la fin du dix-neuvième siècle. Ces bâtiments, qui comptaient un abattoir, une cuisine industrielle et des ateliers, étaient occupés par des patients-ouvriers. Selon la psychologie contemporaine de l’époque, l’activité en plein air et le développement d’une main-d’œuvre qualifiée faisaient partie intégrante du processus curatif, bien que ni les patients-ouvriers de l’asile ni ceux de la maison de correction Andrew Mercer, un ancien pénitencier pour femmes situé à proximité, n’aient été rémunérés pour leur travail. L’enceinte de maçonnerie d’origine, construite par les patients de l’asile, se dresse toujours aujourd’hui et a été désignée structure patrimoniale.

Nouveau visage pour le traitement de la santé mentale

Après la Seconde Guerre mondiale, un changement de perception de la maladie mentale se fait une nouvelle fois sentir dans la société canadienne, grâce aux progrès dans les traitements et aux médicaments psychotropes qui facilitent les traitements ambulatoires. Les asiles ne sont plus conçus comme des foyers de substitution offrant des chambres pour des séjours prolongés, mais plutôt comme des machines modernes destinées à traiter les troubles de santé mentale. À leur tour, la façade historique et l’aspect monumental de l’édifice sont associés à des pratiques médicales démodées.

En réponse à ces changements culturels, l’institution projette une nouvelle image du traitement des troubles de santé mentale dans les années 1950. Un bâtiment moderne et utilitaire est construit sur le terrain partagé juste en face de l’institution d’origine dans le but de soustraire sa façade néoclassique à la vue de la rue. Construite en verre et en béton, la nouvelle structure reflète les protocoles de traitement de l’ère moderne : impersonnels, utilitaires et peu impressionnants.

The photograph is an aerial view of a sprawling institutional complex with multiple buildings that appear to be added at different times. The u-shaped classicized building dominating most of the landscape in which it sits is composed of a central flank topped with a dome and connected to two parallel wings stretching southward. The wings appear to be composed of several 19th century townhouses of varying heights. Directly in front of the domed central flank sits a 1950s institutional building, which hides the older complex from view of the street onto which it fronts.
Photographie de source inconnue, image montrant le bâtiment administratif, ouvert en 1956, à six mètres de la façade originale de l’asile, qui donne sur la rue Queen et soustrait l’ancien bâtiment à la vue du public, v.1960. Reproduit avec la permission des Archives du CAMH, Toronto, ON.

Une atmosphère de campus se développe, avec l’intégration d’un centre communautaire avec des magasins, un salon et un café comme nouveau centre d’intérêt, devenant un microcosme du tissu urbain environnant. En dépit de campagnes pour la sauvegarde patrimoniale de l’asile du dix-neuvième siècle de Howard et Tully qui se trouvait derrière cette construction moderne, le bâtiment emblématique de la modernité de 1850 est démoli en 1975.

La transformation du complexe architectural du Centre de toxicomanie et de santé mentale à travers le temps témoigne de l’évolution des perceptions en matière de traitement de la santé mentale et des efforts pour contrer la stigmatisation entourant la maladie mentale. Le processus de réinvention continue de l’institution ne se limite pas aux modifications architecturales; il se traduit également par plusieurs changements de nom. Nommé Asile provincial des lunatiques à l’origine, l’établissement devient vingt ans plus tard l’Hôpital pour les malades mentaux, puis reçoit de nouveaux noms dénotant tour à tour les changements successifs dans la conception des soins en santé mentale au fil du temps. En 1979, le bâtiment, qui porte le numéro d’immeuble 999, change symboliquement son numéro pour le 1000 rue Queen Ouest.

Aujourd’hui, le CAMH est une figure emblématique du paysage urbain torontois. L’institution et son paysage sont transformés une nouvelle fois au début des années 2000 pour mieux l’intégrer au quartier Queen Ouest, où elle est sise, et contribuer à la revitalisation du secteur. Si le dix-neuvième siècle s’appuie sur une architecture historique et triomphale pour glorifier les idéaux modernes de centralisation des traitements de la santé mentale, et si la période d’après-guerre des années 1950 exploite les matériaux modernes comme le béton et le verre pour conférer une rationalité institutionnelle, le campus du CAMH s’intègre aujourd’hui à la communauté environnante, avec des espaces publics et des routes qui relient les installations institutionnelles à la ville, luttant ainsi contre la stigmatisation associée à la maladie mentale et à la toxicomanie par l’architecture.

A propos de l’auteure

L’historienne de l’architecture et de l’urbanisme Tara Bissett, est professeure adjointe, volet enseignement, à la Daniels School of Architecture, Landscape, and Design de l’Université de Toronto et chargée de cours à l’École d’architecture de l’Université de Waterloo. Les recherches de Tara portent sur l’histoire des femmes dans les domaines de l’architecture et de la planification urbaine torontoise au début du vingtième siècle. En particulier, elle s’intéresse aux professionnelles qui n’étaient pas reconnues comme architectes à leur époque, et qui étaient plutôt orientées vers le travail social, l’administration et l’entretien général des villes. Tara est membre du conseil d’administration de la branche torontoise de la Architectural Conservancy Ontario. Elle dirige le projet Able, une initiative de l’Université de Waterloo, qui vise à enrichir l’accessibilité et la conception inclusive des programmes d’études d’architecture et des environnements postsecondaires canadiens.

Pour aller plus loin

Adams, Annmarie, Medicine by Design: The Architect and the Modern Hospital, 1893-1943, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.

Ferguson, Philip M., « Kirkbride, Thomas S. (1809-1883) », Encyclopedia of Disability, Gary L. Albrecht, dir., p. 1014-1015. Thousand Oaks, Californie, Londres, Sage, 2006.

Hudson, Edna, The Provincial Asylum in Toronto: Reflections on Social and Architectural History, Toronto, Toronto Region Architectural Conservancy, 2000.

Keefer, Alec, « Building Canada West », The Provincial Asylum in Toronto: Reflections on Social and Architectural History, Edna Hudson, dir., p. 83-106, Toronto, Toronto Region Architectural Conservancy, 2000.

Payne, Christopher. « Asylum: Inside the Closed World of State Mental Hospitals », Change over Time, vol. 6, no 2, 2016, p. 174-191.

« Provincial Lunatic Asylum Toronto », Canadian Illustrated News, 21 mai 1870.

Thomas, Phillip N., Harrisburg State Hospital: Pennsylvania’s First Public Asylum, Charleston, Caroline du Sud, Arcadia Publishing, 2013.

Tomes, Nancy, The Art of Asylum-Keeping: Thomas Story Kirkbride and the Origins of American Psychiatry, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2016.

Vattay, Sharon Lynn, « Defining ‘Architect’ in Nineteenth-Century Toronto: The Practices of John George Howard and Thomas Young », thèse de doctorat, Université de Toronto, 2001.

Yanni, Carla, The Architecture of Madness: Insane Asylums in the United States, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.

 


  1. « Provincial Lunatic Asylum Toronto », Canadian Illustrated News, 21 mai 1870, p. 458.
  2. « Provincial Lunatic Asylum Toronto », Canadian Illustrated News, 21 mai 1870, p. 458.
  3. Alec Keefer, « Building Canada West », The Provincial Asylum in Toronto: Reflections on Social and Architectural History, Edna Hudson, dir., p. 83-106, Toronto, Toronto Region Architectural Conservancy, 2000, p. 155-66.

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