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Chapitre 1 – Économie et société

Introduction

Le premier chapitre navigue l’économie et la sociologie dans le but de forger un regard socioéconomique sur la question de la stabilité des sociétés. L’économie, c’est l’étude de la création et de la distribution de la richesse (ce que les anglophones nomment wealth) et la sociologie est, très simplement, c’est l’étude des sociétés petites et grandes (le terme désigne la ‘logique des sociétés’). L’économie rappelle aux sociologues que la création et la distribution de la richesse sont importantes pour la structuration des sociétés. Et, inversement, la sociologie rappelle que la valorisation première de la richesse est souvent le fruit de consensus curieux et inconscients auxquels les êtres humains semblent éternellement disposés[1]. La richesse remplit nos réalités (sociales) et il est clair qu’elle contribue à satisfaire les désirs et les besoins de manière à calmer les gens et les engager à contribuer de manière productive. Les pays occidentaux dans la seconde moitié du 20e siècle offrent le portrait de cet effet de stabilisation que renferme la création de la richesse, mais encore faut-il que cette richesse soit partagée selon les attentes des gens concernés. Et la formation des attentes socioéconomiques au sein de la personne est un processus complexe sur lequel les sociologues ont beaucoup à dire. Les indicateurs économiques offrent des points de repère dans la recherche de cette formule de la stabilité sociale, mais chacun de ces indicateurs pointe à un aspect partiel de la réalité socioéconomique. Enfin, cette préoccupation pour le point de stabilité ouvre sur un paradoxe. Alors que la société peut être satisfaite par la croissance des richesses en son sein, la création de la richesse engendre très souvent des externalités environnementales qui apportent éventuellement leurs propres sources d’instabilité (par la disparition de terres arables, par exemple, et les pressions sur les prix que cela peut engendrer). La rencontre de l’économie et de la sociologie nous mène éventuellement à contempler ce paradoxe de la consommation.

Stabilité et changement social

Contrairement à ce qu’avait prévu Francis Fukuyama (1991), l’histoire  n’en était pas à ses fins dans les années 1990. Fukuyama entrevoyait qu’avec la fin de l’Union soviétique, les institutions démocratiques étaient vouées à l’extension de par le monde et que les grands conflits seraient remplacés par les routines du commerce. Il y a certes eu extension des institutions démocratiques de par le monde à partir des années 1990, mais cette extension n’a jamais été complète et aujourd’hui, même les anciennes démocraties contiennent de voix qui en appellent à leurs fondements juridiques et citoyens. Il semble plutôt que l’Histoire sera toujours avec nous, ce qui dans le cadre de notre propos consiste à affirmer que le processus de négociation des institutions sera éternel. C’est ainsi que les sociétés en viennent à évoluer des systèmes organisationnels aux résultats et aux principes d’ascendance distincts. Toute multitude renferme des liens qui unissent l’accès aux richesses et le positionnement social. Avec l’émergence des marchés plus libres à partir du 17e siècle, et de l’éclosion conséquente du commerce, la possibilité de l’ascendance sociale par l’entremise de l’entrepreneuriat fut introduite et les mouvements démocratiques européens qui ont suivi dans les siècles suivants ont pu en bénéficier. L’appui de personnes aucunement dépendantes des titres de noblesse pour assurer leur place en société et plus généralement la liberté que peut avoir la personne de se prononcer contre l’État sont bien sûr des caractéristiques de la démocratie. Cette brève, est assurément simpliste, fresques de l’histoire européenne médiévale est ici évoquée afin de décrire le rôle que joue l’introduction de la richesse au sein d’une société. La richesse dans l’histoire a soutenu la création d’institutions porteuses de promesses et susceptibles de contrôler la turbulence de la multitude. Mais il serait en effet simpliste que de rapporter un événement, comme la Révolution française par exemple, à la croissance d’une classe marchande. Le rôle qui a joué la multitude, devenue affamée, sans toits et découragée par un régime nombriliste doit rappeler que le vrai pouvoir est celui du peuple, et pas uniquement de ceux qui ont réussi à se placer en position d’autorité. La richesse comme base du pouvoir démocratique et la richesse comme base de l’autocratie sont deux possibilités dont le choix dépendrait des circonstances et conditions ayant mené le développement des institutions en vigueur.

