Lac Grace (1931)
par Isabelle Gapp
Des lacs bleus, des collines blanches, des crêtes de granit rose, des érables à sucre, des pins, des cèdres, des chênes, des cerisiers noirs et des hêtres d’Amérique remplissent les montagnes La Cloche dans le parc provincial de Killarney, sur la baie Georgienne, en Ontario. Cette région se situe dans la zone sud du Bouclier canadien, qui s’étend lui-même sur une grande partie de l’ouest et du nord de l’Ontario. Une mosaïque de terrains et de topographies dessine ce paysage côtier.
Franklin Carmichael effectue son premier voyage dans la région de La Cloche à Killarney avec plusieurs membres du Groupe des Sept en 1925. Les membres du Groupe avaient d’abord exploré la région d’Algoma, au nord des lacs Supérieur et Huron, en 1918, lorsqu’ils se sont arrêtés à Sault Ste. Marie, avant de parcourir la côte par train. Plus tard, en 1935, Carmichael construit un chalet sur les rives du lac Cranberry, niché dans les montagnes de La Cloche et entouré de nombreux autres lacs, dont le lac Grace, qui l’ont inspiré.
En s’inspirant des crises écologiques et climatiques actuelles, nous pourrions commencer à penser l’histoire géologique et environnementale de la région de Killarney sous l’angle de l’histoire de l’art, ce qui contraste avec la préoccupation pour la nature sauvage et les symboles nationaux qui ont caractérisé les études sur le Groupe des Sept. Considérés comme rompant avec les traditions artistiques européennes, les paysages canadiens peints par le Groupe des Sept ont été associés à des significations et des idéaux sociaux, culturels et politiques.
L’un des héritages du Groupe des Sept ne repose pas sur les effets de la modernisation, mais plutôt sur l’idée que leur travail présente le Canada comme l’incarnation même d’une nature sauvage vaste et vide. Joan Murray décrit le socle rocheux du Bouclier canadien comme « la base fondamentale du Canada ». C’est dans cette optique que j’adopte dans l’essai qui suit une approche écocritique, qui mobilise de multiples pratiques dont l’analyse visuelle, l’interprétation culturelle, l’histoire environnementale et les discussions sur le changement climatique.
Un paysage de lacs
Bien que située relativement à l’intérieur des terres, loin de l’archipel d’îles disséminées le long de la rive nord du lac Huron, Grace Lake [Lac Grace] de Carmichael évoque la vaste prolifération de lacs dans et autour des montagnes de La Cloche. La vue plus large de Grace Lake est réimaginée pour suggérer d’autres lacs visibles au-delà des collines. Le lac Grace lui-même présente un dégradé allant du presque noir au bleu métallique, dissimulant le point où il se confond avec les lacs situés au-delà. Ce même aspect métallique se poursuit tout au long de la composition fuyante, contrastant avec la mosaïque de quartzite et de granit. Alors qu’une attention considérable est accordée au premier plan et au ciel stylisé en surplomb, le paysage imaginé au-delà est laissé relativement simple et sans ornement.
Après avoir fait son apprentissage chez Grip Limited en 1911, une agence d’art commercial de Toronto, aux côtés d’autres membres du Groupe des Sept, Carmichael quitte son poste d’artiste commercial en 1932 pour devenir chef du département de conception graphique et d’art commercial au Ontario College of Art. Les qualités graphiques sont visibles dans ses peintures, où l’accent est mis sur les motifs, la délimitation des formes et la conception, qui émergent de son interprétation de l’environnement naturel. Les montagnes sont construites comme des formes bulbeuses s’élevant des étendues d’eau réfléchissantes que sont le lac Grace et les nombreux plans d’eau environnants. Ces mêmes formes curvilignes se reflètent dans les nuages, qui ondulent dans le ciel.
En 1935, l’artiste et ami du Groupe des Sept, Joachim Gauthier, prend une photo de Carmichael assis sur un rocher de quartzite blanc exposé, regardant le lac Grace. La silhouette encapuchonnée de Carmichael est en train de travailler sur une petite esquisse, posée sur une planche dans sa boîte à peinture. Ce même point de vue ressurgit tout au long de son œuvre. Entouré par les montagnes La Cloche, le lac Grace est un élément relativement petit du paysage, puisqu’il ne fait que deux kilomètres de long et quelques centaines de mètres de large. Pourtant, la peinture de Carmichael est développée autour de ce lac pour prendre en compte l’étendue des nombreux lacs de Killarney.
