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Chapitre 2 – La Responsabilité sociale des entreprises

Introduction

Ce chapitre traite de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Il propose que la RSE soit perçue comme un ensemble de règlements formels et informels issus de normes institutionnelles. Mais à la base, la RSE doit être un moyen de gouverner par l’éthique. L’éthique est un domaine de la philosophie qui aide à s’orienter devant des choix impossibles. Entre autres types de conflits, l’éthique propose des moyens d’établir les compromis nécessaires qui permettront de prendre des décisions devant un équilibre impossible entre stabilité sociale et durabilité environnementale. L’éthique propose un portrait inconfortable, car il admet d’emblée qu’il ne sera probablement jamais possible d’établir des systèmes organisationnels qui soient équitablement au bénéfice de tous et toutes. Mais partant de l’idée que les configurations de ces systèmes sont très complexes, renfermant plusieurs possibilités dont certains seraient plus graves que d’autres pour la stabilité sociale ou la durabilité environnementale, le chapitre propose des moyens d’en arriver à ces arrangements plus respectueux, tout en demeurant dans un cadre de réciprocité qui accorde aussi au gestionnaire le droit de voir à ses propres intérêts. Il est dans ce chapitre discuté de la loi et de l’éthique, ainsi que des codes de comportements, cette manifestation des normes institutionnelles qui absorbent des caractéristiques de chacune. Toute préoccupation susceptible d’invoquer des instabilités ou d’endommager l’environnement est présentée sur le spectre loi/éthique. Dans la mesure où l’éthique des gestionnaires parvient déjà à limiter les pires effets (ou du moins qu’il parvient, par un comportement de façade, à les cacher), la préoccupation est susceptible de demeurer gouvernée par l’éthique des personnes et groupes directement impliqués. Du moment que ce n’est plus le cas, soit que le scandale éclate ou que les dommages sont trop évidents, il y aura pression pour que le principe normatif bafoué devienne une loi. Alors, la préoccupation ne sera plus gouvernée par les personnes et groupes impliqués, mais tombera sous l’autorité du gouvernement, et plus généralement du secteur public. Malgré les nombreuses résistances et réticences allant à l’encontre de la RSE, le gestionnaire y trouvera le moyen d’équilibrer les inévitables compromis moraux et de mieux se protéger contre les conséquences directes (sur ses activités) ou indirectes (sur son environnement organisationnel). Enfin, le relativisme de la RSE pose pour certains un problème, car ces derniers aimeraient y voir un outil plus solide de jugement. Or, il y a raison de croire que ce même relativisme est ce qui permet de voir les comportements non éthiques et de façade. Autrement dit, lorsqu’on admet que la RSE peut être différemment appliquée, on reconnait par le fait même qu’elle peut l’être frauduleusement.

La RSE

La Responsabilité sociale des entreprises (RSE) a beaucoup fait parler depuis son émergence dans les années 1960. L’usage d’une lettre majuscule dans le terme Responsabilité n’est pas une erreur, car il s’agit d’un concept propre, qui puise notamment dans la morale (la loi et le code) et l’éthique, deux concepts issus de la philosophie. La RSE est une manière de faire les choses en organisation. Elle « reconnaît les liens étroits qui existent entre une entreprise et la société, et les dirigeants doivent tenir compte de ces liens dans la poursuite des objectifs respectifs de l’entreprise et des groupes auxquels elle est associée » (Walton, 1967). La RSE imbrique un sens de réciprocité entre la multitude et les entreprises. La nature des obligations respectives est ce qui fait l’objet de débat public[1]. À la base, on y retrouve un constat plutôt évident : les entreprises sont dotées en personnes humaines qui ont intérêt à vivre dans des économies stables et prospères, et donc une certaine préoccupation doit être réservée pour l’impact de leurs actions sur la multitude. Il est clair qu’une part des chercheurs en affaires et en économie se sont opposés à la RSE, notamment pendant les années 1980. Or, son utilisation a persisté pendant plus d’un demi-siècle et, malgré la persistance de voix récalcitrantes, la RSE fait nettement partie du langage des entreprises d’aujourd’hui. En effet, toute entreprise qui désire une visibilité publique doit aujourd’hui se conformer à des normes de comportement plus ou moins claires. Cela semble évident, en ce qui concerne l’engagement écologique, alors qu’aucune entreprise voulant être connue du public soutiendrait qu’il faut activement détruire l’environnement. Comme nous le verrons plus bas, il existe des comportements non éthiques et de façades qui consistent, dans ce cas, à user du langage environnemental sans avoir avec leurs engagements publics un respect authentique. Or, le fait même qu’ils soient contraints de parler (faussement) le langage de la déférence environnementale est le signe de l’état actuel de nos normes et des discours qui les soutiennent. Même les pires pollueurs afficheront un masque vert. Non seulement est-ce que les consignes pour l’application de ce que peut être la RSE ne sont pas claires, mais il est évident, par la continuité des scandales, que pas tous les acteurs du monde des affaires n’y semblent pas contraints. Si la RSE a fait couler beaucoup d’encre depuis son émergence, c’est parce qu’elle est présentée avec une certitude conceptuelle (comme concept qui est autoévident), mais qui ne retrouve pas toujours cette certitude dans le comportement observable des entreprises qui s’en réclament.

