L’Acadie

13. Un enjeu de société minoritaire : du nationalisme aux appartenances plurielles

1. La Renaissance acadienne

Suite au Grand Dérangement et à la dispersion des Acadiens, on a assez peu de connaissances sur ce peuple durant les décennies suivantes. En fait, on sait relativement peu de choses sur l’Acadie et les Acadiens de 1760 à 1880 car la culture acadienne traditionnelle est essentiellement orale; elle est en marge des institutions provinciales et largement coupée de la culture canadienne-française au Québec. On sait que la population acadienne est très peu scolarisée au XIXe siècle. C’est une société très traditionnelle, structurée par la pêche, l’agriculture et le catholicisme. 

Cependant, à partir de 1880, une prise de conscience au sein de la société acadienne commence à émerger et va faire évoluer les choses. À cette époque, quelques membres influents de la région de Memramcook développent un nouvel intérêt pour l’identité acadienne. Memramcook est un village situé dans une vallée au Sud de Moncton où plusieurs Acadiens s’étaient installés après avoir fui pour échapper à la déportation. Ces quelques notables sont influencés par leurs contemporains, notamment leur connaissance des intellectuels canadiens-français nationalistes qui réfléchissent à la place des Canadiens français dans l’histoire, la politique et leur avenir au sein de la toute récente Confédération canadienne.

De façon plus générale, le XIXe siècle en Occident est le siècle durant lequel de nombreux penseurs réfléchissent au concept de nation, de race ou d’appartenance identitaire. C’est dans ce contexte de début de réflexion sur ce que signifie être Acadien, ce qu’est ou ce que pourrait être l’Acadie, que vont naître les premières institutions acadiennes. Elles apparaissent justement à Memramcook, ou tout près:

  • Le Collège Saint-Joseph (1864-1972) à Memramcook est la première université francophone dans les Maritimes (l’enseignement est offert en français et en anglais pour les Irlandais)
  • Le Moniteur acadien, premier journal francophone (de Shédiac, dans la région de la péninsule acadienne 1867), actif jusqu’en 2020.
  • L’Évangéline, journal hebdomadaire qui a été publié de 1887 à 1982.

C’est le début d’une période que les historiens nomment la Renaissance acadienne. Les dates de cette période ne sont pas très précises. Certains la font débuter dès 1850, d’autres adoptent une périodisation plus étroite à partir de 1881. De façon générale, on peut commencer à en voir des effets concrets dans les années 1860. En revanche, il y a un plus grand consensus pour dire que cette période de renaissance identitaire décline à partir du début des années 1920.

C’est une période qui est caractérisée par une croissance démographique rapide, la mécanisation des pêches et l’agrandissement des fermes. Les débuts de l’industrialisation et de l’urbanisation affectent profondément les Acadiens. À partir de 1936, un mouvement coopératif va servir de moteur de développement.

Symboles et traits caractéristiques de l’Acadie

C’est aussi durant cette période de renaissance qu’a lieu la toute première convention nationale acadienne. En 1881, l’abbé François Richard convoque toutes les communautés de la diaspora acadienne à se réunir au Collège Saint-Joseph à Memramcook. L‘idée est de réunir le plus grand nombre possible d’enfants de la diaspora, de créer un réseau entre les descendants des Acadiens de la Nouvelle-Écosse. Cette convention a lieu dans un esprit patriotique et d’affirmation nationale. Plus de 5,000 personnes se rendent à Memramcook, alors que quelques centaines de délégués prennent part aux délibérations dont l’enjeu principal et de définir ce que signifie être Acadien.

Il faut mesurer l’ampleur et le succès incroyables de cette initiative sans précédent : faire venir 5,000 personnes de toute l’Amérique à cette époque est un véritable tour de force en termes d’organisation. Cela montre que cette convention nationale trouve une résonance, répond à des attentes, à des questionnements de la part des descendants de la déportation acadienne.

Suite au succès de cette première convention nationale acadienne, pas moins de 15 autres conventions vont être tenues jusqu’en 1979, la plupart ayant lieu pendant la Renaissance acadienne (entre 1881 et 1921), les dernières étant tenues de façon moins régulière.

