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Chapitre 9 – La gouvernance des sociétés humaines

Introduction

Ce dernier chapitre intègre les chapitres précédents en une proposition pour une théorie de l’adaptation des activités du gestionnaire à la multitude. Il prend comme point de départ la proposition que les personnes sont avantagées par la stabilité et donc que celle-ci est, dans le grand ordre des choses, un intérêt général que se doit de poursuivre, à divers degrés, tout gestionnaire. La création pendant le 20e siècle d’un niveau inédit de richesse provient de l’institutionnalisation des mille et une normes nécessaires au bon fonctionnement des organisations et donc il va de soi que la société bénéficie des efforts des gestionnaires visant à organiser la multitude (littéralement, optimiser par la création d’organisation, la performance des êtres humains autrement isolés). Simplement dit, la société a intérêt à bien s’organiser. La possibilité de la collaboration des sociétés à grande échelle a fait ses preuves. Presque tous les gens qui constituent les quelque 107 milliards de personnes qui ont vécu depuis l’aube de l’humanité n’ont pas vécu des vies du standard de richesses atteint dans les 20e et 21e siècles. Mais la continuité des sociétés n’aurait été possible que s’il y eut de la stabilité dans certains endroits et pour des durées appréciables. Les niveaux de richesses, d’une époque à une autre, peuvent varier, mais en temps et lieu la distribution équitable est ce qui permet de créer ces bulles de stabilité. Lorsque les sociétés sont stables, la croissance devient possible et dans la mesure où la croissance des sociétés semble une condition de sa survie (ce qui pourrait être débattu, bien sûr, mais ne le sera pas ici), la stabilité est, de façon inhérente, quelque chose de désirable et envers quoi l’humanité devrait tendre. Malgré qu’il persiste abondamment des comportements déplorables et destructifs, les sociétés humaines (mais pas toujours les personnes bien sûr) ont réagi avec croissance l’avènement d’un contexte d’obligations sociales fondées dans un sens de réciprocité. Cette réciprocité soutient une dignité à partir de laquelle on peut s’engager dans cette toile d’interactions riches entre voisins, collègues, citoyens, partenaires, amis, bref, dans toutes ces interactions par lesquelles les personnes humaines se disent « faire partie de la société ». Ce « faire partie » tient à une distribution des responsabilités sociales qui engagent des normes de responsabilité à l’égard de ces autres, en commençant par des normes sur comment se comporter dans ses conversations avec les autres. Ce que veut dire la responsabilité du gestionnaire n’est toujours pas clair, et cela après huit chapitres d’exploration de son contexte. Le concept de gouvernance est en fin de manuel soulevé dans le but d’élucider des principes selon lesquels le gestionnaire peut en arriver à poursuivre ses propres objectifs tout en soutenant des objectifs de stabilité sociale et de durabilité environnementale. Exiger que chacun tienne sa part commence par sa propre exigence de soutenir la nôtre, cela va pour la gestion comme pour la vie en général. Une théorie de la gouvernance peut renseigner le gestionnaire sur les moyens d’en arriver à un équilibre authentique de Triple-bilan, mais le travail de se convaincre lui-même que cela en vaut l’effort en est un d’engagement personnel. L’application d’un regard théorique sur le monde exige la volonté de tenir tête aux pressions et tentations qui peuvent le décourager, notamment le phénomène de la médiocrité[1]. Les meilleurs gestionnaires, ceux et celles susceptibles de développer le caractère nécessaire afin de soutenir les grandes sociétés, sont ces personnes capables de maintenir un sang-froid devant la complexité du monde qui les entourent.

Le contexte du monde des affaires

La multitude regorge d’interactions quotidiennes, certaines éthiques d’autres pas du tout, la plupart très banales. Les sciences sociales débattront éternellement des déterminants dans ce comportement, mais il ne fera jamais doute que ces interactions ont lieu. Le fait observable que la coopération en société est plus avantageuse pour la création de richesses n’est pas l’aveu qu’il n’y a pas des comportements avares, fourbes, ou autrement répréhensibles. Comme précédemment discuté, ce sont les actions des personnes concernées qui signalent, dans un contexte particulier, si une institution applicable sera honorée ou si elle sera déchue. Par exemple, il revient au gestionnaire de faire preuve de respect de la déontologie de l’embauche des personnes et de ne pas recourir aux préférentialisme. Si les normes d’embauches sont respectées, non seulement le gestionnaire n’a pas à craindre de représailles futures (sous la forme d’une investigation suite à une plainte par un candidat lésé, par exemple), mais les participants au processus en ressortiront avec un peu plus d’estime pour les normes d’équité des chances dans l’embauche du personnel. L’apprentissage des normes en vient d’ailleurs en partie à constituer le savoir spécialisé autour duquel l’organisation prend forme. Pour répondre à une question centrale issue du premier chapitre de ce manuel, on peut définir une société stable comme une société où les institutions sont au soutien de comportement qui sont porteur de bénéficies mutuels. Le partage n’est pas toujours équitable, parfois même voulu ainsi, mais le bénéfice sur la croissance, la paix et le bien-être d’une société dont les rapports interpersonnels sont nombreux, denses et éthiques est mis en évidence par ces nombreuses journées de l’humanité (de tous ces 107 milliards d’individus ayant vécu depuis la nuit des temps) où rien ne s’est passé et la vie fut, au minimum, reposante. La bonne gouvernance est défendue par le plus fondamental de ces évaluations : la stabilité sociale est une condition sina que non de la paix, de la prospérité et du bien-être.