La RSE est le chemin que prend l’entreprise pour contribuer à la stabilité de la multitude. C’est notamment le cas des entreprises sociales, qui se veulent être un véhicule par lequel contribuer à la stabilité. Or, toute entreprise peut emprunter le chemin. Le cheminement consiste à reconnaître comment les liens étroits qui existent entre une entreprise et la société peuvent être intégrés aux activités de l’entreprise. Par exemple, la mise en place de la RSE peut consister à définir les objectifs de l’entreprise d’une manière qui reflète les objectifs de stabilité sociale et de durabilité environnementale. Au-delà des objectifs stratégiques, on peut voir comment la RSE est inscrite dans les activités de l’entreprise. L’entreprise peut chercher à comprendre l’impact de ses activités par des sondages et de l’engagement communautaire ainsi que des évaluations environnementales. Enfin, l’entreprise peut aussi comprendre la mise en œuvre de la RSE dans le choix des groupes auxquels elle est associée, y compris ses fournisseurs et ses collaborateurs. Les moyens par lesquels les gestionnaires contribuent à la RSE font appel à l’ingéniosité et l’innovation, mais ils sont communément soutenus par le souci de ses impacts sur la stabilité et de la durabilité.

Les sondages sur l’importance de la RSE sont invariablement partagés. Autrement dit, dans toute population donnée, il semble y avoir des proportions significatives de personnes qui ne voient pas l’importance d’ancrer ses objectifs et ses pratiques dans le souci pour la stabilité et la durabilité. Ce n’est pas ici un énoncé qui se veut un jugement, seulement une reconnaissance de l’état des opinions. De plus, il est ici proposé que l’analyse du problème ne consiste pas à adopter une position pour renverser l’autre, mais de reconnaitre la variété des opinions sur la question. Très clairement, la position développée dans ce manuel est à l’appui des considérations sociales et environnementales, par vocation refléter dans ses choix de thèmes. Mais il contente aussi avec la possibilité de discours sur la société qui ne sont pas ‘public’ (même s’ils sont partagés), mais qui reflètent uniquement les intérêts de la personne ou du groupe qui les porte. Il est même ici admis que ces discours anti-sociétaux ont peut-être leur place et leur rôle dans la définition de l’équilibre des responsabilités (et donc la nature des contraintes pouvant peser sur les entreprises). La RSE est dans tous les cas une prise de position relativiste. Certains, par choix ou par contraintes structurelles (notamment infrastructurelles), assumeront peu ou pas de responsabilité. D’autres, par volonté ou vocation, seront ouvertement et authentiquement engagés. Dans tous les secteurs, on retrouvera donc des organisations à l’échelle des positions possibles dans le discours public. Il en résultera une variété de pressions sur les normes, certaines poussant vers la standardisation en loi, d’autres vers l’attribution de la responsabilité éthique. Et bien sûr, dans le premier cas on verra la possibilité d’une prise en charge forte par l’État (tout comme d’un abandon corrompu de responsabilité), et dans l’autre ou pourra retrouver des abus de l’éthique pour masquer ses activités néfastes (comme on retrouvera aussi des tentatives de former des codes de comportements, ces ‘lois’ que peuvent se donner les organisations privées et tierces).

