Débâcle, rue des Commissaires, Montréal (1884)
par Elizabeth Anne Cavaliere
Le mouvement des glaces hivernales est si puissant qu’il peut modifier la morphologie des voies navigables, détruire des ports entiers, bloquer les principales routes commerciales et, dans les cas les plus dévastateurs, prendre la vie humaine. L’une des formes de mouvement les plus spectaculaires est la débâcle qui suit la dislocation du couvert de glace d’un fleuve gelé, souvent accompagnée d’un embâcle obstruant complètement le cours d’eau. La pression exercée par la montée des eaux provoque la rupture subite du barrage de glace, les morceaux étant rapidement emportés par le courant. Le niveau des eaux redescend ensuite, abandonnant des amoncellements de glace sous lesquels se créent des espaces vides. Mais la plus grande puissance de cette force naturelle réside sans doute dans la façon dont elle frappe l’imagination populaire, inspirant aussi bien l’émerveillement que l’effroi dans des images telles que Débâcle, rue des Commissaires, Montréal, immortalisée par William Notman, en 1884.
Un port gelé
Dans le cliché de Notman, de grands morceaux de glace font saillie à l’avant-plan, alors qu’un amoncellement de glaces se détache contre le ciel, du côté droit de la photographie. Une douzaine de figures indifférenciables trônent, triomphantes, sur cet empilement, comme si elles avaient atteint le sommet d’une haute montagne. La petite taille des figures révèle la hauteur prodigieuse de l’amoncellement, qui semble rejoindre la cime des bâtiments visibles sur la gauche de l’image. Les glaces se butent aux bâtiments en pierre qui bordent le port, évoquant une catastrophe évitée de justesse, celle de la destruction totale de la façade portuaire.
Tout au long du dix-neuvième siècle, le port de Montréal, situé sur le fleuve Saint-Laurent, au Québec, était bloqué par la glace et fermé à la navigation de décembre à mai. Alors que le cœur économique de la ville était paralysé par le gel, les glaces constituaient une attraction de plus en plus recherchée par la population, attirée par ses dangers et ses formations à couper le souffle. La débâcle était un sujet d’émerveillement et de fascination non seulement pour la communauté montréalaise, mais aussi pour les personnes curieuses de connaître les récits inouïs attestant des dégâts et des périls qu’elle représentait. Les photographies comme celles de Notman offraient au public la possibilité de juger du phénomène, tout comme le font les gens sur le cliché, et elles ont été reproduites sous différents formats — livres, magazines, journaux, brochures, albums, souvenirs et, surtout, cartes postales —, faisant circuler ces images aussi loin que la poste puisse parvenir. Spectaculaire, la rupture des glaces méritait l’effort de transporter un équipement photographique lourd et encombrant, tel qu’un appareil photo grand format et un trépied, ainsi que des négatifs sur verre et des produits chimiques pour la photographie, et d’affronter les éléments, non pas une seule fois, mais chaque année où la débâcle survient dans le port.
Notman et l’internationalisme
Photographe né en Écosse et établi à Montréal, Notman exploite un studio florissant qui répond à un ensemble de besoins en images, du portrait aux représentations de paysage de collection. Au fil des ans, il photographie à plusieurs reprises la débâcle dans le port, un site remarquable qui ne manque pas d’intéresser sa clientèle. Ses clichés sont portées à l’attention de la reine Victoria après qu’il eut photographié son fils, le prince de Galles, en 1860. Peu de temps après, Notman fait étalage du titre de « photographe de la reine », qu’il fait graver dans la pierre au-dessus des portes de son studio en vue de conforter sa renommée. En 1865, son entreprise compte des succursales au Canada et aux États-Unis et il devient l’un des premiers photographes canadiens à se tailler une réputation à l’échelle internationale.
Comme d’autres photographes commerciaux de la fin du dix-neuvième siècle, Notman immortalise des célébrités et documente des événements d’intérêt public, notamment le Wild West Show de Buffalo Bill, un spectacle à grand déploiement qui s’arrête à Montréal en 1885 dans le cadre d’une tournée en Amérique du Nord et en Europe qui durera près de trente ans. Avec son portrait Sitting Bull et Buffalo Bill, Notman se distingue en représentant le chef Hunkpapa Lakota (Sioux) et ancien guerrier devenu performeur, Tatanka Iyotake (Sitting Bull), en compagnie de l’homme de spectacle William Cody, dit Buffalo Bill, figure légendaire de l’Ouest américain.