La gouvernance des sociétés est d’abord là pour assurer la création et la distribution des richesses. C’est bien ici qu’elle donne la première partie de sa réponse, mais seule une partie de la réponse de ce qu’est une société stable. Il fut longtemps dit que ce n’est pas aux entreprises de voir au bien être des gens, que les entreprises sont prioritairement là pour poursuivre leurs propres intérêts. Et en effet que l’entreprise doit prioriser son propre intérêt afin d’assurer la continuité de son existence. Il revient prioritairement au gestionnaire de voir à cette part dans la distribution des responsabilités sociales qui correspondent à l’activité de son entreprise. Mais alors, cette responsabilité n’est que l’une parmi d’autres à laquelle le gestionnaire doit aussi une attention. Et inversement aussi, bien qu’il en soit le responsable prioritaire, le bien-être de l’entreprise n’est pas de sa préoccupation unique. Des parties prenantes, et bien sûr ses partenaires s’il en a, sont aussi préoccupées par le bien-être de l’entreprise. Ainsi, les objectifs que se donne le gestionnaire peuvent aussi être vus comme bénéficiant d’un soutien extérieur (par exemple, du gouvernement, qui tient évidemment au bon fonctionnement des entreprises sur son territoire), pourvu que ces objectifs soient de nature à s’arrimer à des préoccupations de gouvernance. La segmentation des soutiens ne suit pas les limites des organisations. Ce partage des responsabilités est une première mesure que peut avoir le gestionnaire pour forger l’équilibre du comportement authentique entre l’obligation au fonctionnement de son organisation (auquel il se doit parce qu’il est en le principal responsable, même si pas l’unique) et la société qui l’entoure (parce qu’elle l’aide lui aussi, ne serait-ce qu’en achetant quelque son produit). Le début du comportement authentique est de reconnaitre cet intérêt partagé. Et comme aucune entreprise n’est excusée d’un comportement moins qu’authentique, l’authenticité étant sans frais. Le Triple-bilan au minimum forme les considérations en proportion aux degrés de soutien extérieures aux objectifs. L’intérêt d’une entreprise pour le profit n’est pas en soi le cœur des déséquilibres dans la distribution des richesses, seulement l’absence de ligne directrice de ce en quoi peut consister un partage raisonnable entre l’accumulation de la richesse et la responsabilité sociale des entreprises. Suivre des indicateurs de proportion des salaires par exemple, ou de visées modestes dans la croissance, avec différentes allocations sociales pour les profits excédentaires à ce qui est socialement acceptable, sont des moyens de procéder pour le gestionnaire qui choisit de faire des choix équilibrés. Enfin, en général, il faut qu’il y ait des débats ouverts sur ce qui constitue un taux acceptable de ratios des profits et des salaires dans les entreprises. Comme vu au chapitre 3, la culture des entreprises, le choix des pratiques disponibles, sera encadrée par la culture sociétale plus large et l’acceptabilité des salaires peu ou non faire partie des institutions de cette société.

La gouvernance fait directement appel au sens de responsabilité des personnes et des organisations. Toute société, toute configuration d’organisation en viendra à former des règlements. Peut-être ceux-ci seront-ils issus naturellement des organisations concernées, qui en verront les avantages de première main et s’y engageront donc avec un sens d’obligation digne de celui dû à une loi. Mais si ces normes éthiques ne sont pas suffisantes pour contenir les dommages de l’activité en question, la désapprobation du public crée une forte pression pour l’introduction de mesures plus coercitives. La gouvernance doit éviter cette situation, par la formulation dans un échange honnête des intérêts et avantages des acteurs. Éviter la formation des lois, et maintenir une autonomie, voilà un intérêt direct que trouve le gestionnaire d’entreprise à viser une bonne gouvernance. La gouvernance est fortement axée sur les codes de comportement issus des regroupements industriels, d’un sens de développement des normes qui répond à un réseau plus restreint des acteurs concernés. Ces codes de comportement rassemblent la rigueur de la loi dans le fait d’être écrit, mais la flexibilité issue d’un sens nuancé d’interaction gouvernée par l’éthique. Les codes de comportement renferment la possibilité de décentraliser la réalisation de normes écrites et de se servir de ce réseau d’idées plus locales aux acteurs du domaine et pouvant alors servir de barème dans le comportement des organisations. La convergence des objectifs d’activité que préconise la gouvernance est hautement facilitée lorsque ces objectifs sont écrits et donc la multiplication sur une base décentralisée des initiatives de responsabilisation vers des objectifs communs et écrits (mais différemment poursuivis) permet de guider selon une appréciation pour les difficultés du terrain ainsi que d’effectuer une densification des réseaux qui unissent des acteurs aux préoccupations communes.

La gouvernance fait repenser la manière dont les organisations interagissent. Dans le monde des partenariats que propose la gouvernance, le souci pour la compatibilité des cultures organisationnelles prend une nouvelle ampleur. Dans des circonstances où les rapports deviennent toujours plus denses et complexes, il a raison de se soucier du débit de la transformation. Il peut y avoir de très bonne raison de vouloir faire évoluer sa culture organisationnelle, et de tout aussi bonne pour s’assurer que la transformation ne soit pas trop subite. Tout engagement avec un nouvel autre apporte le changement, sur le plan des personnes comme des organisations. Une société qui se gouverne elle-même, soit qui s’assure d’une distribution des responsabilités sociales dans le respect des capacités de chacun, doit pouvoir puiser dans un renouveau culturel perpétuel, où les meilleures pratiques (décisionnelles, notamment) sont adoptées et les moins bonnes mises au bercail. La rencontre des cultures organisationnelles peut-être rude, mais elle ouvre la possibilité d’un partage de ces meilleures pratiques, assurant un mécanisme de transfert des connaissances qui rendent le réseau de gouvernance dans son ensemble plus résilient. En effet, le partage des pratiques culturelles est un parmi d’autres phénomènes pouvant mener à la formation de codes de comportements. Ces pratiques de bonne gouvernance gagnent en légitimité à mesure que leur utilité (et l’utilité d’une observance collective) se manifeste.

