Icône, le sens du sacré (2009)

par Louise Vigneault

The installation with a painting depicting Jesus placed on the wall, and one buffalo skull on either side, connected by red string to a third buffalo skull placed on the ground, in front of the painting.
Eruoma Awashish, Icône, le sens du sacré, 2009. Installation, technique mixte (crânes, fils, peinture, encadrement), dimensions variables. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

 

Icône, le sens du sacré est une installation dans laquelle l’artiste Eruoma Awashish a rassemblé une représentation du Christ qui revêt des traits autochtones, porte un pagne et une plume sur la tête. Ses yeux sont ouverts et nous fixent. Des rubans rouges relient sa poitrine à un espace supérieur. Des crânes de bisons sont disposés de chaque côté tandis qu’un troisième est posé au sol. Ils sont également reliés par des rubans rouges et auréolés d’un disque doré, tout comme le Christ.

L’installation est un dispositif dans lequel l’artiste réunit des éléments dans un espace immersif, qui englobe le public dans le but lui faire vivre une expérience non seulement visuelle et contemplative, mais aussi multisensorielle et émotionnelle, qui vise à bousculer ses idées reçues, transformer ses perceptions, ouvrir sa conscience et susciter des réflexions. Dans cet espace, Eruoma Awashish s’approprie des références chrétiennes en les amalgamant aux croyances autochtones pour leur insuffler un nouveau sens et produire un 3e espace, celui d’un dialogue entre les réalités autochtones, qui sont issues du territoire, et allochtones, qui sont issues d’une expérience de déplacement, comme c’est le cas chez les Euroaméricains.

L’héritage culturel atikamekw

Eruoma Awashish est une artiste issue de la réserve d’Obedjiwan (située en Haute-Mauricie, dans la région du Centre-du-Québec) et d’un métissage entre un père atikamekw et une mère québécoise francophone. Née en 1980, elle n’a pas fréquenté les pensionnats et n’a donc pas subi les traumatismes découlant de l’éloignement de sa famille et de l’abandon forcé de sa langue et de sa culture. Si elle demeure consciente des conséquences des pressions l’assimilation sur sa culture et son territoire, elle réussit à vivre une relative harmonie dans les deux cultures, en menant des études dans le contexte urbain de la majorité, et en se taillant une place dans le milieu de l’art. Dans sa pratique interdisciplinaire, elle fait appel à la peinture, à la sculpture d’assemblage, à la performance et à l’installation, en utilisant les objets du quotidien ainsi que des matériaux organiques : bois, panaches, ossements, plumes et végétaux. En réunissant des éléments issus d’univers souvent opposés, elle suscite des dialogues et des réflexions sur le métissage, crée des ponts entre le passé et le présent[1].

The buffalo skull to the left of the installation has its left half painted gold and one red string tied to each of its horns. It is mounted to the wall on a gold disk with a dotted border decoration.
Eruoma Awashish, Icône, le sens du sacré (détail), 2009. Installation, technique mixte (crânes, fils, peinture, encadrement), dimensions variables. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Les Atikamekws des trois réserves de la Haute-Mauricie – Obedjiwan, Wemotaci, Manawan – ont conservé un lien très étroit avec leur territoire ancestral et parlent toujours leur langue d’origine (l’atikamekw fait partie de la famille des langues algonquiennes). De tradition nomade, ils ont aussi préservé leurs pratiques de chasse. Cette activité longtemps essentielle à leur survie est réalisée dans un esprit d’échange et de négociation avec les animaux, qui sont perçus comme des égaux, des êtres pourvus d’une âme. Afin de sauvegarder l’harmonie avec leur environnement, de maintenir l’équilibre de l’écosystème, ils prennent soin de remercier les animaux pour le sacrifice de leur vie et d’honorer ce lien de réciprocité et d’interdépendance, à travers certains rituels. Dans ce contexte, les ossements et restes d’animaux jouent un rôle d’intermédiaire et de témoin concret de cette communication. Ils symbolisent aussi le lien entretenu avec les espaces parallèles[2]. Chez les artistes autochtones, ces matériaux organiques sont utilisés très souvent pour évoquer un processus de réparation, de guérison, ou encore un dialogue entre les dimensions matérielle et spirituelle, entre l’univers du vivant et celui des morts. Dans l’oeuvre Icône, le sens du sacré, les trois crânes de bisons auréolés de dorure incarnent ainsi une nouvelle trinité, la quête d’équilibre nécessaire au maintien de la vie, à la survie des âmes et des corps, et à la recherche d’une harmonie dans la cohabitation des êtres entre eux comme avec leur environnement[3]. Les rubans rouges qui relient les crânes renvoient d’ailleurs à cette communication, qui s’opère non plus par la parole mais par différents sens[4].