Nuances de couleurs géologiques
Unique parmi les membres du Groupe des Sept, Carmichael exploite principalement l’aquarelle et, en 1925, il cofonde la Ontario Society for Painters in Watercolour. Grace Lake constitue toutefois une exception. Ici, les effets de l’aquarelle se manifestent dans la peinture à l’huile. Bien qu’il croit que l’aquarelle s’impose pour traduire la lumière et le paysage canadiens, Carmichael observe dans des notes de conférence : « Il est essentiel que l’artiste exprime, par la technique qui lui convient le mieux, ce qu’il voit, pense et ressent par rapport à son environnement ». La monumentalité du Grace Lake est communiquée par des rubans sinueux de peinture à l’huile, conservant les mêmes qualités de lumière que Carmichael recherche habituellement dans l’aquarelle.
Formées il y a près de deux milliards d’années, les crêtes érodées des collines de quartzite blanc des montagnes La Cloche ont été façonnées par quatre glaciers différents, puis par 11 000 ans de vent et d’intempéries. Marqué par des altitudes plus élevées, des crêtes abruptes et des forêts en terrasse, le paysage de Killarney est relativement inaccessible, et l’on pense que ses formations géologiques distinctes atteignaient autrefois des hauteurs supérieures à celles des montagnes Rocheuses canadiennes d’aujourd’hui. Elles restent toutefois parmi les plus hauts sommets de l’Ontario. Parmi ces collines de quartzite blanc se trouve Dreamer’s Rock, un site sacré pour le Peuple Ojibwé, et l’emplacement de The White Pine peint par A.J. Casson, membre du Groupe des Sept.
À ce stade, il est essentiel de reconnaître l’effacement des sites et des peuples autochtones de l’histoire visuelle du paysage canadien en général. Cette réflexion est cruciale pour décoloniser l’œuvre du Groupe des Sept. Pour ce faire, il faut s’attaquer à l’héritage du colonialisme et se concentrer sur les perspectives autochtones qui remettent en question la construction d’identités nationales qui effacent activement l’histoire et les communautés des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Grace Lake de Carmichael se situe sur les terres traditionnelles des peuples Ojibwé, Odawa et Potawatomi, pourtant toute présence humaine historique ou contemporaine a été consciemment supprimée. Les peintures de paysage du Groupe des Sept sont plutôt construites autour de l’idée du vide.
Tout au long de ses visites à Algoma et à Killarney, les peintures de Carmichael saisissent la lumière et les couleurs qui se reflètent sur les collines de quartzite blanc et les lacs environnants. L’artiste et auteure Erika Alin note les détails du Bouclier canadien, où « des taches de minéraux roses, rouges et noirs […] forment d’innombrables stries et motifs captivants, et de délicates lignes rose pâle s’étendent comme des toiles entrelacées sur les surfaces noires et lisses de blocs rocheux éparses ». La composition de Grace Lake s’inscrit dans le granite et la syénite du Bouclier, peints en nuances de gris, de brun, de jaune et d’orange. Parmi les falaises et le premier plan rocheux, où une grande abondance de roches métamorphiques compose ce précipice côtier sans fin, se dispersent des taches de lichen, de mousse et d’autres végétaux.
Contrairement au lac Grace au premier plan, les plans d’eau au-delà affichent un bleu argenté décoloré, éliminant toute évocation d’intempérie à la surface de l’eau. Le bleu clair de l’eau pourrait aussi indiquer des dommages écologiques, notamment l’acidification, causés par l’exploitation minière industrielle, une industrie prédominante dans la région au début du vingtième siècle. Le lac Nellie voisin, par exemple, connu pour sa couleur bleu cristal, est devenu tellement acide qu’il n’est plus apte à soutenir la vie. Les réalités de l’histoire de l’environnement et du colonialisme de peuplement, ainsi que la géomorphologie du Bouclier canadien, se révèlent à travers les différentes applications de couleur de Carmichael et son intérêt pour les formes et les contours. Ces éléments témoignent à leur tour de la sensibilité de Carmichael pour la géologie et l’écologie spécifiques à l’Ontario, son travail lui permettant d’explorer l’histoire naturelle de la région et l’impact humain des industries du bois et de l’extraction minière répandues ici depuis le dix-neuvième siècle.
De la nature sauvage au paysage industrialisé
La nature sauvage de l’Ontario que le Groupe des Sept cherche à représenter est déjà façonnée par l’infrastructure croissante – en particulier la construction du chemin de fer – et le développement et la croissance des villes et villages, dont Thunder Bay et Sault Ste. Marie, le long des rives nord des lacs Huron et Supérieur. Elle n’illustre plus une conception de la nature sauvage comme un espace stérile et désert, éloigné de la civilisation. Au contraire, les processus de modernisation facilitent les voyages du Groupe à travers le Canada. Il existe peu d’exemples qui signalent que le Groupe est conscient des dommages et de la destruction de l’environnement. Cependant, la menace continue de l’exploitation forestière sur le paysage conduit Carmichael et son collègue Alexander Young (A.Y.) Jackson à faire pression sur le gouvernement provincial de l’Ontario pour que Killarney soit désignée comme une zone protégée. Finalement, en 1964, Killarney acquiert le statut de parc provincial.