Une gouvernance n’est pas l’abandon de l’État, mais bien la fortification de son rôle comme porteur du pouvoir politique et comme promoteur de cette prise de contact entre personnes concernées. L’État sera toujours là, il est un phénomène découlant de la présence même de la multitude. Qui en détient les leviers, selon quelles procédures quelles sont les limites de ses pouvoirs, et selon quel principe est-il exercé, voilà essentiellement ce qui change dans le temps. Le défi du gestionnaire d’État (le ‘fonctionnaires’) est d’équilibrer la préoccupation pour l’ordre public (condition minimale du commerce, y compris les aires pertinentes du droit), mais dans un espace de gouvernance l’État intervient au soutien des marchés de l’emploi (formation, transition) et à l’appui aux industries (contrats, crédits). La vigilance de l’État sur le plan des politiques économiques doit viser à forger une économie qui répond aux besoins des systèmes organisationnels présents sur son territoire, dans le moment présent et pour l’avenir. (Les principes de la gouvernance sont universels, mais les résultats partout diffèrent). La variété des outils d’intervention de l’État demeure à sa disposition dans la poursuite de cet équilibre. La question de ce rôle plus étendu demeure contestée, mais ne serait-ce que parce qu’il renferme ce pouvoir souverain des lois, l’État représente une plateforme unique d’action en société dont la portée est habituellement inégalée dans la juridiction.

On nomme gestion cette activité d’organiser la multitude en société (LES sociétés), comme nous l’avons vu au chapitre 5, et comme nous l’avons brièvement vu au chapitre 3, la gouvernance est cette fonction qui conscientise aux manières dont l’organisation peut faire conformer ses pratiques à des institutions communes. Ainsi donc, la distinction à apporter entre gestion et gouvernance joue sur la frontière de l’organisation. La gestion est dirigée vers ceux et celles qui font partie de l’organisation, et la gouvernance est le moyen dont la gestion, orientée au-delà de l’entreprise, est ancrée dans des normes institutionnelles. La gouvernance pointe à un phénomène d’échange qui fait minimiser les frontières de l’organisation. Elle transgresse la frontière de l’organisation, de manière à donner un sens aux actions du gestionnaire dans son équilibre du Triple-bilan. Un cadre de gouvernance émerge lorsqu’il conscience chez les gestionnaires que ce phénomène prend place et qu’il est volontairement poursuivi dans l’attente d’une réalisation d’un objectif plus général. La prise en compte de ce phénomène et du besoin d’activement diriger les comportements collectifs (dans la multitude) marque ce tournant vers la gouvernance où la poursuite de normes institutionnelles ouvertement nommées donne lieu à une conscience collective au sujet des moyens de redéfinir son sens de responsabilité à l’égard du monde. La gouvernance est une prise de conscience collective de ce qui retient les organisations ensemble et sa présence est signifiée par l’apparition de codes de comportement et d’objectifs communs.

La mondialisation et la gouvernance ont beaucoup à voir l’un avec l’autre. Comme concept, la gouvernance est issue d’une prise de conscience de la dimension planétaire des défis écologiques. La première utilisation du terme « gouvernance » remonte au rapport Brundtland, un rapport des Nations unies de 1987 qui a pour la première fois lancé la nécessité d’une collaboration internationale dans la poursuite des objectifs environnementaux. Dès le début, la collaboration fut un facteur évident à toute solution aux défis écologiques, car la nature des dégâts peut très souvent ne pas être contenue dans une seule juridiction (pensons à l’atmosphère ou une rivière dont l’amont remonte dans un autre pays). La collaboration est essentielle à la résolution des défis écologiques. Mais les négociations sont difficiles, car elles soulèvent des griefs raisonnables sur la part que chacun doit y mettre. Notamment, est-ce que les pays les plus pauvres ont à payer un prix égal ou un prix plus équitable en ce qui concerne les concessions à faire? Dans la cadre de négociation pour la réduction de la pollution atmosphérique, certains pays pourraient faire valoir que les pays occidentaux ont eu leur chance de faire la révolution industrielle et qu’eux-mêmes aussi devraient avoir l’occasion d’assurer des croissances rapides sur le dos de production (énergétique) polluante. Ainsi, les problèmes écologiques engendrés par la mondialisation reproduisent à une échelle mondiale le dilemme du gestionnaire. À quel degré doit-il faire preuve d’engagement et à quel degré doit-il voir à ses propres intérêts ? La mondialisation confronte à un équilibre du Triple-bilan. Une gouvernance collective demeure le moyen d’y voir, mais alors il faut, encore et toujours, que ses préceptes de base soient respectés, notamment un engagement sincère envers l’authenticité. En ce qui concerne la crise écologique, cette authenticité passe par la divulgation des activités nocives auxquels certains se livrent. On peut encore ici comprendre comment il sera difficile pour le gestionnaire de supplanter un engagement social dans une entreprise qui profite d’une exploitation dérèglementée de matière première. Raison donc dans ce cas pour que la solution à la crise de l’environnement ne soit pas uniquement assurée par l’éthique des personnes concernées, mais bien par la loi, qui est ‘internationale’ dans la mesure où toutes les juridictions appliquent le même règlement (en vertu d’une entente multilatérale qu’ils auront signée). La gouvernance penche vers la réalisation de normes industrielles et de code de comportements développés par les parties prenantes, mais elle sait admettre la place de l’État lorsqu’il est nécessaire, ce qui est bien sûr le cas pour la résolution de ces problèmes immenses qui nous touchent tous.