L’héritage culturel chrétien

Pour Eruoma Awashish, les références religieuses catholiques font partie de son bagage familial, non seulement du côté québécois, mais aussi atikamekw. L’histoire des Atikamekw révèle qu’ils ont entretenu un rapport ambivalent avec l’Église, en se soumettant, durant les périodes difficiles, aux pressions des missionnaires, afin d’obtenir leur assistance ou des avantages matériels[5]. Des tensions survenaient toutefois lorsque ces derniers dénonçaient certaines croyances et rituels traditionnels et imposaient des censures. Jeune, Eruoma Awashish ne comprenait pas pourquoi son peuple continuait d’adhérer à une religion qui lui avait causé tant de tort. Elle a ensuite réalisé que le catholicisme avait contribué malgré tout à perpétuer les pratiques spirituelles atikamekw, par le biais d’un exercice d’accommodement entre les croyances, un syncrétisme, c’est-à-dire la combinaison de deux cultures ou de deux systèmes de croyances en apparence opposés, mais ayant des éléments en commun, certains fondements similaires. Dans les campagnes de conversion, ce syncrétisme a participé aux stratégies d’assimilation des missionnaires, mais il a aussi permis aux Autochtones de maintenir leur croyance à travers celle qui était imposée. Ce syncrétisme est présent dans Icône, le sens du sacré.

Painting of Jesus in blue, yellow, red and white segments, with a golden disk behind his head and his arms outstretched, looking directly at the viewers. The background is red and yellow, and plants decorate the bottom of the painting. Four red strings connect from his chest to the top of the painting.
Eruoma Awashish, Icône, le sens du sacré (détail), 2009. Installation, technique mixte (crânes, fils, peinture, encadrement), dimensions variables. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Les rubans qui relient le Christ autochtone au ciel font référence, pour leur part, aux cérémonies de la danse du soleil – Sun Dance – pratiquée par les Autochtones des Plaines, un rituel de passage qui visait à éprouver l’endurance et la bravoure des guerriers. Suspendus par la poitrine, ils devaient supporter la douleur pendant plusieurs jours avec stoïcisme. Ainsi, de la même manière que l’épreuve des guerriers les poussait à dépasser leurs limites et à transcender leur condition, la crucifixion de Jésus et l’exposition de ses blessures, de ses stigmates, ont témoigné de son sacrifice, mais aussi de la transcendance de sa condition comme de celle de l’humanité, par le rachat de ses fautes et le dépassement de ses faiblesses.

Ainsi, le détournement des références chrétiennes au profit de l’intégration de la réalité autochtone a permis à l’artiste de rompre le lien de domination de l’Église sur son peuple, mais aussi de surmonter les oppositions et d’instaurer un dialogue entre les deux cultures[6]. Les croisements interculturels viennent souligner pour leur part les éléments communs aux croyances atikamekw et franco-catholique, et révéler par le fait même la dimension universelle de l’expérience d’interdépendance des cultures et les défis que partage l’humanité.

 

 

À propos de l’auteur

Louise Vigneault est professeure au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Spécialiste de l’art nord-américain, elle s’intéresse aux imaginaires collectifs, aux constructions culturelles ainsi qu’aux stratégies de représentation identitaire. En 2002, elle publie Identité et modernité dans l’art au Québec : Borduas, Sullivan, Riopelle, et en 2011, Espace artistique et modèle pionnier : Tom Thomson et Jean-Paul Riopelle, aux éditions Hurtubise HMH. Elle s’intéresse également aux créations contemporaines autochtones. En 2016, elle publie, aux éditions Hannenorak, une monographie consacrée à l’artiste et chef wendat Zacharie Vincent intitulée Zacharie Vincent : une autohistoire artistique. Elle est membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIERA).