Images d’un port précaire : la circulation des photographies
Le 30 octobre 1869, la première édition du Canadian Illustrated News de Montréal arbore en première page le portrait du prince Arthur réalisé par Notman. L’image est reproduite par leggotypie, un procédé qui permet d’agrandir, de réduire ou d’inverser des photographies pour les publier en demi-teintes, simulant la gamme de tons entre le noir et le blanc. Cette prouesse technologique ouvre la voie à la reproduction photographique de qualité et permet aux journaux et aux périodiques imprimés de rejoindre un large public.
Une dizaine d’années plus tard, la photographie de 1884 de Notman est publiée dans le numéro de septembre 1896 d’un magazine illustré britannique populaire, The Sketch, où elle accompagne l’article « The Ice-Bound St. Lawrence », une description pittoresque du port hivernal empreinte à la fois d’émerveillement et de nostalgie :
Au milieu du fleuve s’étend une miniature chaîne de montagnes couvertes de neige d’un blanc étincelant, que le soleil printanier pare d’une abondance de couleurs et de reflets. Lorsque la lumière frémit sur ces formes fantastiques, les couleurs éclatantes des glaces, la pureté nacrée de la neige et les verts et les bleus de l’eau sont si tendrement effervescents qu’ils défient les artistes de les coucher sur la toile.[1]
En plus de sa publication dans The Sketch, où elle illustre un article qui dépeint l’aspect et la beauté saisissante de la débâcle, la photographie de Notman paraît également dans un rapport gouvernemental (rédigé par Thomas C. Keefer) visant à décrire et à documenter la catastrophe, ainsi que sur des cartes postales (telle que celle reproduite ci-dessous) provenant de différents fabricants au cours de la décennie qui allait suivre.
Une carte postale similaire, comportant une photographie de la rupture des glaces prise par Notman en 1875, atteste non seulement d’un intérêt durable pour le phénomène de la débâcle, elle constitue aussi un parfait exemple de la résilience de Montréal en tant que communauté, comme le dénote la légende : Hearty Greetings from Montreal [Salutations cordiales de Montréal].
Les photographies comme celles de Notman proposent des points de vue fabuleux sur des événements ou des scènes populaires tout en offrant aux gens le moyen d’imaginer l’échec ou le succès d’une ville canadienne dans sa capacité à composer avec les forces de la nature.
Pour aller plus loin
« The Ice-bound St. Lawrence », The Sketch, vol. 15, no 188, 2 septembre 1896, p. 259.
Borthwick, Douglas, History of Montreal, including the streets of Montreal. Their origin and history, Montréal, D. Gallagher, 1897, 288 p.
Cavaliere, Elizabeth, « Flood Watch: The Construction and Evaluation of Photographic Meaning in Alexander Henderson’s Snow and Flood After the Great Storms of 1869 », dans Graeme Farnell (dir.), The Photograph and the Collection, Edinburgh et Boston, MuseumsEtc, 2013, p. 244-267.
Forward, Charles N., « The Development of Canada’s Five Leading National Ports », Urban History Review, vol. 10, no 3, février 1982, p. 26-27.
Gilliand, Jason, « Muddy Shore to Modern Port: Redimensioning the Montréal Waterfront Time-Space », The Canadian Geographer / Le Géographe canadien, vol. 48, no 4, 2004, p. 448-472.
Harris, David, « Alexander Henderson’s Snow and Flood after Great Storms of 1869 », Revue d’art Canadienne / Canadian Art Review, vol. 16, no 2, 1989, p. 155-160, 262-272.
Jackson, Jeffrey H., « Envisioning Disaster in the 1910 Paris Floods », Journal of Urban History, vol. 37, no 2, décembre, 2010, p.176-207.
Parsons, Sarah, William Notman : sa vie et son œuvre, Toronto, Institut de l’art canadien, 2014. En ligne. < https://www.aci-iac.ca/fr/livres-dart/william-notman >.
Schwartz, Joan M., « Documenting Disaster: Photography at the Desjardins Canal, 1857 », Archivaria, no 25, janvier, 1987, p. 147-54
Keefer, Thomas C., « Ice Floods and Winter Navigation of the Lower St. Lawrence », From the Transactions of the Royal Society of Canada, Second Series – 1898-99, vol. 4, s. 3, Ottawa, J. Hope & Sons, Toronto, The Copp-Clark Co, 1898, 30 p.
Triggs, Stanley, William Notman: The Stamp of a Studio, Toronto, Musée des beaux-arts de l’Ontario / Coach House Press, 1985, 173 p.
- « The Ice-Bound St. Lawrence », The Sketch, 2 septembre 1896. ↵
Petite carte envoyée par la poste sans enveloppe. L’une des faces comporte généralement une photographie ou une illustration, alors que l’autre sert à la correspondance.