L’évolution vers le commerce mondial signifie une concurrence accrue et donc des besoins en informations de plus en plus pressant et solide (d’ailleurs, la production rapide d’information et la production d’informations valides vont parfois dans des sens opposés). L’expansion internationale est susceptible d’augmenter la qualité et la disponibilité des informations à portée de main. Et non seulement parce que les sources d’informations seront différentes et pas toujours symétriques à celle de son siège social. Plutôt parce que sa création procèdera par des observations en contexte distinct. En effet, une information part de données, passe par l’analyse et vient à être interprétée. Les cueillettes possibles de données, leur analyse et interprétation sont toutes sensibles à des variations dans le contexte. Façon de dire que le cercle vertueux de Barry et Linoff (2004) ne produira pas des observations universelles, mais plutôt contextuelles. L’informatisation a certainement ouvert sur d’autres moyens de comprendre comment sont gouvernées les entreprises, mais elle demeure limitée par le problème qui a toujours été celui du gestionnaire : l’accès et la disponibilité des informations pertinentes.

Le partenariat est un concept qui est directement lié à la gouvernance. Essentiellement, la gouvernance cherche à favoriser la signature de partenariat, y voyant le moyen de partager la pratique des normes institutionnelles qui auront fait leurs preuves comme soutien à la stabilité sociale et la durabilité environnementale. Comme vu au chapitre 8, le partenariat est une entente formelle signée par deux organisations distinctes dans lequel chacune s’engage envers l’autre à l’exclusion de tous les autres partenaires possibles (pour l’activité qui les réunit). Dans ces ententes a lieu un mélange des cultures et celles qui sont les plus fonctionnelles manifesteront leur réussite par leur continuité. D’une manière très concrète, l’entente de partenariat est une ‘loi’, mais qui unit seulement les signataires. Elle est donc le produit d’un contact direct des personnes concernées, qui auront fait leur devoir de codifier le résultat de leur échange. La description est sensiblement la même que celle plus abstraite que propose la gouvernance. En effet, la promotion de telles ententes entre parfaitement dans l’ambition de décentraliser la formulation des normes selon les attentes des personnes concernées (typiquement, une entreprise entre dans un partenariat de sa propre volonté, y voyant ce qu’on y voit dans la gouvernance, soit un moyen de bénéficier davantage que si elle demeurait seule). Les lobbys ont été présentés dans ce manuel comme une forme particulière de partenariat, qui vise les décideurs et l’opinion publique. C’est précisément ce contenu des interactions entre acteurs concernés (d’une industrie, par exemple) que va tenter de défendre le lobby. Bien plus que simplement ajouter aux débats publics des connaissances spécialisées, les lobbys sont les défenseurs d’un ordre organisationnel qui soutient la décentralisation du pouvoir de générer des normes institutionnelles. Bien sûr que les activités de lobbying peuvent aller trop loin, notamment dans la poursuite d’un corporate welfare. Mais c’est là le rôle tout contraire de l’État que préconise une approche de gouvernance à la distribution des responsabilités sociales. En fait, déborder dans le corporate welfare serait, pour le lobbyiste, de passer vers la façade et surtout le non-éthique. Et ce dépassement fait écho à l’équilibre que doit savoir maintenir le gestionnaire entre défense de ses intérêts (ici le droit de contrôler plus directement les normes qui gouvernent le domaine) et l’engagement envers la société (l’acceptation d’une loi pour gouverner selon les acteurs concernés). Car le corporate welfare n’est pas seulement moralement répugnant, il engendre de plus une forme non compétitive de marché et contribue à la longue à un déclin de productivité. Autrement dit, le comportement non éthique et de façade ne permet pas de contribuer à une formule de croissance sociale.

La gouvernance repose sur l’interopérabilité des organisations. Elle présume que la formation des systèmes organisationnels procède par un partage des pratiques qui sont à chaque itération plus complexe. Une fois largement répandue, la pratique devient le moyen de déterminer la légitimité organisationnelle. Les régimes de contrat, les communications, même les départements des ressources humaines, sont ce qui fait que les organisations peuvent fonctionner ensemble. Les organisations en quelque sorte maintiennent des protocoles communs leur permettant d’allier leurs opérations les uns sur les autres. Il y a 2 siècles, avec l’avènement de l’ère moderne, les entreprises ont commencé à se comporter de manière standardisée. L’émergence du gestionnaire comme personnage organisationnelle tient à l’observation de ces institutionnalisations et l’obligation ressentie d’y donner suite. Toutes les entreprises ont commencé à adopter un modèle institutionnalisé, comprenant le bon fonctionnement comptable, la conformité juridique et la communication sociale. Ainsi, le fait de doter les organisations de pratiques formelles de gestion au tournant du 20e siècle est le même phénomène qui alimente aujourd’hui l’adoption des normes environnementales. La gouvernance se veut la prise en compte de ce phénomène et de son introduction dans le quotidien du gestionnaire comme boussole pour naviguer les nombreuses instances où il faut équilibrer le Triple-bilan.