 

 

Pour aller plus loin 

Awashish Soucy, Sabrina. « Portrait de mon artiste coup de cœur : Eruoma Awashish ». NouveauxDébuts.ca. 8 avril 2016. https://newjourneys.ca/fr/articles/portrait-de-mon-artiste-coup-de-coeur-eruoma-awashish.

Debeur, Thierry. Debeur Atikamekw Eruoma Awashish 2. Entrevue Debeur avec l’artiste Atikamekw Eruoma Awashish lors d’une exposition à La Maison des peuples autochtones (anciennement La Maison amérindienne) au Mont-Saint-Hilaire (Québec). YOUTUBE. 16 mars 2014. https://www.youtube.com/watch?v=7QsC7TJDM-k.

Doran, Anne. Spiritualité traditionnelle et christianisme chez les Montagnais. Paris : L’Harmattan, 2005.

Gélinas, Claude. Entre l’assommoir et le godendard. Les Atikamekw et la conquête du Moyen-Nord québécois (1870-1940). Québec : Septentrion, 2003.

Ihcatikamekw. « Portrait d’artiste – Eruoma Awashish ». En collaboration avec le programme Initiative de Développement Coopératif. YOUTUBE, 2013. http://www.youtube.com/watch?v=ylx1-Ldhg80.

La Fabrique culturelle. « Projet 140 – Eruoma Awashish : Connectée à ses origines ». La Fabrique Culturelle. Télé-Québec. 7 mars 2014. http://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/17/projet-140-eruoma-awashish-connectee-a-ses-origines.

Laugrand, Frédéric. « Pour en finir avec la spiritualité : l’esprit du corps dans les cosmologies autochtones du Québec ». Dans Les autochtones et le Québec, Des premiers contacts au Plan Nord, sous la direction de Alain Beaulieu, Stéphan Gervais et Martin Papillon, 213-232. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2013.

Marcoux, Gabrielle. « Ossements et animaux dans l’art autochtone actuel », Recherches amérindiennes au Québec. XLV, 2-3, 2015: 25-32. https://www.erudit.org/fr/revues/raq/2015-v45-n2-3-raq02806/1038039ar/.

Ruestchmann, Clara. « La voix du territoire. Représentations territoriales plurielles dans l’œuvre d’Eruoma Awashish » Mémoire de M.A., Université de Montréal, 2019. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/22517.

Sioui Durand, Guy. « L’onderha ». Inter : art actuel, 122, 2016: 4-19. https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2016-n122-inter02349/80412ac/.

Sioui Durand, Guy. « Icône : le sens du sacré », Inter : art actuel, 104, 2009-2010: 51-51. https://www.erudit.org/fr/revues/inter/2009-n104-inter1507835/63965ac.pdf.

Thériault, Yvon. L’apostolat missionnaire en Mauricie. Trois-Rivières : Édition du Bien Public, 1951.


  1. Clara Ruestchmann, « La voix du territoire. Représentations territoriales plurielles dans l’œuvre d’Eruoma Awashish » (Mémoire de M.A., Université de Montréal, 2019), 12-13, https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/22517.
  2. Gabrielle Marcoux, « Ossements et animaux dans l'art autochtone actuel », Recherches amérindiennes au Québec XLV, 2-3 (2015) : 25-32, https://www.erudit.org/fr/revues/raq/2015-v45-n2-3-raq02806/1038039ar/ 27)
  3. Gabrielle Marcoux, « Ossements et animaux dans l'art autochtone actuel », 26-29.
  4. Clara Ruestchmann, « La voix du territoire. Représentations territoriales plurielles dans l’œuvre d’Eruoma Awashish », 58.
  5. Clara Ruestchmann, « La voix du territoire. Représentations territoriales plurielles dans l’œuvre d’Eruoma Awashish », 36-37.
  6. Gabrielle Marcoux, « Ossements et animaux dans l'art autochtone actuel », 31; Thierry Debeur, Debeur Atikamekw Eruoma Awashish 2. YOUTUBE. 16 mars 2014. https://www.youtube.com/watch?v=7QsC7TJDM-k

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