Le système qui rongeait ses os

Dans l’Europe féodale, la mobilité sociale (la possibilité de monter ou de descendre dans l’ordre socioéconomique) était très rigide. Soit on naissait serf, soit on naissait noble avec la possibilité de marier au sein d’une famille un peu mieux située, mais aussi la possibilité de se voir dépossédé de ses terres. Dans le féodalisme, l’allocation des ressources économiques était décidés selon caprice des nobles, permettant alors des distributions de richesses fondées dans l’aléatoire de la naissance. Cette absence de mobilité sociale nous parait aujourd’hui désastreuse pour la productivité économique, puisqu’elle traite le mérite de manière purement arbitraire. Le féodalisme est justement tenu comme l’exemple d’un système économique qui ronge ses propres os.

En un sens, le capitalisme nait du moment que le marché commencer à s’imposer comme moyen d’assurer des bases économiques autonomes de l’État. Le marché a toujours existé. Ce que l’on nomme le marché, compris ici comme l’ensemble des institutions au soutien de la valorisation juste des richesses par la reconnaissance de leur rareté et de leur utilité, est un phénomène que l’on retrouve partout dans l’histoire. Souvent contraints par les infrastructures limitées et des autorités politiques desquelles il fallait obtenir des permissions spéciales et spécifiques, du moment que les marchés sont transformés (soit libérés[2], soit refermés), ils engendrent des mouvements de mobilité sociale. L’ascendance économique et l’ascendance sociale vont typiquement de pair, et vice-versa. Les marchands méritants ont pu compter sur leurs ressources lorsqu’arrivait la volonté de forger leurs propres institutions de gouvernement. Mais comme le marché procure la possibilité d’un pouvoir détaché de l’État, il contient aussi la graine d’une volonté de le surplomber, ce à quoi appellent les personnes dites ‘libertaires’. Les richesses permettent de mobiliser pour influencer les institutions, pour le bien ou pour le pire. Les richesses soutiennent la démocratie comme elles soutiennent la possibilité d’une reconstitution du pouvoir autour d’une nouvelle élite antidémocratique et monopolistique. D’ailleurs, cette orientation soulève des craintes parce qu’elle est susceptible de réintroduire les excès et les injustices anciennement imposés par l’État (notamment ces mesures de monopolisation des marchés[3]). L’État en soi n’est donc ni l’apanage ni le fléau des commerçants. Il sera l’un ou l’autre selon les résultats des luttes institutionnelles du passé autour de la définition des institutions politiques.

L’État et le marché sont parallèlement engagés dans un éternel processus de changement. Le marché capitaliste est l’explication principale pourquoi notre matérialité (l’univers des choses et ressources qui existent dans notre espace proximal) n’est pas celui de nos parents, encore moins celui de nos grands-parents (etc., etc.). La matérialité semble sans changement lorsqu’on est jeune, mais dès que la vie accumule des années, la transformation technologique de nos espaces proximaux commence à se faire voir. Depuis plus de deux cents ans, la réalité économique et technologique qu’a pu voir une personne au début de sa vie a toujours été différente de celle qu’il était de possible de voir à la fin de sa vie. Non que tous ne l’aient vue d’eux-mêmes ou que l’innovation technologique fut complètement absente avant (elle ne l’était pas). C’est plutôt que la révolution industrielle assure depuis déjà quelques siècles un rythme d’innovation qui orchestre cette distance des réalités technologique à l’échelle d’une vie humaine. L’accélération des transformations matérielles est une caractéristique centrale de la révolution industrielle, qui avec le capitalisme et la démocratie, participe au grand mouvement des Lumières ayant établi les bases de la modernité. Les innovations techniques assurent l’amélioration de la capacité des marchés de livrer des biens et des services à l’appui des attentes des personnes et elles sont soutenues en cela par des modes de pensées qui appellent à une ouverture d’esprit difficilement possible dans les régimes autocratiques. À titre de principaux créateurs de cette richesse, les entreprises assument un rôle de première ligne dans ce grand processus d’approvisionnement des richesses naturelles (au sens large) et de leur transformation en richesses matérielles. Le rythme de l’innovation est effréné, mais elle n’est pas linéaire. Au contraire, l’histoire économique est à soubresaut, intersectée par les conséquences politiques des grands mouvements sociaux. L’histoire économique, celles des innovations et de la mobilité sociale, est plutôt accidentée.