Chaque convention rassemble plusieurs centaines ou milliers de participants et de porte-parole. Ces rassemblements sont absolument uniques sur le plan ethnographique: la conscience d’appartenir à un peuple dispersé sur plusieurs continents est une caractéristique essentielle de la société acadienne. Les Acadiens se perçoivent comme un peuple et se construisent comme une nation hors frontières, décentrée. Au fil de ces grands rassemblements, les Acadiens se dotent de symboles identitaires puissants.

Les symboles

Depuis 1881, le 15 août est la fête nationale des Acadiens. Dans la religion catholique, c’est le jour de l’Assomption et de la célébration de Notre-Dame-de-l’Assomption, sainte patronne des Acadiens.

Foule et drapeaux acadiens pendant un Tintamarre du 15 août
Foule et drapeaux acadiens pendant un Tintamarre du 15 août Source : wikipedia.org

Qu’est-ce que le Tintamarre?

Lisez cet article et répondez aux questions suivantes : Tintamarre, une nouvelle « tradition » en Acadie

En 1884, le drapeau acadien est adopté: il reprend les couleurs du drapeau français en fond, mais est orné d’une étoile jaune, Stella maris (étoile de mer, en latin) qui symbolise Notre-Dame-de-l’Assomption. Selon la culture populaire, Stella maris guide les marins et porte chance.
Le drapeau acadien
Le drapeau acadien Source : wikipedia.org
Les Congrès mondiaux acadiens 

Après une période d’essoufflement des conventions nationales, celles-ci renaissent sous une nouvelle forme: le Congrès mondial acadien, à partir de 1994. dans un esprit comparable aux conventions, le congrès mondial a lieu tous les 5 ans et réunit ainsi régulièrement plus de 200,000 Acadiens, en provenance du Canada, de Saint-Pierre et Miquelon, de plusieurs états des États-Unis, de la France, de la Belgique, des Antilles, d’Afrique, etc. Les Congrès mondiaux sont organisés par la Société Nationale de l’Acadie (Congrès Mondial Acadien) :

1994: 1er Congrès mondial acadien dans le Sud-Est du Nouveau-Brunswick
1999: en Louisiane
2004: Sud-Ouest de la N.-.É.
2009: Péninsule acadienne
2011: Nord-Est du N.-B.
2014: dans le Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick
2019: Île-du-Prince-Édouard et Sud-Est du NB
2024: Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse [lien vers le site]

2. Le Nouveau-Brunswick moderne

En lien avec la Renaissance acadienne entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, on peut dire que commence une phase de reconnaissance de l’Acadie qui s’étend de 1880 à 1960. Cette phase se caractérise par une prise de conscience identitaire et le tissage de liens entre les différentes communautés acadiennes. Ces communautés créent des liens institutionnels entre elles. On identifie un territoire plus clair à l’Acadie, qui correspond au Nord du Nouveau-Brunswick, à la péninsule acadienne et le Sud-Est (la grande région de Moncton). Si l’Acadie historique de la Nouvelle-Écosse ne s’est jamais réellement régénérée à cet endroit, l’Acadie moderne se construit et se pense au Nouveau-Brunswick. De la prise de conscience au début du XXe siècle, va naître l’action politique à partir de 1960.

En 1960, Louis Robichaud est élu Premier Ministre du Nouveau-Brunswick sous la bannière libérale (il gouverne de 1960 à 1970). C’est un jeune avocat de 39 ans, dynamique, qui est élu avec le slogan: « Chances égales – Equal opportunities ».

Mémorial de Louis Robichaud à Saint-Antoine
Mémorial de Louis Robichaud à Saint-Antoine Source : wikipedia.org
Robichaud est acadien, originaire d’un petit village à 30km au Nord de Moncton. C’est la première fois qu’un Acadien est élu Premier Ministre dans une province où toutes les institutions sont anglophones. À cette époque, 1% seulement des employés du gouvernement provincial sont acadiens. Robichaud arrive avec une volonté de changement, plus précisément de rééquilibrage. Il lance trois réformes fondamentales qui vont avoir un immense impact:

 

 