Trop de scandales hantent le monde des affaires pour qu’il soit possible d’affirmer que toutes les entreprises forment un monde aux comportements impeccables et irréprochables. Toute population est susceptible de contenir de mauvais acteurs. Pour cette raison déjà il semble impossible d’affirmer que toutes les entreprises sont terribles et menaçantes. Et puis chercher à mesurer sur le plan statistique cette distribution entre celles qui semblent « bonne ou mauvaises » nous ramène à la complexité des systèmes organisationnels et l’impossibilité de parfaitement les cartographier. Enfin, le relativisme inhérent à l’application de la RSE met en doute la possibilité même de conceptualiser des catégories ‘bonne’ et ‘mauvaise’. Si ce n’est les nuances infinies dans son application (que penser d’un restaurant ayant volontairement changé de distributeur de produit jetable, mais qui persiste dans son usage de nettoyant toxique), c’est finalement les distinctions entre juridictions qui viendront invalider une telle catégorisation. Car telle que précédemment explorée, chaque juridiction renferme ses propres institutions, ce qui signifie que tous auront des partages distincts dans l’application de la loi et la décentralisation vers l’éthique des gestionnaires pour la gouvernance de la préoccupation.

Les lois, les codes et l’éthique

Les principes de la RSE sont gouvernés par les lois, les codes de comportement et l’éthique. Ces trois contraintes vont de la contrainte physique et directe par les lois jusqu’à celles volontaires que l’on s’impose par un engagement éthique. La loi et le code de comportement agissent à partir de l’extérieur de nous-mêmes. Nous avons toujours l’option de les contredire, mais à divers degrés cela sera corrigé par des conséquences réelles et/ou symboliques pour notre personne ou notre organisation. Les lois et les codes sont en quelque sorte une morale écrite. En étant fixés au sein d’un langage spécifique (et parfois spécialisé[2]), les lois et les codes de comportement peuvent être référencés dans tout débat comme point de comparaison avec un comportement ou un incident observé auprès d’une organisation. Par contre, l’éthique serait une morale orale. Elle est plutôt contrainte par un débat qui est interne, fluide et subjectif. Comme les deux autres formes de contraintes sur son comportement, l’éthique s’appuie sur des normes institutionnelles, mais alors l’interprétation de la norme ne bénéficie plus du langage fixe de la loi ou du code. Dans la réflexion éthique, il est possible pour l’individu de contempler plus relativement et d’angles variés comment la norme institutionnelle devrait être appliquée. Le degré de relativité à l’égard de l’application de la norme, est en quelque sorte, une mesure de l’agence que possède le gestionnaire. Autrement dit, du moins à la base du concept d’agence repose la possibilité de débattre des normes institutionnelles qui gouvernent une de nos préoccupations. Qu’il y ait loi sur la chose n’interdira d’ailleurs pas le fait de contempler un comportement interdit dans son dialogue personnel intérieur, la loi étant principalement différente de l’éthique qu’elle ne fera que tenter de punir celui qui agit selon des normes proscrites. Les lois, les codes et l’éthique sont chacune à leur façon une contrainte sur le comportement né d’une interprétation des normes institutionnelles. Les lois, les codes et l’éthique vont donc du plus ou moins contraignant, tant sur la nature des conséquences pour l’infraction (la loi est très publique, l’infraction éthique passe souvent sous silence) que sur celui de la liberté d’interprétation (absolue et objective en ce qui concerne la loi, relative et subjective en ce qui concerne l’éthique).

Les lois sont des prescriptions formelles qui découlent de l’État et qui exigent la conformité des actions avec les limites décrites.

•       La manutention des substances toxiques au Canada est réglementée par la Loi sur la protection de l’environnement.

•       La loi ontarienne sur la protection du consommateur établit des délais des réflexions et des interdictions de fausse déclaration.

•       EN général, les municipalités au Canada maintiennent leurs propres arrêtés de zonage et de gestion de leur territoire.