Les multitudes ont donc rencontré des périodes de forte accélération de la matérialité. Le passage dramatique de l’industrialisation à créer des univers matériels d’une capacité inédite à générer des richesses. La révolution industrielle demeure l’un des plus grandioses phénomènes ayant touché l’humanité. Mais elle ne fut pas sans conséquences sociales et même que la Révolution industrielle ouvre sur l’idée que les bénédictions de certains sont en même temps la malédiction de certaines. Bien sûr que la matérialité évolue dans le temps , mais elle renferme partout et à toutes les époques la caractéristique commune de former les habitudes et les attentes à l’égard de la part des richesses qui doit nous revenir. Le standard de vie qui peut sembler celui des personnes riches d’il y a un millénaire serait les attentes minimums d’une personne pauvre aujourd’hui en société occidentale (où la faim est très présente, mais pour l’instant on n’en meurt pas). La classe moyenne d’aujourd’hui aurait accès aux produits et services qui remplacent les dizaines de serviteurs nécessaires pour assurer un niveau comparable à celui de la noblesse européenne prémoderne (ne serait-ce que dans un usage communément donné au loisir). Mais cela n’infirme pas l’aspect relatif au contemporain que pose l’évaluation de sa propre situation matérielle. Pour la multitude, ce n’est pas les siècles passés qui sont le point de référence. Cette interprétation semble retourner vers la notion de linéarité de l’histoire économique, mais en ce n’est pas le cas et elle n’en est pas invalidé. Il peut bien y avoir eu un progrès sans que ce progrès ait été constant. En des temps et en des lieux, les configurations sociales parviennent à plus rapidement faire augmenter le niveau des richesses qu’en d’autres. Inversement, il existe des configurations de systèmes organisationnelles qui sont moins capables, voire dysfonctionnelles. Le progrès social, comme le progrès technique, n’est jamais assuré. Les institutions peuvent venir à manquer si elles ne sont pas maintenues.

Le point demeura toujours le même dans ce manuel : les institutions, les systèmes organisationnels formés sous elles, les genres de sociétés qu’on y retrouve, tout cela peut changer . Elles peuvent changer pour le bien ou pour le pire. La richesse peut être intercalée comme cause ou comme conséquence dans des processus de changement, mais dans tous les cas l’exploration doit pouvoir mesurer. Il y a bien sûr toujours ambition de faire révéler des perspectives au sujet de la stabilité des sociétés. Mais du fait que le progrès matériel est si densément rattaché aux changements sociaux, on doit aussi composer avec l’illusion du progrès et du déclin. Certains se pensent peut-être dans un mouvement social de progrès, alors que plus objectivement la société dont ils sont membre est en déclin. On peut aussi se penser en déclin alors que les choses vont plutôt bien. La perspective sur l’état actuel des choses sur le plan économique est ici médiée par ces attentes de nature sociologiques. Enfin, il faut rappeler que progrès technique n’égale pas automatiquement l’amélioration du sort de la multitude. Les changements soudains sont, comme toujours, source de turbulence, et des discours sociaux vigoureux sont parfois nécessaires pour contenir les pires excès.

Création et distribution de la richesse

La création de richesses  est le résultat d’une activité économique où, par un travail entre ressources et besoins, une société parvient à réaliser ces biens et services nécessaires à sa propre existence. C’est-à-dire qu’elle travaille à l’avancement de la condition des gens susceptibles de les recevoir. Les économistes débattent âprement de la notion de richesses et des circonstances de sa création. Frederick Hayek (1944) affirme que la richesse est un capital matérialisé par une connaissance technique. La richesse est financière, mais est aussi traduite comme valeur d’usage et matérialité au soutien de la multitude. De cette perspective, la richesse est le résultat d’une industrie, non seulement d’un travail de réalisation, mais aussi d’un sens de diligence dans le perfectionnement des moyens de production. La production des biens et services a changé avec le temps, tant sur le plan des techniques de fabrication que sur la nature des produits eux-mêmes. Mais il a toujours été le cas que c’est par l’industrie qu’il fallait produire des choses pour répondre à ses besoins. Qu’elle soit matérielle(bien) ou sociale(service), la richesse peut être évaluée et mesurée selon le marché et l’argent. Dans les économies industrialisées contemporaines, la création de la richesse est principalement assurée par des organisations du secteur privé. L’activité économique comprend aussi celles des deux autres secteurs, dont les réalisations s’inscrivent aussi dans l’univers matériel des gens. Mais alors ce sont surtout les entreprises privées qui produisent les richesses financières. La richesse étant à la fois matérialité et finance, on pourrait dire que la tâche de les produire dans leurs deux variétés est une caractéristique importante du secteur privé dans une économique capitaliste.