2.1. La création de l’Université de Moncton (1963)

En 1960, the University of New Brunswick à Fredericton, la capitale, existe déjà depuis longtemps (1785). Mais les gens de Moncton, la ville la plus importante sur le plan démographique, réclament la création d’une université depuis des années. Louis Robichaud annonce donc la création d’une université à Moncton… mais ce sera une université francophone: l’Université de Moncton. Très rapidement, cette institution est créée et va se révéler être un agent de développement sans précédent pour la communauté acadienne. Avant la création de l’Université de Moncton, la plupart des Acadiens occupaient des emplois subalternes. Avec la possibilité de poursuivre leurs études sur place, en français, au sein de leur communauté, une toute première génération d’Acadiens va accéder à l’éducation postsecondaire, ce qui va créer une nouvelle classe sociale qui n’existait pas auparavant : des francophones éduqués qui vont pouvoir offrir des services dans leur langue, accéder à des postes à responsabilité et servir de modèles aux plus jeunes. Aujourd’hui, l’Université de Moncton existe toujours… en français. En plus de son campus principal, elle a aussi deux campus satellites à Shippagan (Nord-Est) et à Edmundston (Nord-Ouest) afin de desservir les communautés francophones locales. Elle offre 200 programmes à un peu plus de 5,000 étudiants : une grande diversité de formations pour répondre aux besoins de la société acadienne.

2.2. La représentativité de la fonction publique provinciale (1965-68)

Louis Robichaud veut que la fonction publique du Nouveau-Brunswick devienne représentative de la société, c’est-à dire-que les Acadiens soient représentés à environ 30%. Le Nouveau-Brunswick fait le choix de mettre en place un bilinguisme séparé où chaque service est offert en parallèle en anglais et en français. Ce choix, plus coûteux, est une conséquence de l’histoire des relations difficiles, profondément asymétriques, entre Acadiens et anglophones dans cette région. Cela reflète les difficultés historiques auxquelles ont été confrontés les Acadiens, et l’idée que ce peuple forme une nation à part entière et qui doit être représentée comme telle.

NB: ce choix est différent du bilinguisme intégré en Ontario.

2.3. La loi sur le bilinguisme (1969)

En 1969, lorsque le gouvernement fédéral fait adopter la loi sur les langues officielles au Canada, le Nouveau-Brunswick lui emboîte le pas. Depuis, la loi originelle sur les langues officielles a été modernisée et les droits linguistiques sont maintenant enchâssés dans la Charte canadienne des droits et libertés adoptée en 1982 (LOIS CONSTITUTIONNELLES DE 1867 à 1982):

L’article 16 stipule ainsi:

Langues officielles du Canada 

Langues officielles du Canada

  • 16 (1) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.

Langues officielles du Nouveau-Brunswick

  • (2) Le français et l’anglais sont les langues officielles du Nouveau-Brunswick; ils ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions de la Législature et du gouvernement du Nouveau-Brunswick.

Progression vers l’égalité 

  • (3) La présente charte ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l’égalité de statut ou d’usage du français et de l’anglais.

Communautés linguistiques française et anglaise du Nouveau-Brunswick 

  • 16.1 (1) La communauté linguistique française et la communauté linguistique anglaise du Nouveau-Brunswick ont un statut et des droits et privilèges égaux, notamment le droit à des institutions d’enseignement distinctes et aux institutions culturelles distinctes nécessaires à leur protection et à leur promotion.

Ainsi, la législation linguistique du Nouveau-Brunswick est calquée sur la législation fédérale. Le Nouveau-Brunswick est la seule province canadienne officiellement bilingue. Les droits linguistiques du Nouveau-Brunswick étant enchâssées dans la loi fédérale, ils sont quasiment inattaquables.

Les effets de cette loi, combinés aux deux précédentes initiatives (l’Université de Moncton et la représentativité de la fonction publiques) se font sentir presque immédiatement. Au cours des années 1970, le Nouveau-Brunswick devient dans les faits une province bilingue:

  • dans les services gouvernementaux et l’affichage public
  • pour la législature et dans les cours de justice
  • pour les forces de police, y compris la GRC [la Gendarmerie Royale du Canada – RCMP], entièrement unilingue en 1969 au Canada.

Certaines municipalités, dont la capitale Fredericton, se déclarent également bilingues grâce à la clause opting in qui donne le choix aux villes de se prononcer comme bilingues. Cette clause a bien fonctionné, dans le sens où les municipalités dont la population était bilingue dans les faits, se sont en grande partie déclaré bilingues.