 

Les lois sont les édits publics et prescriptions à suivre mandatées par les autorités gouvernementales compétentes. Au Canada, elles sont fédérales ou provinciales, les municipalités possédant aussi un pouvoir d’émettre des arrêtés. Ces trois sources de loi sont caractéristiques du fait que c’est seulement l’autorité publique qui a le droit d’émettre une loi. L’entreprise n’a pas le droit d’émettre une loi de la façon que le gouvernement canadien. Mais l’entreprise peut se prévaloir de la loi. En effet, une caractéristique d’une société de droit est que quiconque se sent lésé dans un comportement proscrit peut tenter de faire valoir ses droits devant un tribunal. Une entreprise peut poursuivre une autre entreprise ou un particulier.

Les codes de comportement (aussi appelé codes déontologiques) sont, comme les lois, des prescriptions formelles de comportement.

Ils exercent une contrainte ‘morale’, parfois avec des conséquences tangibles, mais auxquelles manque la main forte de l’État.

•       La certification du Forestry Stewardship Council.

•       Les normes ISO.

•       Les chartes de qualité du service à la clientèle ou du comportement des employé.es. (ou des attentes de comportement des clients……)

 

Les codes de comportement, similairement à la loi, sont de nature écrite. Il serait théorique possible d’envisager des codes non écrits, mais alors sur le plan conceptuel et de l’application, les codes moraux non écrits se distinguent peu de l’éthique. Mais alors la peine subie pour avoir enfreint à un code de comportement n’est pas liée à une autorité souveraine et peut considérablement variée entre, par exemple, l’expulsion d’une association, un boycottage de ses produits ou des démissions de masse. Les codes représentent des nuances entre loi et éthique qui sont parfois ambigües. Les conséquences de les enfreindre peuvent être tout aussi fatales pour une entreprise, mais elle ne découle toujours pas d’un besoin affiché par les autorités publiques de sanctionner par la saisie des avoirs et l’interdiction des activités (à quoi il faut inclure le séjour en prison). Les codes n’ont très souvent pas d’autorité judiciaire distincte (quoique les codes peuvent dans certaines circonstances être introduits dans un procès, par exemple, portant sur une terminaison contestée d’emploi). Du fait de l’absence générale de tribunaux rigoureux, il peut exister autour des codes une plus grande liberté d’interprétation. Il y a en ce sens une plus grande agence, soit une plus grande possibilité d’ignorer la contrainte. Un éditeur de livre peut refuser de travailler avec un imprimeur qui n’avait pas la certification FSC. Cela ne lui attirera pas de sanctions légales autres peut-être que de se voir exclu d’un programme de financement gouvernemental.

L’éthique est un impératif qui s’impose de soi quelque chose que vous avez à définir dans un rapport particulier à un autre. Vous avez le choix de refuser. L’éthique est encore plus ouverte à l’interprétation parce qu’elle n’a pas, par définition, de forme écrite et fixe. Tout au contraire, l’éthique admet d’emblée qu’il y a un relativisme dans l’application des normes de comportement et qu’il puisse exister plusieurs ‘bons’ moyens de respecter ces dernières. Du fait qu’une préoccupation sociale est gouvernée par l’éthique ne signifie pas qu’il n’y a pas de normes, mais seulement qu’il n’y a pas eu, dans le contexte donné, de processus qui ait codifié le comportement. La préoccupation en question a été jusque-là gouvernée par l’éthique des personnes concernées et, pourvu que cela n’ait pas été dissimulé ou imposé par violence, ces dernières auraient fait un travail acceptable aux yeux de la multitude. Rares sont les décisions qui font l’objet d’un consensus universel, mais pourvu que la chose soit connue, que trop peu s’y opposent ouvertement et que la violence soit absente des interactions autour de la préoccupation, les choix effectués par les personnes concernées sont acceptés. L’absence d’un scandale invalide la pression pour que les législateurs imposent une loi.

