L’Acadie

9. Histoire: la mémoire aux sources du récit national acadien

1. La colonisation 

Giovanni da Verrazano explore le littoral nord-américain au début de XVIe siècle. on ne sait pas exactement d’où vient le mot acadie. ce pourrait être:

  • La déformation du mot « Cadie » ou « Quoddy » que prononçaient les Mi’kmaq pour désigner leur environnement
  • Une nouvelle Arcadie (paradis terrestre pour les Grecs anciens)
Nicolas Poussin, Les bergers d’Arcadie ou Et in Arcadia ego
Figure 1. Nicolas Poussin, Les bergers d’Arcadie ou Et in Arcadia ego. c1640. Source : Wikipedia.org

En 1604, les premiers colons originaires de la région de Poitiers dans l’ouest de la France s’installent sur l’île Sainte-Croix, dans la Baie de Fundy, à la frontière avec le Maine). Mais ils font face à deux problèmes majeurs: le manque d’eau douce et l’hiver très rude. La moitié des colons meurent en 1605. Les survivants abandonnent l’île et se relocalisent à Port-Royal qui devient un poste de commerce. Port-Royal correspond aujourd’hui à Annapolis Royal, sur la côte ouest de la Nouvelle-Écosse.

La colonie commence à se peupler dès 1630. Ses activités tournent principalement autour de la pêche et de l’agriculture. L’Acadie est déjà une colonie distincte de la Nouvelle-France (le Québec actuel). Pendant tout le XVIIe siècle, l’Acadie passe de la colonisation française à la colonisation britannique de façon constante. Ces changements de colonisateurs renforcent le sentiment d’(in)différence des Acadiens. Ils ne se définissent ni comme Français, ni comme Britanniques, mais comme Acadiens!

L’Île Sainte-Croix et Annapolis Royal, premiers sites d’implantation acadienne
Figure 2. L’Île Sainte-Croix et Annapolis Royal, premiers sites d’implantation acadienne. Source: Google Map

Cette région et souvent en conflit avec la Nouvelle-Angleterre, mais les deux colonies entretiennent également de nombreuses relations commerciales. Cet axe Nord-Sud est très important pour comprendre les dynamiques sur la côte est.

 Le traité d’Utrecht (1713)

Cette dynamique change au début du XVIIIe siècle. En Europe, la France souhaite mettre fin à la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) qui l’oppose, avec l’Espagne, à toute une coalition de pays du Nord et de l’Est de l’Europe. 

Figure 3. La Nouvelle-France en 1713. Source : paricilademocratie.com

Par le traité d’Utrecht signé en 1713, la France accepte de céder à l’Angleterre:

  • l’Acadie
  • Terre-Neuve;
  • la Baie d’Hudson;
  • la vallée de l’Ohio.

En revanche, la France conserve:

  • la Nouvelle-France [le Québec];
  • l’île Saint-Jean [P.E.I];
  • l’Île Royale [Cap-Breton], où sera construite la forteresse de Louisbourg en 1740;
  • Les droit de pêche à Terre-Neuve.

Le traité d’Utrecht garantit certains droits aux Acadiens:

  • La liberté de quitter l’Acadie avec toutes leurs possessions, ou de rester et devenir sujets britanniques;
  • Leur liberté de religion est protégée;
  • Ils peuvent rester neutres dans les conflits opposant les Britanniques aux Français ou aux Premières Nations.

L’Acadie demeure un territoire contesté entre les deux puissances coloniales pendant 50 ans.

2. Le passage sous régime britannique

Tableau de Claude Picard: 

Figure 4. Claude Picard, « L’Acadie heureuse », 1987. Source : https://www.acadian.org/picard.html

 

3. Grand-Pré en 1755

Figure 5. Fonctionnement d’un aboiteau. Source : Wikipedia.org

Grand-Pré est situé dans la région actuelle de Wolfville, sur la côte Nord-Ouest de la Nouvelle-Écosse. À l’époque, plusieurs milliers de personnes y sont installées depuis plus d’une centaine d’années. Ces familles sont coupées de la France depuis plusieurs générations. Il n’y a pas non plus d’arrivée de nouveaux immigrants. C’est une communauté autonome sur le plan démographique, linguistique et culturel qui s’est adaptée à son environnement local.