NB: Pour comparaison, l’Ontario a créé une initiative similaire au début des années 1990 suite à l’adoption de la loi 8 sur les services en français. Plusieurs villes dont on aurait pu s’attendre qu’elles se déclarent bilingues (Ottawa et Sault Ste. Marie) ont résolu de ne pas le faire.

À certains égards, cette clause a même joui d’un succès inescompté : des villes historiquement anglophones, très majoritairement anglophones, telles que Chatham ou Newcastle (autour de Miramichi) se sont elles aussi déclarées bilingues. Ce choix inattendu peut s’expliquer par le fait que le français est alors perçu comme une valeur ajoutée qui peut attirer des compagnies, des investisseurs, des touristes (marketing). Cela a parfois engendré certaines réactions: des Acadiens ont pu avoir l’impression que le français et l’Acadie étaient instrumentalisés, devenaient des marques de commerce ou de folklore culturel : ils refusent « l’Acadie comme slogan, comme marque de fabrique ou comme attrait touristique » (H. Chiasson « Portraits d’auteurs. Andrée Lacelle de l’Ontario et Herménégilde Chiasson de l’Acadie, Francophonies d’Amérique 8, p. 179). Mais avec un peu de recul, on perçoit aussi ce choix de municipalités anglophones de se déclarer bilingues comme un appui au bilinguisme, à la reconnaissance des Acadiens, et cela indique un sens de l’accueil et de l’ouverture d’esprit. 

Ressource complémentaire

Article de L’Acadie nouvelle (9 juillet 2019) : « Ces anglophones qui aiment et défendent le français au N.-B. » Ces anglophones qui aiment et défendent le français au N.-B.

 

En synthèse, on peut dire qu’au cours de la décennie 1960, l’État remplace l’Église dans le domaine de l’éducation et des affaires sociales au Nouveau-Brunswick, transformant rapidement et de façon très positive les conditions de vie de bien des Acadiens. Ces initiatives sont à comprendre dans un contexte élargi d’affirmation identitaire et linguistique, en lien avec ce qui se passe au Québec à la même époque (la Révolution tranquille).

 

3. Le nationalisme acadien

Tout comme au Québec, un mouvement nationaliste acadien se crée au Nouveau-Brunswick. Ce mouvement aboutit à la création du Parti acadien en 1972, avec l’objectif de mieux défendre les droits politiques des Acadiens au niveau provincial. En 1979, ce parti propose la création d’une 11e province canadienne, l’Acadie. Ce parti présente des candidats aux élections provinciales à partir de 1974. En 1978, il présente 23 candidats et obtient environ 8% du vote dans ces circonscriptions, mais le parti s’essouffle et disparaît après les élections de 1982.

De façon plus large, l’Acadianité est une identité très forte et à laquelle les Acadiens sont très attachés encore aujourd’hui. Les Acadiens se définissent tous d’abord comme Acadiens; c’est seulement ensuite qu’ils vont mentionner qu’ils sont aussi Canadiens. On naît Acadien, on ne le devient pas. C’est une différence fondamentale avec d’autres identités francophones du Canada : on peut devenir Franco-Ontarien, Franco-Manitobain, (néo-)Québécois.

4. Le documentaire « Toutes les photos finissent par se ressembler »

Herménégilde Chiasson

Artiste visuel et auteur prolifique, Herménégilde Chiasson est un artiste acadien du Nouveau-Brunswick né en 1946. Il a fait partie de la première génération de jeunes artistes et auteurs acadiens qui ont beaucoup contribué à faire connaître leur culture. Son œuvre littéraire est conséquente : de nombreux recueils, pièces de théâtre, pièces pour jeune public, etc.

Il a reçu de nombreuses distinctions au cours de sa carrière, tel un prix du Gouverneur général et une nomination comme lieutenant-gouverneur général du Nouveau-Brunswick (2003-2009).

Pour une très brève biographie et entrevue : Herménégilde  Chiasson

Documentaire : 

Toutes les photos finissent par se ressembler (1985)

sur le site de l’ONF (Office National du Film du Canada [NFB: National Film Board)

En mélangeant un peu fiction, biographie et beaucoup d’images d’archives, ce film documente le réveil acadien de la fin des années 1960 jusqu’à sa création au milieu des années 1980. Chiasson montre comment les arts, et notamment la poésie et les arts de la scène, ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience acadienne, la prise de parole et l’affirmation politique et identitaire de ce groupe.