Le jugement éthique peut être complexe en bonne part parce qu’il préconise le souci de la continuité de sa propre existence. L’éthique est en cela distincte de l’altruisme, qu’on verrait plus comme se donner (parfois inconsidérément) à d’autres. L’application de la réciprocité doit toutefois respecter le contexte. Autrement dit, dans l’éthique, les circonstances qui entourent la préoccupation sont à intérioriser dans le jugement et ces circonstances comprennent nettement celle pour la continuité de sa propre existence. Il est possible d’être altruiste dans certaines circonstances, sous certaines conditions, alors que dans d’autres circonstances il faut insister sur ses propres intérêts. Un parent à l’égard de ses enfants est altruiste, ou du moins est-ce ce que préconise les institutions de la famille. Mais même de ce qui nous semble un devoir sacré de parent, il est possible de voir des variations dans le temps. Pour une part appréciable de l’histoire humaine, avoir des enfants était une forme d’investissement (sa ‘pension de vieillesse’ d’une certaine façon), ce qui n’est pas tout à fait une posture altruiste.

Le scandale d’une entreprise est perçu comme tel en raison d’un manque observé à une obligation qui normalise son lot de responsabilités sociales. Certains comportements sont interdits, parce qu’ils sont tellement outrageux ainsi que capturés par une clause d’une loi existante, ce qui engage les autorités déléguées à l’appliquer. L’application de la loi va engager une procédure judiciaire qui aboutit souvent sur un procès, soit une mise en situation entre un procureur et un avocat de la défense dont le but est de débattre de l’applicabilité des lois (la loi étant souvent abstraite, et donc pas concrète, mais aussi parfois incomplète sur des points précis que soulève le cas). Advenant une issue du procès qui condamne la partie en défaut (la ‘défense’), il est alors question d’appliquer la peine que prescrit la loi (pouvant bien sûr consister en peine de prison, mais aussi en amendes, interdictions, dépossessions ou invalidations). Comme discuté plus haut, la loi est une norme institutionnelle qui impose des conséquences publiques. Mais alors, il y a aussi des scandales où un comportement d’entreprise peut fâcher une part de la population sans qu’il y ait infraction à la loi. Le scandale n’a donc pas toujours d’interdictions formelles, mais s’inscrira dans un processus en devenir pour la formation des lois.  C’est du moins le cas dans les sociétés démocratiques, où la réelle possibilité d’une alternance du pouvoir invitera soit le gouvernement à devancer l’opposition dans la préparation d’une nouvelle loi, soit à l’opposition de faire campagne sur le besoin d’une telle loi (laissant de côté bien sûr l’efficacité de la loi, dont l’application est ouverte aux intérêts et aux capacités). Même certains gouvernements non démocratiques vont par moment juger nécessaire de créer des lois pour faire suite au scandale. L’intérêt de la continuité de leur propre pouvoir les pousse à voir que certaines concessions au peuple doivent par moment être faites, l’alternative étant toujours bien sûr la répression violente des instabilités pouvant naitre d’un scandale non adressé. Même s’il ne mène pas à la formation d’une loi (par déclin de la fureur du scandale dans les débats publics, ou selon l’intérêt contraire des personnes concernées et puissantes), le scandale va encaisser des conséquences. L’estime générale par laquelle une organisation parvient à se légitimer sera en déclin tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation. Dans tous les cas, l’émergence du scandale qui n’a pas de loi représente un échec de la gouvernance éthique antérieurement le moyen de traiter de la préoccupation.