Les sciences de l’économie proposent de nombreux indicateurs touchant à la question de la richesse et donc susceptible de servir à entrevoir la stabilité des sociétés. Le PIB est un premier candidat évident dans cette recherche. À la base de ses variations, le PIB comptabilise trois indicateurs : dépenses de consommation, dépenses gouvernementales et investissements par les entreprises. Le PIB propose des critères fixes pour la croissance et la récession de l’économie. Très populaire dans le sens qu’il est souvent cité pour déterminer la santé des économies, son utilisation comme mesure de la stabilité des sociétés est surtout utile pour capturer le besoin perpétuel de croissance économique. Autrement dit, l’aspect de stabilité sociale que peut bien mesurer le PIB est la croissance constante implicite. L’usage de l’indicateur de PIB présuppose d’une manière déjà l’acceptation que les sociétés expriment des besoins croissants et qu’il faut d’une manière y tenir tête. Ainsi, la récession est perçue comme une prise de retard dans les objectifs de création de richesses. La récession économique, si elle perdure, peut mener à la dépression. Ces formes graduées de crises économiques sont, surtout à la longue, des sources de turbulences. Par contre, lorsqu’il y a croissance économique, il y aurait un devancement par rapport aux besoins et l’émergence d’un sens correspondant d’accumulation. Lorsque le PIB est en croissance, l’économie est en croissance et qui dit économie en croissance doit voir émerger des nouvelles capacités de subvenir aux besoins. Le PIB peut être utile, car il indique une continuité dans l’activité économique (mesure du taux contre un passé immédiat).

Pays Population (million) PIB (billion/ trillion) PIB/Hab.
Canada 38 929 902 2,14 54 918
États-Unis 333 287 557 25,44 76 330
Mexique 127 504 125 1,47 11 497[4]

Le PIB a été critiqué, notamment par Joseph Stiglitz, comme offrant un portrait abstrait et détaché de la réalité matérielle et du niveau de richesse. À la base, Stiglitz est d’avis que le PIB ne dit pas tout et que d’importants aspects de l’économie touchant aux sociétés ne sont pas bien capturés. La variété des étapes entre la croissance de l’économie à grande échelle et la réalité matérielle des gens invalide la possibilité d’un lien fidèle entre la croissance du PIB et la croissance des richesses dans l’univers proximal des gens. Déjà le PIB/habitant commence à offrir une nuance. Cette opération de moyenne a pour effet de reconnaitre chez les personnes des niveaux centraux de richesses. Le PIB/hab, comme le PIB, offre ainsi la possibilité d’une comparaison entre juridictions des taux relatifs de création de la richesse. Le PIB offre un regard purement économique, mais le PIB/hab commence déjà à offrir une interface sur une aspect de démographie (activité bien sûr à la base de la sociologie). Toute moyenne indique un point fictif, ici une personne fictive. Il y a peut-être quelqu’un au Canada qui reçoit un salaire d’exactement 54 818 $ et en principe, cette personne pourrait dire que son taux d’accumulation de la richesse correspond à cette part de la production économique qui lui est moyennement attribuée. Mais le PIB/hab, ni le PIB d’ailleurs, n’est une mesure de la richesse des personnes, seulement de la richesse des nations. Le PIB est en ce sens une bien meilleure mesure de la performance de l’économie dans son ensemble qu’elle l’est de la richesse des particuliers qui la composent. C’est en effet un long processus entre l’activité économique et le salaire d’un travailleur.

Il est peu clair quel est le point de rupture vers l’instabilité sociale, mais le scénario où l’ensemble des bénéfices de la production sont dirigés vers un seul individu n’inspire pas l’impression d’une grande stabilité. Un tel arrangement, ne permettant aucun autre cheminement que vers l’Unique commerce, est très instable, puisque la dysfonction de ce seul point mène à l’éclatement du réseau que constitue l’économie. Cette formule de création de la richesse qui unit entreprise et sociétés doit donc aussi comprendre une réflexion sur la distribution des richesses. La distribution des richesses pointe à ce phénomène précédemment évoqué selon lequel la richesse est écoulée à travers les systèmes organisationnels constitués pour le soutien de la multitude. Les entreprises ont invariablement un rôle de la distribution des richesses , la place du secteur public étant prééminente sur ce plan parce qu’il s’agit alors de son activité principale. Mais l’emploi dans le secteur privé est un accès aux richesses matérielles, mais aussi financières (sous la forme de la possibilité de participer aux marchés financiers). L’emploi interpelle d’ailleurs la création et de distribution des richesses. Mais encore faut-il creuser davantage que les seules mesures sur les emplois, au moins jusque vers les salaires. Et puis, les salaires  sont à la merci de l’inflation (la variation à la hausse des prix observée au cours d’une période). Les salaires sont nécessairement déterminants pour la stabilité sociale, mais le seuil acceptable n’est pas clair. Et bien sûr, il faut toujours voir comment les salaires sont acceptables à l’égard du taux d’inflation.