Visualiser les sociétés humaines

La multitude est mesurée et étudiée de plusieurs façons. Depuis toujours que les personnes font des commentaires sur les sociétés, qu’il s’agisse d’une plainte à deux au sujet d’un baron local ou d’un entête de média de masse dans les sociétés avancées. Mais il y a encore très peu de consensus au sujet de la manière dont la formation des sociétés devrait être observée. Simplement dit, la manière dont il faut représenter les sociétés n’est déjà pas clair. L’usage de la statistique et de l’observation empirique accompagne la modernisation des organisations depuis déjà longtemps et donc le point de départ de l’observation des organisations semble là. Mais bien sûr, beaucoup de la matière dont il a été question dans ce manuel, soit l’éthique, la culture organisationnelle, la politique économique, les relations humaines, le partenariat consistent en des phénomènes dont la prise de mesures (la conversion en donnée, pour commencer le processus vers l’information) ne fait pas consensus. Et comme les problèmes de l’analyse et de l’interprétation demeurent eux aussi très prononcés, les perspectives d’obtenir des informations sur la société à l’appui de l’observation d’un phénomène de gouvernance sont périlleuses. La représentation des sociétés humaines nécessite une discussion méthodologique qui dépasse l’ambition de ce modeste manuel, mais il convient néanmoins ici d’ajouter comment le contenu du manuel le propose. La gouvernance elle-même puise dans une logique micro-économique. La série des événements et des rencontres offre des conséquences pour les acteurs. La perception du gain et des menaces possibles entre les acteurs interpellés forme des réseaux de causes qui auront ou non pour conséquence d’atteindre les objectifs. Cette préoccupation pour le contact des acteurs agit ici comme point de départ de la construction d’une visualisation des sociétés humaines.

Les applications du graph theory à la visualisation des sociétés humaines sont nombreuses et pour cela nécessitent une élaboration. De nombreux phénomènes en société peuvent être représentés sous forme d’un réseau, ce qui comprend ceux liés aux entreprises. L’application à une visualisation du problème consiste en un processus de sélection de ce que représente les « nodes » (points d’un réseau) et les liens (« edge », ce qui unis les nodes). Le poids peut jouer sur la taille du node comme du lien et les analyses possibles (tels le recensement des triades ou le calcul de la densité) peuvent aussi être assimilées à des éléments de la réalité observée. Ainsi, une représentation réseautée des transactions pourrait situer les clients comme les nodes, la taille de chacun déterminé par son chiffre d’affaires total, alors que la taille du lien représente le chiffre d’affaires que l’on a eu avec lui (un tel scénario présume une connaissance d’information probablement absente, mais encore, la gouvernance encourage le partage des données, des informations et des connaissances en partie pour appuyer l’analyse des acteurs). En effet une telle visualisation pourrait servir à représenter la proportion de son chiffre d’affaires avec le client, servant ensuite à déterminer vers quel groupe diriger ses efforts d’expansion. On pourrait aussi y voir une relation de parties prenantes. Enfin, l’analyse par réseau renferme la possibilité de faire rejoindre des représentations de choses différentes (ventes, relations de parties prenantes, approvisionnement et distribution des produits, pointant à différentes, campagne de marketing), pourvu que les deux sources d’observation puissent être formatées selon des matrices appropriées. Or, c’est ici aussi une des faiblesses de l’analyse par réseau. L’ajout inconsidéré de chose à visualiser réduit l’intelligibilité du réseau à l’œil humain, et puis même si le modèle lui-même peut continuer à être soutenu sur le plan de la computation, il y a toujours à justifier le choix des processus qu’on observe (le cercle vertueux et d’autres outils similaires offrent la possibilité d’assainir ces choix en mesurant leur utilité selon leur applicabilité).

Comment est-ce que les données sur les organisations et le commerce doivent interagir avec un monde plus large, un monde marqué par des besoins en gouvernance? Quelles doivent être les données qui guident la représentation des sociétés ? Les choix ici proposés pourront être éternellement débattus, et même devrait-il l’être. Le but de ce qui suit n’est pas de fermer le débat sur la visualisation des sociétés, mais de l’ouvrir. Le contenu de ce manuel suggère que les sociétés humaines sont à visualiser selon un réseau qui comprendrait trois principales couches d’objets (de nodes). À la base, les nodes sont des acteurs : personnes ou organisations, selon ce qui est recherché par le gestionnaire. La variété des liens qui unissent les acteurs sont ceux qui trouvent racine dans nos univers proximaux. Les types d’interactions que peut avoir une personne vont bien au-delà d’une transaction. Il peut s’agir de temps passé ensemble, de partage des pratiques, ou de ligne d’autorité (y compris les autorités informelles). Pour revenir vers les transactions financières, ou pourrait représenter bien plus que les ventes, aussi les subventions et autres contributions. Cette première couche de node consiste en l’univers micro-économique décrit plus haut. Ces réseaux placent l’acteur comme le cœur de l’observation. La portée immédiate de chaque acteur peut paraitre limitée à ces personnes qu’il connait avec qui il interagit. Mais un réseau visualise non seulement cette couche primaire des personnes avec qui un acteur interagit, il est aussi question de comprendre ce que cela veut dire qu’il y ait des liens secondaires et tertiaires : nous connaissons des gens, qui en connaissent d’autres que nous ne connaissons pas, mais dont il est raisonnablement possible que nous recevions quelque chose par l’intermédiaire commun. Granovetter (1973) dans son étude fondatrice en théorie de réseau parlait de la « force des liens faibles » et soutenait que ces liens étaient importants pour l’accès à l’emploi.