Relativisme de la RSE

Depuis son introduction dans les années 1960, la RSE encourage les entreprises à faire preuve de responsabilité en usant d’un langage toujours plus étendu. La RSE fournit un vocabulaire puisé dans les nombreuses applications et réflexions théoriques associées à l’acte d’engager un contact avec le monde. Dans ce manuel, la RSE est à la fois comprise comme concept clé, notamment dans ce qu’elle encadre la réflexion au sujet de la manière dont on doit approcher un devoir de maintien de société qui incombe au gestionnaire. Mais il est aussi question de comprendre la RSE comme un concept relatif qui n’a et ne devrait pas avoir de définition universelle. Relatif d’abord parce que d’un cas à un autre, la distribution des lois et des codes par rapport à ces choses qu’on laisser au gré du sens éthique des gestionnaires est différente. Mais la définition de la RSE doit aussi demeurer ouverte et relative parce qu’elle fait appel à un jugement de conformité à des attentes normatives. Au cours des ans, la RSE est demeurée focalisée sur un sens de devoir social, auquel s’est ajoutée la préoccupation pour la durabilité. Mais la désignation de ses applications ne sera jamais complétée. Enfin, le concept est surtout de nature relative parce qu’il invite à contextualiser le sens de responsabilité d’une organisation. L’éthique insiste à ce que l’adjudicateur (soi-même) prennent en compte les spécificités du contexte, mais cela pourrait être vrai de toute application du jugement, qu’il soit externe ou interne à sa personne. Pour d’autres raisons encore, la RSE doit maintenir une fluidité conceptuelle qui la voit se prêter à bien des utilisations (y compris des utilisations de façade destinée à dérouter l’observateur). Si ce n’est qu’autre que parce qu’il faut connaitre le langage des organisations, il est important de reconnaitre les discussions et applications de la RSE. La RSE enseigne comment parler langage, devenu courant, de triple bilan, de durabilité et de citoyenneté corporative. Mais il est surtout important d’y voir une occasion sans cesse renouvelée de mieux définir le rapport qui doit unir l’entreprise et la société.

La non-reconnaissance des nuances de la RSE dans les débats publics est un empêchement à son bon fonctionnement. En effet, ce n’est pas le but de la RSE de dicter la ligne (peu importe ce que nous laisse penser la loi), mais bien de reconnaitre que l’application des responsabilités issues de la distribution organisationnelle du maintien de la multitude est de configurations infinies. À la multiplicité des systèmes organisationnels qui peuvent exister correspond la multiplicité des applications de la RSE. Chaque système peut avoir évolué des équilibres particuliers entre la loi et l’éthique. Paradoxalement, il faut se garder de complètement abandonner tout concept intégré de la RSE. La RSE doit vouloir dire quelque chose. L’interprétation des comportements d’entreprise peut être différemment rendue, mais communément elle fait appel à un sens de responsabilité que lui lèguent les institutions en vigueur et donc la variété des conceptions de la RSE fera partie des dialogues à l’appui des institutions. Cette flexibilité conceptuelle de la RSE doit en effet aussi permettre de voir, dans les variations de ses applications, comment elle est utilisée pour masquer ou diminuer un comportement non éthique. Les perspectives sur le monde des affaires souffrent de le juger de manière monolithique, soit d’une manière qui assigne communément à tout le monde des affaires une responsabilité égale pour les turbulences sociales et environnementales. Nuancer un outil comme la RSE permet de comprendre que le sens de responsabilité qu’engage la place de l’entreprise en société (comme créatrice de valeur, mais aussi comme source potentielle de turbulences) est inégalement observé. Simplement dit, certaines entreprises sont éthiques et d’autres ne le sont pas. Il est impossible de les juger toute ensemble. Il faut s’attarder à des cas et encore faut-il avoir accès aux informations pertinentes (ce à quoi d’ailleurs s’attardent toutes les parties d’un procès juridique, les ‘cours de l’opinion’ publique étant parfois honteusement en carence de preuves).  Se demander si un comportement est acceptable dans le monde des affaires alors qu’on en tient des interprétations différentes du comportement attendu fait partie des difficultés dans l’interprétation des obligations que crée la RSE.

Il faut donc en effet se questionner sur la possibilité que la RSE puisse poser une dualité ‘bon’/‘mauvais’ dans l’évaluation des entreprises. Une réalité aussi complexe ne saurait être adéquatement communiquée en mode binaire. Les utilités pour la fluidité inhérente aux termes sont de proposer des degrés d’infraction au sens de responsabilité qu’imposent les institutions aux organisations (et par extension, aux gestionnaires). Il semble évident que cette frontière ne soit pas la même pour chacun d’entre nous. L’opinion qu’on a de soi-même comme juge et du sens de rigueur que l’on maintient dans l’analyse par le respect de l’intégrité des consignes (méthodologiques) de l’observation sociale étant en grande variété, la subjectivité des observateurs forme cette dernière condition du relativisme de la RSE. La RSE est moralisatrice lorsqu’elle s’en tient à un discours de prescriptions abstraites. Elle exige au contraire une réflexion en continu, un dialogue constamment à la recherche de solution. Il n’est pas possible de dire que tout est bien ou que tout est mal dans le monde des affaires. Le monde est très large et les gens vont se comporter très différemment. Certains font preuve de résilience et sont capables de s’engager en société alors que d’autres sont carrément parasitaires. Mais prétendre qu’il y a définition très claire de ce qu’est la Responsabilité sociale des entreprises est intellectuellement défectueux sur le plan logique, sur le plan de l’observation, et finalement parce que prétendre qu’il y aurait une définition claire reviendrait à fermer un débat qui doit demeurer ouvert s’il veut remplir sa fonction d’alimenter en solutions responsables les préoccupations des entreprises.