Le coefficient Gini permet de mesurer la distribution des richesses , des revenus ou de la consommation au sein d’une multitude. Il indique les inégalités relatives. Il propose un index entre zéro et un de la distribution des cas de revenu, de richesses ou de consommation dans une économie. Zéro signifie que tout le monde a exactement la même chose, soit une société parfaitement égalitaire, alors que 1 veut dire qu’une personne possède tous les avoirs de la société. Le coefficient Gini capture donc bien la distribution des richesses, mais dans la comparaison, il laisse de côté le niveau total des richesses d’un pays à l’autre. Autrement dit, si le coefficient Gini gagne à décrire ce que ne peut pas décrire le PIB (même le PIB/hab.), il ne fournit pas non plus le portrait d’envergure sur les situations matérielles possibles au sein de l’économie. À titre d’exemple, la Biélorussie renferme un coefficient Gini plus égalitaire, autour de 0.244, ce qui ferait croire à une société beaucoup plus égalitaire que celle du Canada, autour de 0.317[5]. Mais la réalité matérielle et économique entre les deux pays n’est pas la même. Il faudrait bien sûr enquêter plus loin pour voir si la distribution des richesses en Biélorussie donne le résultat d’une société plus stable et satisfaite que celle du Canada, qui peut bénéficier d’un PIB beaucoup plus grand que celui de la Biélorussie. Mais il est possible de spéculer que la personne moyenne au Canada, celle que pourrait désigner le salaire moyen ou même le PIB/hab, est probablement en meilleure réalité socioéconomique que la personne moyenne en Biélorussie.

Il est à douter qu’une société parfaitement égalitaire soit dans l’ordre du possible . Certes, nos sociétés modernes travaillent à l’atteinte d’une égalité des droits, mais une distribution parfaite des richesses (un coefficient Gini 0) est déjà difficile à imaginer sur le plan logistique. (Comment s’assurer qu’en tout temps et dans la durée le niveau partagé de richesse soit le même ?) Or, le coefficient Gini a surtout le mérite de nous dire qu’il peut exister des degrés d’inégalité, et que certains partages (0.317) sont plus acceptables que d’autres (0.63, l’Afrique du Sud). Comme le remarquait George Orwell dans Animal Farm, une fable portant sur cette prétendue société égalitaire qu’était l’Union soviétique (régime politique de la Russie entre 1917 et 1991), ‘tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres’. Orwell soulignait par la que même au sein d’un régime qui se voulait sans classe sociale, les organisations constituées allaient, selon leurs manières, produire des classes sociales. En raison des règlements que constituent les systèmes organisationnels (en URSS la propriété privée était interdite), certains seraient mieux placés en société, même si au niveau des institutions, personne n’avait ce droit (l’éviction de toute signification aux institutions sociales est une marque distinctive de l’autoritarisme politique). Toute multitude humaine génère des classes sociales. Les questions demeurent : quel genre de société, et quelle économie correspondent à l’arrangement optimal des organisations pour assurer la meilleure croissance économique et le partage le plus opportun des richesses matérielles? Quel est le seuil acceptable de pauvreté et pourquoi semble-t-il si relatif (dans le temps et l’espace)?