Une fois que toutes les personnes sont retracées à toutes les personnes qu’ils connaissent, ce niveau micro de réseau forme le fond de cette toile de la multitude constituée par les liens sociaux (liens forgés par l’organisation en société). On pourrait y percevoir ces liens de toutes sortes, y compris ceux de l’organisation formelle (qui n’est au final qu’une forme de regroupement humain). Mais la société, ce n’est pas seulement la multitude des petits liens directs entre les personnes. L’expérience dans le monde des organisations révèle la présence d’arcs plus ou moins grands qui constitue un niveau d’activité au-delà de la toile sociale. Le réseau constitué sur la base micro-économique continue (théoriquement) n’existe au-delà de l’espace proximal de la personne, mais alors le type de relation qu’aurait un acteur avec quelqu’un situé plus loin dans la toile ne sera pas sur ce plan proximal de la transaction directe ou du contact. Autrement dit, même si nous sommes (et c’est à contester) tous connectés par « six degrés de séparation », et sans vouloir minimiser comment un contact fortuit peut déchainer des événements importants, la distance qui nous sépare fait en sorte que le seul contact possible avec tous les gens est par l’entremise des idées que nous détiendrons en commun. La logistique du temps de la vie humaine empêche de tous nous voir, et donc la connexion à l’humanité procède de manière interposée. Ces relations avec les personnes distantes ne sont pas à visualiser comme des liens d’un réseau qui veut représenter des contacts directs. La connexion entre l’individu et les masses est médiée par des choses comme l’effet économique commun, la souscription à des normes industrielles communes, une culture et des croyances communes, et bien sûr la soumission commune aux lois. Ces réseaux plus larges seront de nature différente, ce que signifie que les nodes représenteront quelque chose de différent. Les sociétés de masses ne sont pas tenues ensemble uniquement par les liens proximaux entre personne, elles dépendent de réseaux d’idée et des principes de communication.

Par-dessus la toile sociale que forme la multitude plane donc des réseaux qui sont à la base des idées. Ces idées peuvent être de toute sorte, y compris des normes institutionnelles. Qu’il s’agisse d’une souscription collective d’un groupe d’entreprise à une norme du Pacte mondial des Nations unies, ou de l’adoption d’un équilibre entre les salaires des membres de l’exécutif et les employés, les lois et autres normes écrites gouvernent les situations et le comportement simultanément à l’éthique des personnes concernées. Les normes sont à situer sur le second niveau de la visualisation réseautée de la société, partagées entre celles qui sont et qui ne sont pas pertinentes pour tous. Il serait donc ici plutôt question de situer les nodes comme ces normes et les liens sont à placer en rapport avec les organisations qui y souscrivent (y compris la possibilité de jouer sur le poids du lien s’il y a moyen de quantifier la souscription). Il y a ici une justification dans ce que la souscription commune à une norme crée entre deux organisations une symétrie qui les unis (il y a ‘institutionnalisation’). Il y a de plus un rapport avec la gouvernance, puisqu’on voit dans cette idée commune le point de convergence vers lequel induire le comportement des acteurs (par exemple, la promotion de la gestion verte comme principe d’adhésion à une certification). Le niveau de gouvernance ici désigné porte le nom de méso-environnement. Il s’agit d’un niveau entre le micro et la macro et qui est caractérisé par l’agglomération d’organisations aux activités communes ou convergentes. Ces systèmes organisationnels fonctionnent fortement sur la base de normes qu’eux seuls connaissent, non par manque de transparence, mais bien parce qu’elles n’intéressent personne d’autre.

Le niveau macro de la visualisation de la société ressemble à bien des égards au niveau méso avec la différence qu’il impose des liens avec tous les membres de la multitude (et pas seulement les organisations aux activités communes). Le macro-environnement de gouvernance est constitué par ces grands regroupements imposants sur tous. Ensemble, la multitude, en vertu simplement de son existence, constitue des essences politiques, économiques et sociales qui seront déterminantes dans la vie de tout un chacun (pour le bien ou pour le pire, y compris les deux, dans ce que ces systèmes peuvent récompenser certains et punir d’autres). Il y a la loi bien sûr, qui détermine la base du comportement responsable (pourvu bien sûr qu’elle soit ainsi orientée, et pas vers la répression du peuple). Mais il y a en fait toute la panoplie des manières dont nos vies sont marquées à grande échelle. Les disponibilités des technologies (de toute sorte) ainsi que l’état de l’environnement écologique sont aussi des phénomènes de grande envergure susceptible de contraindre tout. C’est donc le fameux modèle PESTEL que l’on veut représenter à ce troisième niveau du réseau. Les nodes sont toujours ici des idées, mais alors elles s’appliquent à tous. Elles sont de nature involontaire. En effet, ce n’est pas parce qu’on est ignorant de l’économie que l’on n’en subit pas les effets. La politique affecte aussi ceux qui ne votent pas. Le niveau macro du réseau touche à tous les nodes qui constituent la multitude. Mais alors une norme industrielle dans un secteur particulier, cela lui est particulier et s’agit d’une idée qui appartient à un plus « petit monde ».  Le macro environnement capture cet aspect qui découle des très grandes structures sociales, celles qui existent par simple vertu du fait de l’existence de la multitude.