Conclusion

La RSE et le sens de responsabilité pour le maintien des multitudes et des sociétés sont à faire converger. La RSE possède son propre cheminement théorique, qui passe notamment par une réflexion sur les lois, les codes et l’éthique. Or, la définition retenue dans ce manuel pour le terme « responsabilité » pointe à une distribution des tâches inhérentes à la structuration des sociétés. L’éthique est toujours présente dans le secteur public, notamment pour compenser là où la loi n’est pas claire ou n’existe pas. Les codes de conduites sont en quelque sorte l’équivalent secteur privé de ce que peut-être une loi. Mais ici aussi, on retrouve des codes de conduites dans le secteur public. Ce n’est donc pas que les outils de la responsabilité soient partagés entre les secteurs, seule la loi faisant état d’une attribution exclusive au gouvernement. Ainsi donc, les trois formes de responsabilisation sont autant de moyens de soutenir la distribution des rôles que préconisent les institutions formées par une multitude. La RSE devient alors la proposition d’au moins trois moyens d’assurer cette distribution. Pour une variété de raison (notamment leur expertise), il peut sembler préférable de s’en remettre à l’éthique des personnes concernées par la préoccupation (donc les commerçants voyant à leurs activités). Mais il sera nécessaire de créer des lois lorsque cette responsabilisation éthique ne fonctionne plus.

Comme précédemment discuté, les tapisseries organisationnelles sont aussi susceptibles de changer. Non seulement une responsabilité peut-elle passer d’un secteur vers un autre, mais le moyen par lequel elle est soutenue peut aussi être ouvert au changement. Il n’est toutefois jamais assuré que ces transfèrent mènent à des améliorations par rapport au comportement scandaleux. Encore fait-il que le nouveau partage soit mis en vigueur par la volonté des individus nouvellement concernés par la préoccupation. Prenons rapidement l’exemple d’une nouvelle loi sur la gestion des déchets industriels. Une organisation devra être mise sur pied pour la mettre en œuvre, ou bien les objectifs d’une organisation existante devront être altérés (avec ajout de ressource correspondant). Si ce n’est pas le cas, donc si le gouvernement refuse de créer ou d’altérer une organisation pour y voir, alors la loi n’aura aucune force de contrainte. Pire, l’apprentissage rapide de cette non-volonté pourrait encourage un comportement non éthique des nouvellement déresponsabilisés. Autrement dit, comme il est maintenant de la responsabilité du gouvernement de traiter correctement, les industriels malfaisants pourraient y trouver la justification d’abandonner tout effort de leur part pour contrôler les déchets selon leur propre jugement éthique.

[1] Ce que l’on nomme « débat public » consiste d’une discussion sur la manière et les raisons de distribuer les tâches pour le maintien des sociétés et de vérifier la conformité entre les normes institutionnelles et le comportement des organisations chargées de la soutenir. En ce sens, un débat public peut avoir lieu entre deux personnes. Ce n’est pas le médium ou la portée de la communication qui rend un débat ‘public’, c’est un contenu qui touche à la manière dont la multitude devrait être structurée en société.

[2] Un langage spécifique concerne un cas ou des circonstances qui sont à considérer à l’exclusion des autres. Un langage spécialisé traite de ses objets de discussion usant de termes et de logiques linguistiques qui concerne un cas ou des circonstances qui sont à considérer à l’exclusion des autres.