Les  standards de vie, soit le niveau de vie et la qualité de vie, sont des dimensions qui visent à pousser plus loin l’analyse des salaires. Elle intègre pleinement le pouvoir d’achat et introduit aussi une perspective sur le mode de vie que peuvent se permettre les ménages (les familles). Le niveau de vie rend compte du standard de consommation qui peut être atteint selon la disponibilité du revenu (du ménage) dans une économie donnée. Il va donc un peu plus loin que le salaire et l’inflation par l’introduction d’attentes fondées. Les revenus familiaux sont conjugués pour déterminer le pouvoir d’achat à l’égard de ces attentes et divisés par le nombre des membres de la famille. L’interprétation du niveau de vie doit présupposer que cette division accorde à chacun un niveau de richesse matérielle pour le situer dans une réalité socioéconomique économique appropriée à son âge. Le niveau de vie est à sa manière associé au concept de classe sociale, car une classe sociale n’est pas seulement une désignation économique, elle est en même temps un ensemble de croyances et pratiques (y compris de consommation) devant manifester sa place en société. La qualité de vie, par contre, fait appel « au confort des personnes, des communautés et de la société, en fonction de facteurs matériels et non matériels » (Statistique Canada, 2024). La notion de qualité de vie qui fait plus directement appel à une dimension matérielle de la richesse (et forcément un peu moins financière). L’analyse de qualité de vie permet d’explorer le socioéconomique selon un confort matériel et introduit des facteurs tels des communautés stables, de l’air respirable et de l’eau potable. Ces richesses sont importantes, mais les efforts de les conceptualiser comme richesses financières posent des problèmes de quantification. Enfin, la notion de qualité de vie rend compte d’une dimension qui n’est pas purement quantitative, mais qui fait appel à ces aspects d’attentes formées chez les personnes. Le standard de vie, qui regroupe niveau et qualité de vie, offre des perspectives très centrées sur l’espace proximal des gens.

Parmi leurs nombreuses autres fonctions, les Nations unies ont comme tâche de produire d’importants indicateurs sur la santé, l’éducation, l’économie et bien d’autres aspects encore (notamment l’environnement). L’index de développement humain (IDH) est un indicateur composite développé par les Nations unies afin d’orienter une production de statistiques mieux centrée sur cette constante de l’existence humaine. Il s’agit bien d’un index composite. L’IDH incorpore le PIB par habitant, l’espérance de vie et le niveau d’éducation. L’IDH renferme la volonté de centrer le besoin sur une constante, celle de l’existence comme être humain. Les besoins de bases sont universels et forment ainsi un puissant support théorique pour la recherche d’un point de stabilité sociale. Le choix des composantes de l’index reflète ainsi une prise de position à l’égard de ce qui est important pour mesurer le bien-être des personnes. « Le PNUD, au contraire, rappelait par son IDH que, pour garantir une trajectoire humaine durable, les pays devraient avoir accès à l’éducation, à la santé et aux ressources économiques » (Jany-Catrice, 2016, p.85).

La variété des indicateurs économiques sera éternellement intéressante et leur conversion en indicateur socioéconomique passe par la reconnaissance du potentielle qu’ils ont de tenir compte de l’organisation de la distribution de la richesse, des seuils relatifs entre création et distribution des richesses, des standards de vie qui sont représentés par des données, somme toute, financièrement, et finalement de leur capacité à tenir compte d’indicateurs purement sociaux, notamment portant sur la santé et l’éducation. Rien de ceci ne nous dit comment reconnaitre les seuils acceptables, mais il y a un début important, car il est possible de déterminer des mesures. Et ces mesures peuvent éventuellement être étudiées à la lumière des événements turbulents. En l’absence d’études précises, nous sommes toutefois déjà contraints par quelques observations. D’abord, la société est toujours changeante et donc le niveau et la nature de ses besoins l’est aussi. Cette observation est suffisante pour justifier un esprit d’entrepreneuriat et d’innovation. Ensuite, la concentration excessive de richesses, surtout lorsqu’elle devient évidente aux yeux du peuple, est source de ressentiment et d’instabilité. Enfin, les problèmes tels que l’inflation invalident la responsabilisation complète de l’individu pour se sort économique et sa place en société.

Paradoxe de la consommation

La réflexion finale au sujet de la rencontre entre économie et société touche à la consommation. Plusieurs des indicateurs économiques touchent à la consommation, et chacun à sa manière. La consommation est une des principales composantes du PIB et le standard de vie pointe vers un taux de matérialité défini par un pouvoir de consommation. Mais la consommation est encore plus fondamentale du fait qu’elle est au cœur du phénomène de stabilisation par les richesses. La distribution des richesses est essentiellement une distribution d’une capacité de consommation et dans les sociétés capitalistes cette distribution est à alimenter par l’augmentation des taux de création des richesses. La création et la distribution des richesses seront conséquentes pour la stabilité des sociétés, mais qu’arrive-t-il lorsque ce processus de création des richesses se heurte aux limites de l’écosystème ? En effet, la formule de stabilité de société de consommation se heurte à la disponibilité et la qualité des ressources naturelles nécessaires à la création de ses produits et services. Le processus lui-même de création est réalisateur d’externalité environnementale dont l’accumulation entrainera la dégradation des seuils de qualité de vie, pouvant même affecter l’IDH (par l’entremise d’effet sur la santé). Et aussi, l’utilisation des produits n’étant que rarement durable, la continuité des sociétés industrialisées produit des déchets de manière exponentielle. Même si ces déchets sont très écartés de nos espaces proximaux, ils commencent à l’heure actuelle à interagir avec la matérialité qui nous entoure, et cela de diverses manières. Comme intrant, comme production et comme extrant, les organisations modernes sont susceptibles de produire leurs propres turbulences par l’abus de l’environnement. Donc si la formule pour la stabilité sociale semble atteignable par des recherches plus poussées selon les indicateurs, la dernière composante de l’équation, soit le problème des externalités environnementales, vient rappeler que la société n’est jamais en vase clôt et que son maintien dépend aussi d’un environnement en santé.