Dans les années 1930, Carmichael se tourne vers le paysage industriel ontarien qui devient l’un des thèmes de son travail. L’accent mis sur la géologie dans le Grace Lake de Carmichael pourrait ensuite diriger notre attention vers les scènes de l’industrie minière d’Algoma qu’on retrouve dans les œuvres de Jackson, de Carmichael ou d’Yvonne McKague Housser (épouse du critique d’art et ami du Groupe, Fred Housser). Les processus d’extraction qu’entraîne l’industrialisation modifient radicalement la géographie et l’écologie du paysage de l’Ontario. Au milieu du vingtième siècle, les processus d’extraction et de fusion du nickel endommagent de nombreux lacs de Killarney, notamment le lac Nellie et le lac Cranberry, que Carmichael peint à plusieurs reprises. L’idée d’une nature sauvage intacte doit donc être remise en question bien au-delà des études récentes, car elle continue de ne pas tenir compte des réalités environnementales de l’histoire autochtone, de la colonisation, du tourisme et de l’industrialisation.
À travers Grace Lake de Carmichael et d’autres œuvres similaires, ces paysages se manifestent comme autre chose que des représentations de la nordicité canadienne et de l’identité nationale. L’accent mis sur l’utilisation de la lumière et de la couleur révèle la géologie de l’environnement ainsi que la dévastation écologique résultant de l’industrie des ressources naturelles. Cela s’éloigne d’un intérêt dominant pour le nationalisme, le symbolisme et la nature sauvage. Une telle lecture écocritique pourrait s’étendre aux représentations du Canada dans son ensemble par le Groupe des Sept, recontextualisant ainsi ces peintures en accord avec l’histoire environnementale à une époque de changement climatique anthropique sans précédent.
À propos de l’auteure
Isabelle Gapp est titulaire d’une bourse postdoctorale de la faculté des arts et des sciences de l’Université de Toronto. Elle détient un doctorat en histoire de l’art de l’Université York (2020). Ses recherches explorent les intersections entre la peinture de paysage des dix-neuvième et vingtième siècles, le genre, l’histoire de l’environnement et le changement climatique dans le Nord circumpolaire. Avec le professeur Mark A. Cheetham, Gapp est co-responsable du groupe de travail sur les cultures visuelles du Nord circumpolaire du Jackman Humanities Institute (2021-2022) et est membre de l’équipe éditoriale de la Nouvelle initiative canadienne en histoire de l’environnement (NiCHE). Elle travaille actuellement sur son premier livre, A Circumpolar Landscape: Art and Environment in Scandinavia and North America, 1890-1930, qui sera publié par Lund Humphries dans leur collection Northern Lights (à paraître en 2023).
Pour aller plus loin
Alin, Erika, Lake Effect: Along Superior’s Shores, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
Gapp, Isabelle, « Water in the Wilderness: The Group of Seven and the Coastal Identity of Lake Superior », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, vol. 55, no 3, 2021, p. 590-620.
Kelowna Art, « Northern Pine Lecture Series with Siobhan Angus », vidéo YouTube, 01:04:15, 22 janvier 2021.
McKowen, Nicole Mari, « Transcendental Nature and Canadian National Identity: Franklin Carmichael’s Representation of the Canadian Landscape », mémoire de maîtrise, Texas Christian University, 2019.
Murray, Joan, « Carmichael’s Triumph? », Journal of Canadian Studies/Revue d’études canadiennes, vol. 25, no 2 (1990) : 155-159.
Murray, Joan, Rocks: Franklin Carmichael, Arthur Lismer, and the Group of Seven, Toronto, McArthur & Company.
O’Brian, John, et Peter White, dir., Beyond Wilderness: The Group of Seven, Canadian Identity, and Contemporary Art, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007.
Shead, Justin A., « Chemical and Biological Recovery of Killarney Park, Ontario Lakes (1972-2005) from Historical Acidification », mémoire de maîtrise, Université Queen’s, Canada, 2007.
Weinhart, Martina, et Georgiana Uhlaryik, dir., Magnetic North: Imagining Canada in Painting, 1910–1940, Munich, Prestel Verlag, 2021.