 

Œuvre d’Herménégilde Chiasson « Identité Time », 1977.
Œuvre d’Herménégilde Chiasson « Identité Time », 1977. Crédit photographique : Mathieu Léger, 2005. umoncton.ca
Quelques questions pour guider la visualisation
  1. Qui est la jeune fille au chandail rouge? Pourquoi vient-elle voir Herménégilde Chiasson?
  2. La jeune fille et Chiasson parlent-ils de la même façon? Ont-il le même accent?
  3. Que disent-ils des langues?
  4. Comment est née la littérature acadienne?
  5. Comment est représentée la ville de Moncton dans ce film?
  6. Quel regard Chiasson porte-t-il sur le nationalisme acadien, sur le Parti acadien?
  7. Comment expliquer le titre du film?

 

5. Synthèse sur le nationalisme acadien

6. Une identité, des identités

Une identité nationale, communautaire est toujours forte, importante, et ce d’autant plus que cette force est souvent invisible, inconsciente, tant qu’on reste dans cette culture. Seule une exposition significative à la différence (séjour à l’étranger dans une autre culture, partager la vie d’une personne ayant une autre culture, etc.) permet de se rendre compte de l’emprise de notre culture d’origine.

Dans le cas d’une identité nationale aussi forte, aussi présente que l’acadianité, il est plus difficile de l’ignorer, de ne pas en être conscient. Dans les cultures minoritaires et minorisées, la culture et la langue semblent toujours tellement fragilisées qu’elles s’exhibent, se célèbrent, se questionnent presque en permanence dans le discours social.

Comme nous l’avons mentionné dans le premier cours sur la minorisation, les individus doivent alors se positionner face à leur culture. Ils peuvent :

  • Valoriser, célébrer et défendre cette culture;
  • Adhérer à cette culture, l’entretenir, vouloir la transmettre;
  • S’en détacher, l’oublier.

L’indifférence pourrait sembler une autre option, mais elle ne l’est pas vraiment. Si on ignore sa culture minoritaire ou minorisée, on s’en détache dans les faits et on finit par l’oublier.

Or, appartenir à une culture implique accepter un certain nombre d’attentes, de normes et d’habitus.

Par exemple, dans la plupart des « petites » cultures, la critique de cette culture est impossible. La communauté est perçue comme tellement fragile, vulnérable, qu’il faut « se tenir ensemble », se serrer les coudes, être uniquement dans la célébration. La critique, même juste, même de bonne foi, est souvent perçue comme une trahison. L’individu qui critique se fait bien souvent ostraciser, exclure.

Être Acadien, cela implique de s’exprimer en français (avec toutes les variantes et prononciations locales que cela peut impliquer!), connaître et se reconnaître dans le récit mémoriel, prendre part à cette culture. Pendant longtemps aussi, être Acadien signifiait vivre dans le respect et la pratique de la religion catholique. Ces pratiques sont transmises par le milieu familial, le contexte scolaire, la communauté en général (religieuse, sportive, artistique, associative, etc.) – parfois aussi par le milieu de travail.

Certains paramètres les renforcent : les individus qui grandissent ou vivent dans des villages, des petites villes ou des communautés isolées, loin des grandes villes, ont souvent le sentiment de ne pas avoir beaucoup de vie privée. C’est l’impression que tout le monde se connaît, que tout le monde sait ce qui se passe dans la vie des autres et que finalement, tout le monde se ressemble. Il n’y a pas d’en-dehors de la communauté, pas d’exposition à la différence, comme dans les grandes villes.

Si tous ces facteurs se combinent, une identité culturelle très forte peut devenir étouffante.

Au-delà de cette sensation d’étouffement, d’omniprésence de la communauté culturelle, cela pose aussi un problème quand on considère que l’identité n’est pas un concept fixe et immuable.

Pendant longtemps, les philosophies essentialistes d’Occident enseignaient que l’individu recevait son identité à la naissance et que celle-ci se développait au cours de sa vie. Par exemple, naître femme au XIXe fermait déjà de facto des possibilités.