Le paradoxe de la consommation est donc que dans la création des richesses se trouvent de nouvelles sources d’instabilité . Si on n’en abuse trop au soutien de nos sociétés, il y a risque de recréer ce qui est autrement chassé. La croissance continue est rendue nécessaire par plusieurs phénomènes, notamment les changements démographiques. Il ne s’agit ici pas seulement des jeunes personnes nouvellement en quête de logement, mais aussi les personnes plus âgées dont les nécessités changent au cours d’une vie confrontée à l’évolution des innovations. Mais il y a aussi des choix particuliers qu’il faut replacer selon ses propres attentes. Le choix de posséder sa propre automobile repose sur un désir de mobilité, qui est notamment encadré par les réseaux existants de route. Le choix d’un ordinateur est presque toujours à prendre, du moins pour opérer dans le marché et les sociétés contemporains. Les aliments d’au loin procurent sans doute des bienfaits de santé, mais leur transport à grande échelle dégage des effets sur le climat. Les exemples d’externalités environnementales sont nombreux et forment d’ailleurs leur propre créneau des études économiques. Mais tout comme les inégalités sociales prononcées sur une longue durée sont productrices de turbulences, un environnement écologique peut-être pensé comme une sphère limitée et dont les processus de renouvellement stable ne sont aucunement assurés. L’un et l’autre, environnement et socioéconomie, se superposent, mais imparfaitement, et sont communément de nature limitée.

Répondre à ce dernier défi d’une formule pour comprendre les sociétés ajoute donc une composante environnementale, mais l’engage d’un calcul similaire pour l’équilibre. L’atteinte de la durabilité environnementale semble être un point aussi mystérieux que celui de la stabilité des sociétés. Il doit faire appel à des connaissances issues des sciences naturelles. La recherche d’un point d’équilibre pointe alors à des moyens soit de limiter les dégâts (freiner la mise à distance d’un point de durabilité), soit de les nettoyer (enrayer les dommages appliqués). De plus, ici aussi, il persiste des gens dont les opinions sont formées par des attentes liées au statut socioéconomique. Il est difficile d’admettre le retrait de son univers matériel d’un produit qui s’est avéré destructif. Tout comme le niveau acceptable de richesses est contesté, le point de durabilité environnemental lui aussi ouvre sur un débat susceptible d’accueillir une variété d’opinions. Et donc ici aussi, l’innovation entre en ligne de compte, moins pour soutenir la fourniture de biens de consommation, mais plutôt pour assurer la fourniture continue des biens plus fondamentaux que procurent les écosystèmes (responsables, entre autres, de l’air que l’on respire et la nourriture que l’on déguste).