Une visualisation de la gouvernance peut ainsi procéder par une structuration à trois niveaux. Cette segmentation en trois permet de capturer la dualité proximal/social ainsi que les trois niveaux du comportement responsable. Elle permettrait aussi de visualiser la distribution des responsabilités pour le maintien de la multitude, par exemple la taille relative de l’État par rapport au secteur privé. Il y a bien sûr toujours des organisations fortement associées au niveau macro notamment ceux de l’État, mais aussi celles liées aux marchés. Or, ces organisations font prioritairement partie de la toile sociale et leur rôle est principalement comme générateur de ces idées qui unissent. Comme c’est aussi le cas pour le méso-environnement, les normes et les idées circulées tirent leurs sources dans l’environnement proximal de quelqu’un. Il y a toujours un innovateur, ou une autre forme de leader qui en est à la racine. Il y a quelqu’un qui doit être un gestionnaire d’État et cette personne pourrait avoir une grande influence sur la population, mais la réalité quotidienne de ce gestionnaire ne sera jamais autre que de rencontrer un nombre infinitésimal de gens, lorsque comparée à toutes les personnes qu’il affecte. Pour lui aussi, sa relation avec la multitude ne sera jamais autre que par l’effet de ses décisions. Il demeure un élément du micro-environnement, mais son action (sa décision) projette un arc au-dessus de la multitude, offrant à tous l’occasion de faire preuve de la respecter ou non. De même, le lobbyiste ne rencontrera pas tous les membres de l’industrie qu’il défend, mais ses communications permettront de donner forme à des pratiques qui convaincront, il l’espère, les autorités que le domaine sait se gouverner lui-même.

Pour une théorie de la gouvernance

La théorie est le fondement de toute explication scientifique d’un phénomène observé. Une théorie rassemble des concepts afin de produire une explication générale valant pour un ensemble désigné de phénomènes. Ainsi, en ce qui concerne la RSE, une explication théorique doit pouvoir rendre compte de pourquoi une entreprise se conduit de manière responsable ou pourquoi elle ne le fait pas. Le genre de problème à analyser est donc sur le plan du comportement organisationnel, car la matière empirique (ces ‘phénomènes observés’) sur laquelle se pencherait une théorie de la gouvernance serait ces actions et décisions qui reflètent (ou pas) une orientation de responsabilité sociale. Afin de construire, par exemple, un cadre théorique pour expliquer un mauvais comportement d’entreprise, il faut d’abord élaborer un moyen d’observer le comportement d’entreprise. Ce sera, comme ce l’est souvent, une distance entre la description de ce que déclare l’entreprise devant le public (par ses publicités, ses messages corporatifs, et ses affaires publiques) et ce qui est observable. Le chercheur doit donc ici se doter de concepts qui permettent d’expliquer quelles seront les circonstances (les ‘déterminants’, comme on dit dans le langage de la recherche) pour expliquer l’observation d’une plus ou moins grande distance entre les déclarations de l’entreprise d’une part et comment celle-ci est perçue par le public, de l’autre. Les phénomènes observés seront les déclarations elles-mêmes, mais alors aussi celles d’observateurs du cas, tels les médias et nous tous (notamment par le pouvoir des médias sociaux). Ainsi, les chercheurs se pencheront-ils sur les extraits de nouvelles pour y voir la convergence ou la divergence entre rhétorique et réalité. Comme une théorie est là pour tenter d’expliquer toutes les variations possibles d’un phénomène, elle doit aussi pouvoir expliquer les cas où les entreprises seraient injustement reprochées.

La théorie de la gouvernance est donc une théorie qui veut essayer d’expliquer quand et sous quelles conditions les liens entre acteurs (personnes et organisations) et institutions sont formés. Elle procède par déconstruction des intérêts et influences des personnes concernées. Ainsi, pour expliquer l’émergence de la forme particulière du système de santé canadien, il est possible de se tourner vers la volonté des acteurs et les circonstances économiques du moment. On oublie aujourd’hui que l’idée n’était pas populaire avec tous lors de son inauguration. Plusieurs ambiguïtés avec le secteur privé ont persisté jusque dans les années 1970 et d’autres ont été réouvertes dans le cadre de jugements récents de cours. En plus d’être descriptive, une théorie est aussi prescriptive. Si en effet son but est de découvrir une vérité, une théorie encourage implicitement de la suivre. (Il est un comportement curieux que de savoir ce qu’il faut faire et de faire le contraire.) Et alors, la théorie de la gouvernance préconise qu’il faille activement encourager le contact entre les personnes. Dans cette promotion généralisée des contacts organisationnels, elle prévoit sur une base organique la formation de partenariats les plus opportuns. Libre du dirigisme centralisé, l’usage le plus efficace et efficient pourra prendre forme. La théorie de la gouvernance a été rapprochée de l’école de pensée libertaire. Elle partage en effet certaines des qualités, mais alors la gouvernance comme principe d’organisation de la multitude possède aussi des caractéristiques qui peuvent être contraires. D’abord, il n’y a pas abandon de l’État comme dans le libertarianisme, seulement une conversion de ces activités vers la promotion des réseaux organisationnels. Mais ensuite, rappelons aussi que le bon fonctionnement repose sur une démonstration authentique des limites de ses contributions sociales et environnementales possibles. Une bonne gouvernance sociale repose sur un comportement authentique (ou plus élevé) dans l’échelle des types de comportements responsables, et si l’on retient cette définition, il faut plutôt orienter vers le partage des informations que l’avarice informationnelle (que préconise le libertarianisme). Enfin, les objectifs poursuivis dans un cadre de gouvernance ne sont pas à définir uniquement selon l’intérêt personnel, mais aussi selon le bien-être de la multitude qui entoure le gestionnaire et l’entreprise.

