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L’Acadie

12. Un enjeu linguistique : Défense et illustration des langues minorisées

Introduction : défense et illustration…?

Le titre de ce chapitre fait référence à l’ouvrage Défense et illustration de la langue française (1549) de Joachim Du Bellay, texte dans lequel le poète de la Pléiade affirme la dignité et la légitimité du français comme langue de savoir et de communication face aux langues antiques. Jusqu’alors le latin était considéré comme la langue du savoir, de la communication, des lois, etc. Les langues vernaculaires (comme le français, l’anglais, l’italien, etc.) étaient perçues comme des idiomes locaux dépourvus de légitimité et de fonction véhiculaire entre différentes régions.

Voici quelques titres de chapitres de Défense et illustration de la langue française (voir sur Gallica):

CHAPITRE PREMIER : de l’origine des langues

CHAPITRE II : que la langue française ne doit être nommée barbare

CHAPITRE III : Pourquoi la langue française n’est si riche que la grecque et latine

CHAPITRE IV : que la langue française n’est si pauvre que beaucoup l’estiment

CHAPITRE VII : comment les Romains ont enrichi leur langue

CHAPITRE VIII : d’amplifier la langue française par l’imitation des anciens auteurs grecs et romains

CHAPITRE X : que la langue française n’est incapable de la philosophie, et pourquoi les anciens étaient plus savants que les hommes de notre âge

Quelques années auparavant, l’auteur italien Sperone Speroni avait déjà mis en regard le toscan (l’italien actuel) avec le grec et le latin dans le Dialogue des langues de (1542). La Renaissance voit ainsi l’affirmation, puis la codification de langues jusqu’alors perçues comme sans valeur.

Les langues minorisées sont soumises à des dynamiques comparables de dévalorisation symbolique et elles subissent la pression imposées par les langues plus véhiculaires avec qui elles vivent dans une situation de diglossie. Ce phénomène s’observe pour le français en Acadie : le français est parlé dans les Maritimes (surtout au Nouveau-Brunswick) dans un contexte souvent majoritairement anglophone. Mais une précision importante doit être ajoutée : il existe plusieurs variétés de français dans les Maritimes qui sont perçus comme des langues vernaculaires, locales et qui doivent trouver leur place face à l’anglais, mais aussi le français “standard”.

Écoutez cette petite vidéo pour découvrir 5 jeunes Acadiens et leur rapport à la langue :

1. Le chiac

Le chiac est un créole français-anglais en usage au Sud-Est du Nouveau-Brunswick. Il résulte d’une longue histoire de coexistence du français et de l’anglais en Acadie. Il est parlé dans des communautés telles que Moncton, Dieppe, Shédiac, Bouctouche et Memramcook. C’est une langue fortement en contact avec l’anglais et qui a longtemps été dévalorisée.

C’est un créole, ce qui signifie que toutes les structures linguistiques sont affectées: le vocabulaire, la morphologie des mots, la syntaxe, la prononciation et la valeur accordée à la langue. C’est une langue qui

  • Garde quelques caractéristiques du français du XVIIIe siècle. Quelques exemples : hâler, hucher, abrier, astheure, galant, braquer, caler, démancher…
  • A intégré quelques mots mi’kmaqs déformés
  • Adopte ou adapte beaucoup de mots de l’anglais courant. Plusieurs de ces emprunts sont différents des emprunts québécois.

Nous écouterons quelques vidéos et productions culturelles pour nous familiariser avec le chiac et observer certaines de ses caractéristiques.

Le lexique du chiac

Écoutez quelques exemples de mots courants :

Voir le lexique du chiac sur Usito

Voir les exemples lexicaux sur le site d’Acadieman

La morphologie du chiac

La morphologie des mots en chiac (c’est-à-dire les différentes formes que peut prendre un mot quand on le met au pluriel, au féminin, quand on le conjugue, etc.) repose principalement sur le français courant, mais emprunte aussi des formes au français du XVIIIe siècle et à l’anglais courant.

Les verbes anglais vont être francisés en ajoutant le suffixe « -er » à la fin.

Exemple :

  • Sophie va essayer de « coaxer » Paul pour qu’y vienne au party su Gabriel.

On utilise la terminaison « -ons » pour conjuguer les verbes, même à la 1re ou 3e personne du singulier :

Exemples :

  • À soir, je playons au hockey avec mes chums.
  • Ej me demandons vraiment ce qui se passe au high school.

La syntaxe du chiac

La syntaxe du chiac (c’est-à-dire la façon de former des phrases, l’ordre des mots) repose aussi sur le français, mais avec de nombreux emprunts à l’anglais.

On retrouve souvent le couple verbe-préposition calqué sur l’anglais, avec la préposition à la fin :

  • (devant la télé): I wonder qu’est-ce qui est on.
  • I guess que j’ai lucké out. J’ai landé une bonne job payante.