Par exemple, les Acadiens ont développé un système d’aboiteauxCette technique leur permet à la fois de drainer des zones recouvertes par les marées, mais aussi d’évacuer l’eau de mer qui s’y est accumulée. Cela leur permet d’agrandir la surface de leurs champs cultivables. On les nomme les “défricheurs d’eau”. 

4. Les causes du Grand Dérangement

Figure 6. Aboiteau à Grand-Pré en 1907. Source : Wikipedia.org

Plusieurs causes expliquent le déclenchement du Grand Dérangement.

4.1. Des causes de longue date

Les Britanniques ont aussi plusieurs motivations typiques de l’époque pour assimiler, ou à défaut, expulser les Acadiens :

  • Des raisons agricoles/économiques : Les Acadiens vivent sur de très belles terres profitables que les Britanniques voudraient s’approprier.
  • Des raisons démographiques : Les grandes familles acadiennes représentent aussi une menace démographique: la population acadienne croît rapidement dans cette région où l’empire britannique n’envoie pas de colons avant 1749.
  • Des raisons territoriales : Par ailleurs, il faut aussi penser à la Nouvelle-Angleterre: 1.5 millions de colons britanniques sont déjà installés sur la côte est entre Boston et la Virginie. La colonisation ne peut pas vraiment avancer vers l’Ouest à cause de la puissance de plusieurs Premières Nations dans les Appalaches. Cette pression démographique les pousse à chercher des terres vers le Nord.
L’agriculture acadienne.
Figure 7. L’agriculture acadienne. Crédit: É. Lepage

4. 2. Le serment d’allégeance

L’Acadie demeure une colonie peu sûre pour l’Angleterre. Dans un contexte de tensions régulières avec d’autres forces (notamment françaises ou autochtones), les Anglais veulent revoir le traité d’Utrecht et s’assurer qu’ils bénéficieraient de la loyauté des Acadiens en cas d’attaque.Ils interdisent ainsi aux Acadiens d’émigrer vers la Nouvelle-France ou d’autres territoires restés français.
Ils exigent que les Acadiens prêtent un serment d’allégeance (= de fidélité)à la couronne britannique. Ce serment implique notamment:
  • D’abjurer (= de renoncer à leur foi catholique);
  • D’être loyaux envers les forces britanniques en cas de guerre.
Figure 8. Paysage d’aboiteaux dans la région de Fort Beauséjour, à la frontière entre la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Crédit: É. Lepage

Londres menace de priver de leurs droits ceux qui refusent de signer. Les vexations se multiplient. Les Acadiens persistent à vouloir demeurer neutres. L’imposition de ce serment d’allégeance est généralement perçu comme la cause directe qui a dramatisé les tensions et conduit au déclenchement du Grand Dérangement.

En résumé, il y a plusieurs causes qui expliquent le Grand Dérangement:

  • Des causes politiques (le serment d’allégeance);
  • Des causes démographiques;
  • Un contexte militaire: la technique de l’expulsion est très fréquente au XVIIIe siècle.

5. La déportation

Figure 9. Claude Picard, Source : http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs2242712 p. 26

En 1749, 2,000 colons et soldats britanniques arrivent pour fonder le port d’Halifax.

À partir de 1753, l’administration locale de Charles Lawrence n’insiste même plus pour que les Acadiens signent le serment d’allégeance: les dirigeants veulent simplement les expulser et les déporter.

Au mois d’août 1755, le gouverneur arme les soldats britanniques, capturent les prêtres et fait prisonniers tous les hommes et les enfants de plus de dix ans dans les églises. Plus de 6,000 maisons acadiennes sont détruites et leurs habitants expulsés. Les prisonniers sont ensuite déportés par bateau entre octobre et décembre. C’est le Grand Dérangement.

Figure 10. Claude Picard. Source : http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs2242712 p. 15

On estime qu’environ 8,000 à 10,000 personnes sont déportées par bateau, soit environ 75% de la population acadienne totale.

Les conditions de navigation sont extrêmement précaires et beaucoup meurent de maladies ou dans des naufrages. Les membres d’une même famille sont séparés.

Plus de 10,000 morts au total.

1755-1763: Les soldats anglais traquent les Acadiens sur toutes les rives des Maritimes.

Avec le Grand Dérangement, c’est le début de la diaspora acadienne.

6. La diaspora acadienne

Figure 11. La Résistance sur la Petcoudiac.