Au cours du XXe, cette conception de l’identité a été remise en question. Le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre a cette célèbre formule : 

Jean-Paul Sartre

« L’existence précède l’essence. » (Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1946)

Autrement dit, chaque individu n’a pas une essence, une identité assignée et immuable dès sa naissance. Sartre propose au contraire que « l’existence », c’est-à-dire la somme des actions, des paroles de cet individu constitue en fait qui il est, qui il devient chaque jour. Cela implique aussi ce que l’individu ne fait pas, ne dit pas, n’accomplit pas, ne dénonce pas.

André Malraux

Dans le même esprit, l’auteur André Malraux écrivait :

Ce courant philosophique souligne la liberté et la responsabilité de chacun.e. Il perçoit chacun.e de nous comme sculpteur, sculpteuse de sa propre vie.

Égalité vs équité
L’égalité consiste à traiter tout le monde de la même manière, tandis qu’avec l’équité, on traite différemment les personnes différentes en fonction de leurs besoins spécifiques. Source: Flickr, Interaction Institute for Social Change

Depuis, cette conception a été critiquée, notamment par les études intersectionnelles qui considèrent – avec raison – qu’on ne peut pas faire abstraction de certains déterminants (biologiques, sociologiques, etc.) qui ont une influence sur nos choix, nos possibilités, nos chances de développer notre potentiel – ou non. Même dans les sociétés les plus progressistes, les individus ne naissent pas égaux, d’où l’apparition et la promotion, depuis la fin du XXe siècle, de politiques d’équité.

Mais plusieurs philosophies qui s’attachent à penser l’identité (de l’existentialisme aux études intersectionnelles) s’accordent sur un point essentiel : notre identité n’est pas une unique. Notre identité est feuilletée. Chacun.e de nous a de multiples façons de se définir et ces façons évoluent même au cours de notre vie. On peut penser à plusieurs critères qui permettent de définir notre identité : genre, expression de genre, nationalité, appartenance ethnique, religieuse, linguistique, culturelle; liens familiaux; identité professionnelle; identité relationnelle (nos ami.e.s), ou d’autres encore plus fluides (être végétarien, être partisan d’une équipe de sport, etc.). Vous-mêmes pouvez être en même temps étudiant.e, fils ou fille (de vos parents), frère ou soeur, employé.e, ami.e, etc.

Certaines de ces facettes identitaires sont plus prégnantes que d’autres; c’est parfois le résultat d’un choix : en ce moment, je consacre beaucoup de temps à quelque chose ou à quelqu’un spécifiquement;  donc je me sens très investi.e dans mon identité liée à cette personne ou à cette pratique/activité. Mais…

Que se passe-t-il lorsque deux facettes très importantes de notre identité entrent en contradiction?

Que se passe-t-il quand je me sens à la fois X et Y, mais que X et Y s’excluent mutuellement?

 

7. Le documentaire Seuls, ensemble

Ces questions sont précisément celles abordées dans le court-métrage Seuls, ensemble (2000) du réalisateur acadien Paul-Émile d’Entremont, que nous visionnerons ensemble en salle de classe et dont nous discuterons.

 

Seuls, ensemble (photo du film)
Seuls, ensemble (photo du film) Source : onf-nfb.gc.ca

Les questions auxquelles nous essaierons de répondre:

  1. Comment est construit ce film?
  2. Qui sont les deux personnages principaux? Que savons-nous d’eux?
  3. De quel trait identitaire parlent-ils?
  4. À quelle difficulté ou question se heurtent-ils?
  5. Observez les objets dans le film: quels objets peuvent être perçus comme des métaphores de l’identité, d’un questionnement sur l’identité?

8. Synthèse

L’histoire moderne de l’Acadie présente toutes les étapes de la construction identitaire: la prise de conscience d’une appartenance collective, l’essor du nationalisme, l’action politique, transfomer les institutions, générer un sentiment de fierté et de communauté, les questionnements individuels, et comment cette identité continue à bouger, se déplacer, se redéfinir en fonction de nouveaux critères.

Ce chapitre a permis de voir comment la société acadienne a réussi à freiner le déclin de sa culture et de sa langue, et leur attacher de nouvelles valeurs, susciter une adhésion à leur égard. En même temps, on a pu voir comment une identité extrêmement forte peut aussi être vécue comme exclusive par ses membres et par des observateurs extérieurs. Toute culture doit se percevoir comme un organisme vivant, capable d’évoluer et de s’adapter à de nouvelles circonstances.

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