La place des adverbes :

  • J’étais nervous assez pour mon interview.

L’omission de déterminant :

  • Worry pas trop! Ça va être right le fun avec eux autres à soère.

Les mots anglais intégrés au chiac ne sont pas le fruit du hasard. Il y a un usage spécifique de certains mots dans certains contextes :

Citation

“Matthew du bord de Parlee Beach. Hier, on avait l’après-midi off à la high school. Ça fait qu’on faisait juste hanger out dans le schoolyard. So, j’ai coaxé mes chums, pis on est parti avec le SUV de dad pour la mer du bord de Shédiac. Le soleil shinait. Tout le monde était out. C’était vraiment awesome, you know.”

On s’est assis sur la beach pour watcher le monde. Moi, je sippait mon 7up. J’ai starté à penser qu’on était ben sans la high school, pis toutes les homeworks. On a playé une petite game de frisbee. I landait toujours dans l’eau.

Pis on a rencontré la girlfriend à Jason et on est allé voir un movie ben triste, un chick flick, man. Moi, j’ai essayé de coller Geneviève qui braillait, mais a m’a dit: “Donne-moé ma personal space”. So, j’ai backé off.

Les cellphones, pis les enfants hysterical, pis les Québécois en Speedo devraient être bannés sur la beach.”

Anne Lévesque, Motché Perfect. Le chiac en poésie, 2009.

La prononciation du chiac

Comment prononcer le « h » en chiac :

  • Une synthèse harmonieuse du français ancien, du français courant et de l’anglais.
  • Les mots empruntés anglais sont prononcés à la manière anglaise: gross, creepy, lucké, tanker
  • Certains mots sont prononcés selon les codes du français ancien: moi, toi (moâ, toâ), voir, soir (wère), soère), le “h” est aspiré (hâler, haut).

Exercice (Élise doit revoir cette partie)

Valeur du chiac

Pendant longtemps, le chiac a été dévalorisé. Il était perçu comme l’expression d’une culture locale, vieillissante, sans véritable valeur en dehors de sa communauté et le reflet de la pauvreté et de la domination séculaire des Acadiens. Les jeunes s’en détournaient.

Mais depuis 2005 environ, le chiac est récupéré et re-signifié (reclaimed). Il a pris une importante valeur identitaire, même pour ceux qui ne le parlent pas. Il n’est plus vu comme un signe de pauvreté ou d’ignorance, mais comme un outil et un symbole d’affirmation identitaire. Il est associé à une génération jeune, à une culture urbaine et aux artistes. C’est une langue “spéciale” qui n’est pas maîtrisée par les autres francophones et qui suppose une certaine position de contestation face aux langues et cultures dominantes. Dans le domaine des arts, il est vu comme un matériau spécifique avec lequel créer.

Le chiac dans la culture populaire

Acadieman

Acadieman est à l’origine un personnage de bande dessinée créé par Dano LeBlanc. Suite au succès de la BD, c’est devenu une série télévisée à partir de 2005. Acadieman se définit comme « le first superhero acadien ». C’est un jeune qui porte un t-shirt avec le drapeau acadien, mais l’étoile est remplacée par une tête de mort. Acadieman est surtout un antihéros désoeuvré. L’un de ses amis s’appelle Johnny Dieppe.

Voir le site d’Acadieman

Regardez « T’was la souèrée avant Noël »

« Pimp ma botte »

Ce court-métrage d’animation créé en 2005 par Marc Daigle est une parodie de l’émission télévisée « Pimp my ride » dans laquelle des voitures se faisaient améliorer. Ici, une bande de jeunes décident de moderniser le bateau d’un vieux pécheur acadien.

Regardez « Pimp ma botte »

Le groupe Radio Radio

Depuis 2008, le groupe de hip-hop acadien Radio Radio est extrêmement populaire, composé présentement de Gabriel Malenfant et Jacques Alphonse Doucet (alias Jacobus, originaire de la Baie-Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse). Leurs chansons mettent en scène une culture jeune et urbaine.

© radiocanada, Kobayakawa

Le site de Radio Radio

Écoutez leur chanson « Dekshoo »

Lisa LeBlanc

© wikimedia

Lisa LeBlanc est une autrice-compositrice-interprète de style folk qui fait carrière depuis environ 2010. Sa musique est influencée par le country et le bluegrass avec lesquels elle s’est familiarisée lors de voyages aux États-Unis. Ses chansons se caractérisent par son sens de l’autodérision et une esthétique trash. Ses vidéos ont souvent pour fond des décors banals, mais proposent des personnages carnavalesques.

Écoutez sa chanson : « Aujourd’hui ma vie c’est d’la marde »

Écoutez sa chanson : « Kraft Dinner »

Les Hay Babies

Les Hay Babies sont un groupe formé en 2011 dont le style est à la croisée entre la musique indie, le country et le folk. Le groupe est composé de Julie Aubé, Katrine Noël et Vivianne Roy qui sont à la fois les autrices des textes, les compositrices et les interprètes des chansons.