La théorie de la gouvernance repose sur la présence de débats sociaux rigoureux. Elle préconise chez tous de trouver le courage de se remettre en question. Nous ne pourrons faire confiance aux gens pour se gérer eux-mêmes que s’ils comprennent l’impact de leurs actions sur les autres. La situation actuelle exige un surcroit de ce genre de leadership. Il y a une constatation à porter au sujet de ce que nous révèle la condition humaine du 21e siècle, et qui est que nous sommes, chacun dans notre corps, inévitablement isolé des autres. L’individualité de l’existence fait en sorte qu’une part de notre propre développement moral et intellectuel est effectué de manière isolée. L’existence demeure fondamentalement subjective, et donc la suggestion que notre compas moral devrait uniquement est invariablement suivre cette subjectivité a su trouver un créneau dans certains systèmes contemporains de croyances. Tout au contraire, ces fonctions, notamment celle d’un sens de responsabilité sociale d’entreprise, sont précisément de nature objective, car elles font appel à la réalité telle qu’elle est observée par un autre. Ce partage est donc un départ de l’isolement de l’individu, mais la tension de la chose découle précisément que ce partage ne sera jamais qu’une projection à partir d’une expérience humaine fondamentalement subjective. Cette projection est un exercice, à la fois moral et intellectuel, qui exige en contrepartie une dépense en énergie, sous les formes de temps, de stress, de ressources, bref de biens des conséquences conteuses à la personne. La condition humaine nous décourage en quelques sortes vers la création de liens avec les autres. Or, elle promet une création de richesse et un monde meilleur si l’on parvient à trouver les énergies pour surmonter l’attrait du désengagement social et du refoulement sur un pur exercice de subjectivité.

Conclusion

Pourquoi terminer un manuel de gestion avec un mot sur l’esprit du gestionnaire ? D’abord parce qu’on a parlé que très peu du gestionnaire lui-même, parlant surtout de son activité, la gestion. Mais aussi parce qu’en fin de compte, c’est à lui que revient le choix de défendre ou non la formation des sociétés stables. Le gestionnaire, sa personne, sa volonté, il est là le socle pour expliquer si une organisation fait preuve de bonne ou de mauvaise volonté. Le gestionnaire est tout à fait dans un espace proximal, car nous y sommes tous et comme à nous tous, il lui revient de forger son propre sens d’éthique. Au final, le gestionnaire est seul avec son compas éthique et est prioritairement celui qui doit vivre avec lui-même. Ainsi donc, son niveau de contribution aux institutions, ainsi que son choix desquelles appuyés, seront reflétés dans l’esprit et perspicacité qu’il parvient à maintenir devant un monde qui ne lui demandera jamais pardon pour s’être rendu encore plus complexe. Le gestionnaire peut abandonner la rigueur de l’engagement morale envers les autres, mais alors il aura à vivre avec tous les complexes moraux que lui causera son propre comportement irresponsable. Le consensus est croissant que les entreprises responsables sont les entreprises à succès. Ce ne serait pas uniquement en vertu des bénéfices objectifs d’être responsables, telles des économies en énergie par exemple, mais parce que la bonne gouvernance engage la gestionnaire à une vigilance constante qui ne peut faire autre que générer des bénéfices.

Il n’est pas toujours clair ce que peut vouloir dire la responsabilité parce que la responsabilité ne peut pas être définie selon un contexte précis. La réponse à la question de « comment le gestionnaire doit-il être responsable devant la société » exige une explication du fonctionnement des sociétés qui vaut pour toutes les circonstances de ce phénomène observable que l’on nomme « la gestion ». L’explication de ce phénomène demeure théoriquement possible, mais sur le plan de la prise des données, elle représente certaines limites. Donc en fin de compte, la multitude et les sociétés qui s’y forment demeurent trop complexes pour une prise de donnée permettant une théorie de la gouvernance incontestée (elle le sera toujours). Devant cette imperception, le gestionnaire ne peut que s’appuyer sur lui-même et fonder son propre sens d’éthique dans les expériences qu’il aura pu vivre (y compris ses études!). Il a en même temps la responsabilité de chercher à étendre ses expériences et en faire une poursuite de son professionnalisme. Et l’éthique se veut un moyen d’en arriver à cette sagesse qui sait faire l’équilibre entre les besoins et désirs que formulent l’intérêt du gestionnaire avec le bien être de ceux et celles qui en sont affectés. Mais le soutien institutionnel des normes pour les systèmes organisationnels n’est pas là par adage ou tradition, ou même obligations mornes. Elles y sont en simple vertu de l’existence de l’organisation et du pouvoir qu’elle exerce. Avec grand pouvoir vient grande responsabilité, parce qu’autrement l’être humain s’expose à des médiocrités de l’esprit dont la mise à l’écart est la condition de la croissance de la personne.

[1] La médiocrité n’est pas simplement une autre manière de caractériser une mauvaise performance. Elle désigne très spécifiquement un mauvais résultat qui découle d’un manque d’effort. La médiocrité n’est donc pas le résultat d’une incompétence, mais plutôt d’un manque de volonté.