En 1755 et dans les années qui ont immédiatement suivi, les Acadiens ont été dispersés dans trois directions principales.

1. La fuite à pied vers le Nouveau-Brunswick

Plusieurs Acadiens, surtout des hommes, réussissent à s’enfuir et partent vers le Nord, en direction du Nouveau-Brunswick. Beaucoup meurent de faim ou de froid pendant l’hiver, dans un contexte de guerre. Ils sont pourchassés par les soldats et habitants. Jusqu’en 1758, les autorités néo-écossaises offrent en effet des primes pour la capture des Acadiens. Certains parviennent cependant dans le Sud du Nouveau-Brunswick (environ 100 km), dansla vallée de MemramcookIls s’y installent et implantent ainsi le fondement de l’Acadie moderne.

Figure 12. Thomas Davies, « A View of the Plundering and Burning of the City of Grymross”, 1758. Cette image est considérée comme la seule représentation d’époque de la Déportation. Grimross correspond à la ville de Gagetown, NB. Source: Wikipedia.org

2. La déportation par bateau sur la côte est des États-Unis

Figure 13. La deportation des Acadiens vers les États-Unis. Source : https://memoirechante.wordpress.com/tag/le-grand-derangement/

Cependant, la plupart des Acadiens sont déportés par bateau tout au long de la côte de l’Atlantique, du Maryland jusqu’à la Virginie et la Géorgie.

En Pennsylvanie, beaucoup sont décimés par des maladies infectieuses.

À New York, ils sont parqués sur Long Island et Staten Island. Plusieurs s’échappent; les autres se rendront sur l’île de Saint-Domingue (Haïti) à la fin de la Guerre de Sept Ans (1763) où ils seront condamnés aux travaux forcés. C’est à peu près la même situation pour ceux arrivés au New Jersey et au Connecticut.

En résumé: maladie, emprisonnement, travail forcé, servilité, surveillance constituent le destin de la majorité des déportés.

3. La déportation vers l’Europe

Certaines régions (comme la Virginie et la Caroline du Nord) refusent de faire accoster les bateaux qui finissent par partir pour l’Angleterre. Environ 1200 Acadiens arrivent ainsi sur les côtes anglaises où personne ne veut les accueillir. Ils vivent sur les quais, sont enfermés ou parqués. Le gouvernement britannique essaie en vain de les

faire devenir citoyens anglais. En 1763, il reste environ 850 d’entre eux. Le roi de France Louis XV les fait venir dans l’Ouest de la France, dans la région de Nantes.

Ces Acadiens installés en France se nomment  les Cadiens.

Des Cadiens aux Cajuns

Figure 14. La diaspora acadienne 1755-1785. Source : www.paysagedegrand-pre.cal

Ces Cadiens s’adaptent très difficilement à la vie en France. Le français qu’ils parlent diffère de celui des autres habitants. Alors qu’ils étaient propriétaires de leurs terres en Acadie, ils découvrent le système seigneurial et ses très grandes inégalités dans la France de l’Ancien Régime. Les jeunes gardent l’espoir de retourner “chez eux”, en Acadie. Les parents transmettent à leurs enfants nés en France la mémoire du pays d’origine.

Plusieurs Cadiens ne vont rester qu’une génération en France. Entre 1775 et 1785, plusieurs d’entre eux (environ 1,600), des anciens déportés ou leurs enfants, s’embarquent sur les navires effectuant le commerce triangulaire (Afrique-Europe-Amérique) de la traite des Noirs. Nantes est alors en effet la capitale de l’esclavage en France. 

Il y avait déjà des francophones en Louisiane depuis la fin du XVIIe siècle. La Louisiane était en effet une colonie française établie en 1684. Les Cadiens se mélangent à ces francophones, mais aussi aux esclaves noirs arrivés d’Afrique. 

Quelques années plus tard, la révolte des esclaves de Saint-Domingue mène à la proclamation d’indépendance de l’île qui devient Haïti en 1804. Haïti est ainsi la première colonie du Sud, peuplée de personnes de couleurs de peau diverses, à accéder à l’indépendance. Quelques 20,000 Créoles francophones quittent l’île et s’installent en Louisiane. De ces multiples brassages de population, il résulte une créolisation culturelle: la culture cajun.