Écoutez leur chanson « Same old, same old »

Xénia

© radiocanada, Gould

Xénia est une artiste multidisciplinaire queer originaire de Shédiac. Cette femme trans a touché à un peu tous les genres (poésie, théâtre, cinéma, télévision, animation, etc.) et qui propose des personnages récurrents comme Jass-Sainte Bourque et surtout Chiquita mère.

Vous pouvez checker son compte Instagram pour voir ce type de contenu aux messages portant souvent sur l’importance de l’estime de soi et les relations saines : https://www.instagram.com/reel/DFks4Cdxyyo/?utm_source=ig_web_copy_link&igsh=MzRlODBiNWFlZA==

2. Le brayon

La région du Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick a longtemps été perçue comme assez isolée des autres communautés acadiennes et a développé sa propre microculture et son propre parler, le brayon, qui est parlé dans le Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick et les régions transfrontalières du Maine.

Apprenez-en davantage sur cette culture en écoutant cette vidéo :

Le Madawaska, région à cheval entre le Nouveau-Brunswick et le Maine :

3. L’acadjonne de la Nouvelle-Écosse

À la Baie-Sainte-Marie dans le Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse, les gens parlent l’acadjonne.

Lisez cet article de presse : « Le français en Nouvelle-Écosse : des formes traditionnelles, mais une langue bien vivante » (octobre 2024) pour en apprendre un peu plus sur les distinctions entre le français de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick : https://onfr.tfo.org/le-francais-en-nouvelle-ecosse-des-formes-traditionnelles-mais-une-langue-bien-vivante/

Le poème « … personne » de la poète Georgette Leblanc (texte dans la description) :

Le balado L’Acadjonne (depuis renommé « Talk Acadie »). Écoutez un des premiers épisodes, comme par exemple le #30 qui permet d’en apprendre davantage sur les recherches de Clint Bruce, un chercheur originaire de la Louisiane mais établi à la Baie et qui est spécialiste de culture populaire acadienne et louisianaise.

Pour aller plus loin : l’article de la chercheuse en linguistique Laurence Arrighi

  • Arrighi, Laurence. « Le français parlé en Acadie : description et construction d’une « variété ». » Minorités linguistiques et société / Linguistic Minorities and Society, numéro 4, 2014, p. 100–125. https://doi.org/10.7202/1024694ar

Conclusion

Loin d’être une langue parlée de façon uniforme d’un océan à l’autre, le français se décline en plusieurs variétés au Canada, et a même donné naissance au créole qu’est le chiac dans la région de Moncton. Il est important d’être conscient.e de cette diversité linguistique et des microcultures dont elle témoigne.

Depuis les années 1960, on peut dire que les Acadiens ont réussi à grandement freiner le déclin linguistique du français. C’est surtout vrai au Nouveau-Brunswick, province qui s’est dotée de mesures législatives fortes, mais qui a aussi été le théâtre d’un véritable phénomène de réappropriation du chiac depuis le tournant des années 2000. Certain.e.s se demandaient si le chiac était un créole stable, s’il pouvait perdurer comme tel, ou s’il indiquait plutôt un état de transition vers l’anglicisation. Quelques 25 ans plus tard, on peut affirmer que le chiac s’est stabilisé, notamment à travers différentes productions littéraires et médiatiques. En ce sens, il s’agit d’une véritable réussite en matière de tendance linguistique (du déclin au renouveau). Le chiac demeure un fort indice identitaire acadien.

Il reste que la situation du français en Acadie demeure fragile, sujette à plusieurs facteurs :

L’insécurité linguistique des Acadiens perdurent, surtout en contexte formel ou professionnel : les locuteurs doutent de la qualité et de la validité de leur façon de parler français (voir l’article de Matthieu LeBlanc, « Pratiques langagières dans un milieu de travail bilingue de Moncton »).

Le développement et la diversification (sur le plan culturel et économique) des communautés rurales sont importants pour maintenir la population, et voire attirer d’autres Canadiens et immigrants, créer des opportunités de travail intéressantes et des communautés bien vivantes.

Lorsque le gouvernement fédéral réduit ou plafonne ses transferts de fonds aux provinces pour les aider à financer des domaines comme l’éducation, cela oblige les organismes provinciaux à faire des coupes budgétaires ou à ne pas être capable de fournir des services. Les services aux minorités sont souvent les premiers touchés.

Les choix électoraux peuvent avoir un impact très direct sur les décisions politiques. Pra exemple, le parti politique “The People’s Alliance of New Brunswick” est un parti souvent décrit comme de mouvance populiste d’extrême-droite qui, depuis 2010, fait élire quelques députés. Ce parti remet régulièrement en cause la place du français.

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