Conclusion

Ce chapitre a porté sur la socioéconomie, une perspective au croisement de l’économie et de la sociologie qui offre, on l’espère, un moyen d’observer les univers organisationnels dans lesquels les gestionnaires doivent opérer. Le chapitre progresse en supposant l’existence de point d’équilibre social qui est à mesurer selon des indicateurs appropriés. Les indicateurs écologiques propres aux études de l’environnement sont laissés de côté, mais le chapitre traite de cinq indicateurs pour souligner que chacun peut contribuer un regard qui n’est que partiel sur les composantes de l’évolution des sociétés dans le temps. Le chapitre fait aussi état de ce que veulent dire, dans la vie du particulier, les richesses. Usant surtout de la notion de matérialité, il est ici aussi état d’un phénomène selon lequel les personnes se définissent sur le plan social par un usage des biens et services. La notion de classe sociale étant éternelle, le système de classe qui correspond au système capitaliste est fondé dans la capacité de générer un capital financier. L’instabilité sociale est une menace constante à tout système. Une population pour laquelle le standard descend trop rapidement est susceptible de manifester son mécontentement, et cela de diverses façons. L’émergence de valeurs égoïstes et le déclin d’un sens de communauté avec la multitude n’en sont pas les moindres. L’équilibre démocratique peut aussi souffrir d’un déclin. Il y a un parallèle à examiner entre les séquelles d’autoritarisme politique qui ont suivi la crise de 1929 et celle de 2008. Il y a aussi des conséquences à échelle moins grande que celle des institutions politiques : crime, fragmentation des familles, détérioration de la santé mentale, négligence structurelle. L’idée générale que nos circonstances économiques forment notre personnalité et influencent au moins partiellement notre comportement est la base de la sociologie. Toute règle possède des exceptions, toute distribution statistique peut renfermer des résultats aberrants. Bien sûr, jamais ne peut-on juger d’un individu par son appartenance à un groupe, y compris une classe sociale (et vice-versa) ? Mais les distributions ne sont pas de la foutaise et théoriquement elles savent révéler des points de rupture sociale. Les sciences naturelles semblent similairement capables de nous accompagner en cela, notamment en révélant des dommages environnementaux en cours, mais qui ne sont pas encore évidents à l’œil.

Certains systèmes sociaux, ces agencements des milliers d’organisations assurant la création et la distribution des richesses, sont plus stables et plus durables que d’autres. Certains sont aussi plus productifs. Trouver la formule optimale est une tâche d’ampleur. Les problèmes cycliques des multitudes font écho dans le temps . Les emprunts et cotisations intergénérationnelles des richesses peuvent être déterminants pour la richesse matérielle des citoyens futurs, pour le bien ou le pire. Ce qui fut atteint par la Révolution industrielle était une capacité de création de création de richesses accélérées, mais les abus qui y a vu tiennent en bonne partie à de mauvais systèmes de distribution. Les turbulences semblent provenir d’un déséquilibre entre création et distribution des richesses, mais il n’est pas toujours dans quel sens ce phénomène opère (envers la stabilité ou l’instabilité), ce qui d’ailleurs soulève la possibilité d’une turbulence positive. C’est là une piste vers la création destructrice dont parle Joseph Schumpeter. Mais alors, il faut se poser la question de comment on assurer qu’une innovation soit, même ultimement, stabilisant et y a-t-il des innovations qui ne peuvent pas l’être (tel un produit hautement abusif de l’écosystème de son lieu d’extraction, de production ou de dépôt)? Car si l’effet de pacification repose sur la satisfaction avec son lot, c’est que les variations à la hausse sont absentes ou moins bien connues. Si elles sont moins bien connues, c’est que les mieux nantis cachent leurs modes de vie. Si elles sont absentes, c’est que la différentiation entre soi et l’autre n’est pas possible, l’autre n’apparaissant pas sensiblement en meilleure situation socioéconomique. Et comme l’illustre la discussion du coefficient Gini, cette absence de distinction socioéconomique peut avoir lieu à un niveau de pauvreté généralisé, ou de richesses généralisées. Le seuil acceptable semble relatif. Ce qui est acceptable comme différenciation dans les classes sociales change beaucoup dans le temps, la répartition des classes sociales fait partie de cette discussion institutionnelle au sujet des moyens de créer et de distribuer les richesses. Mais enfin l’humain, dans toute sa biologie et sa socialité, propose des standards selon lesquels fonder un chemin devant l’incertitude de mesures, perspectives, et optimalités incertaines.

[1] La mode vestimentaire, par exemple, est une question de goût et de culture, mais derrière elle s’active une industrie partout répandue.

[2] Un marché est dit en vois d’être libéré lorsqu’il devient un espace dans lequel l’accès est permis non plus sur une base d’exemption spéciale à l’interdiction générale, et est ouvert à la capacité manifeste d’y participer.

[3] Le Gouvernement du Canada peut se vanter d’avoir été le premier pays du monde industriel à inaugurer une loi ‘antitrust’, et cela dès 1889. La volonté antitrust des autorités fédérales canadiennes est aujourd’hui incarnée par la loi sur la compétition ainsi bien sûr que par quelques provisions du Code criminel.

[4] Source: Banque mondiale.  (2022, en dollar US constant)

[5] Données tirées de https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.GINI, accédé le 13 janvier 2024.