7. Les Acadiens du retour

7.1. Une communauté dispersée

Les Acadiens ont conscience d’être un peuple, d’appartenir à une nation. Bon nombre d’entre eux espèrent retrouver des membres de leur famille, rebâtir leur communauté. D’où qu’ils aient été déportés ou déplacés, ils vont essayer de retourner en Acadie jusqu’au début du XIXe siècle.

Ce mouvement de retour, de convergence vers le lieu d’origine conforte l’idée que les Acadiens ne forment qu’une seule et même grande famille. Il donne ainsi naissance au grand récit acadien de la famille dispersée, des enfants semés aux quatre vents. La métaphore botanique de la diaspora (les spores éparpillées au vent) est ravivée : l’identité acadienne est perçue comme un rhizome qui a un point d’origine commun, mais qui crée de nouvelles souches un peu partout autour, qui elles-mêmes créent de nouveaux stolons encore plus loin.

7.2. Évangeline

Ce mouvement de retour donne lieu à un autre élément clé du grand récit national acadien : le mythe d’Évangeline. Évangeline est un personnage fictif créé par l’auteur américain Henry Wadsworth Longfellow, dans un long poème narratif publié en 1847. Le poème raconte l’histoire des Acadiens du retour, et notamment de ce personnage de jeune fille et de l’homme qu’elle aime, Gabriel.

Citation

Figure 15. Évangéline. Gravure de 1863.

Les derniers vers du poème de Longfellow :

“Only along the shore of the mournful and misty Atlantic

Linger a few Acadian peasants, whose fathers from exile

Wandered back to their native land to die in its bosom.

In the fisherman’s cot the wheel and the loom are still busy;

Maidens still wear their Norman caps and their kirtles of homespun,

And by the evening fire repeat Evangeline’s story.

While from its rocky caverns the deep-voiced, neighboring ocean

Speaks, and in accents disconsolate answers the wail of the forest.”

Texte complet: Evangeline: A Tale of Acadie By Henry Wadsworth Longfellow

Chanson

« Évangéline », chanson écrite par Michel Conte, interprétée dans cette version par Marie-Jo Thério

La figure d’Évangeline est une grande fierté pour les Acadiens. Ce nom se trouve un peu partout. Il y a une statue d’Évangeline à St-Martinville, en Louisiane. L’Église catholique a contribué à la diffusion et la popularité de ce mythe, assimilant le personnage à une sainte.

Facultatif : Écoutez ce balado de l’émission « Aujourd’hui l’histoire » intitulé « Évangeline, l’héroïne acadienne dont l’héritage est parfois pesant »

7.3. L’impossible retour au lieu d’origine

Les Acadiens du retour ne retrouvent pas leurs terres qui appartiennent désormais aux colons anglais nouvellement installés. Ils colonisent à leur tour d’autres lieux qui leur permettent de reprendre leurs activités de pêche et d’agriculture : le pourtour du golfe du Saint-Laurent, pointe Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse, îles de la Madeleine, ChéticampRusticoMiscouche, Cap-Pelé, Shédiac, Shippagan, Caraquet et la côte nord de la baie des Chaleurs.

Figure 16. Nouveaux lieux d’enracinement acadien (en rouge). Source : https://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Acadie-frontieres.html

8. Grand-Pré, un lieu de mémoire déserté

 

Figure 17. Statue d’Évangéline et église commémorative au Lieu national historique de Grand-Pré. Source

9. Conclusion

Contrairement aux Franco-Ontariens qui n’ont pas de grand mythe fondateur, les Acadiens ont un grand récit national ancien, très fort et vivant. Le peuple acadien est passé près de disparaître et a survécu dans l’exil. Plusieurs grandes familles se sont éteintes lors du Grand Dérangement. Les Acadiens ont conscience d’appartenir à une communauté, à une identité qu’ils valorisent énormément.

L’histoire de l’Acadie n’a pas toujours été bien connue ni écrite. Elle a d’abord été transmise par la mémoire collective, de façon orale, dans les familles, dans les communautés. Ce n’est que bien plus tard que cette mémoire a été accréditée par des recherches archéologiques et historiques. À cet égard, les Cadiens forment le premier groupe de réfugiés dont l’histoire est documentée. Encore aujourd’hui, si les historiens s’accordent sur les faits, la chronologie, les événements, il reste de grandes disparités dans les chiffres avancés.

 

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