Théorie

3. Histoire : Du Canada français à la francophonie canadienne

1. Des siècles d’histoire

Le continent américain est peuplé par les humains depuis des milliers d’années. Jusque dans les années 1980, les archéologues considéraient que des artefacts de la culture Clovis, trouvés dans l’État du Nouveau-Mexique, étaient les plus anciens et les dataient d’entre 13,000 et 14,000 ans. Depuis, un site du Yukon a révélé des traces datées à 24,000 ans.

En regard, la présence de peuples occidentaux venus coloniser le continent est beaucoup plus récente : quelques centaines d’années. Lorsque les explorateurs, puis les colons européens ont mis pied en Amérique, le continent était déjà peuplé par de multiples peuples autochtones. Dans le cadre de ce cours, nous n’étudierons pas l’histoire et les cultures autochtones, mais il nous arrivera fréquemment de les citer en exemples.

Remarque lexicale

De nos jours, en français et en contexte canadien, on parle des Premières Nations, des Métis et des Inuits.
Le mot « autochtone » (étymologiquement : né de la terre) peut s’employer comme nom (un.e Autochtone), mais il est plus généralement employé comme adjectif.

Étudier l’histoire de la francophonie canadienne va nous permettre d’embrasser plusieurs siècles d’histoire. Dès le début du XVIe siècle, les marins français avaient déjà approché des côtes de Terre-Neuve dans leurs expéditions de pêche. Au cours de la Renaissance, des pays d’Europe entreprennent de cartographier la Terre et de partir à la découverte de nouvelles ressources.

En 1524, Giovanni da Verrazzano est le premier explorateur mandaté par le roi de France François Ier pour explorer ces terres. Il les désigne comme « Nova Gallia », « Nouvelle-France ». Puis, Jacques Cartier effectue trois voyages au Canada entre 1534 et 1542 et explore le golfe du Saint-Laurent.

Consultez la page sur Jacques Cartier (Musée canadien de l’histoire)
Discours du voyage fait par le capitaine Jaques Cartier aux Terres-neufves de Canadas, Norembergue, Hochelage, Labrador, & pays adjacens, dite Nouvelle France : avec parcticulieres moeurs, langage, & ceremonies des habitans d’icelle, Bibliothèque Nationale de France

Ces voyages de Jacques Cartier ainsi que ceux d’autres explorateurs sont relativement bien connus grâce aux traces écrites qu’ils ont laissés. Par exemple, Jacques Cartier a écrit des Relations de ses voyages au Canada, c’est-à-dire qu’il relate, qu’il raconte son expédition et ce qu’il a observé. C’est le premier compte rendu détaillé de l’Amérique, d’un point de vue européen. Cartier essaie d’établir une colonie en 1541, mais il doit renoncer suite aux souffrances et aux nombreux décès de ses hommes.

Des premiers voyages de Cartier jusqu’au début du XVIIe siècle, il n’y a pas de présence française continue en Amérique du Nord. Il n’y a que des explorateurs qui effectuent des voyages de reconnaissance. Par exemple, Samuel de Champlain effectue plusieurs voyages qui lui permettent de découvrir notamment ce qui deviendra l’Acadie (Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick actuels). Ce n’est qu’avec la fondation de la ville de Québec en 1608 par Champlain qu’une première colonie est établie durablement. Les premiers pionniers s’installent. Champlain devient le premier gouverneur de la Nouvelle-France, colonie française en Amérique dont les contours ne vont cesser d’évoluer jusqu’en 1763.

Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la colonisation française autour des rives du Saint-Laurent s’accompagne toujours de nouvelles explorations le long des cours d’eau (le Saint-Laurent, la rivière des Outaouais, les Grands Lacs, le Mississipi, etc.).

En 1713, la France cède définitivement l’Acadie à l’Angleterre. C’est un recul significatif de l’empire colonial français en Amérique.

La Guerre de Sept Ans (1756-1763) marque un tournant important dans l’Histoire de la Nouvelle-France. Nous étudierons l’une de ses premières manifestations, la Déportation des Acadiens (à partir de 1755), ainsi que la Conquête, avec notamment le siège de Québec (en 1759). Cette guerre se termine par le Traité de Paris en 1763, par lequel la France cède  son empire colonial en Amérique du Nord à la couronne d’Angleterre. C’est la fin de la Nouvelle-France.

« The Province of Québec » devient successivement le Bas-Canada (Acte constitutionnel, 1791), puis le Canada-Est (Acte d’Union, 1840). Le Canada moderne prend peu à peu forme au cours du XIXe siècle, processus qui aboutit à la création de la Confédération canadienne en 1867. Aussi symbolique que soit la date de 1867 dans l’histoire du Canada, celle-ci n’est pourtant pas si importante pour comprendre la francophonie canadienne. En effet, à la même époque, un processus bien plus déterminant est en cours dans ce que la population appelle couramment « le Canada français » : la diaspora canadienne-française.

2. Qu’est-ce qu’une diaspora?

White Dandelion in Close Up Photography © Unsplash, Foad Roshan

La diaspora est un concept clé pour comprendre le fait francophone au Canada et en Amérique du Nord, mais aussi pour comprendre bien d’autres sociétés minoritaires.

Le concept de diaspora fait appel à un imaginaire botanique. Une bonne façon de le représenter, c’est de penser à la fleur de pissenlit dont les spores très légers s’envolent à tous les vents pour donner vie à de nouvelles fleurs, ailleurs.

Étymologiquement: dia (dispersion) + spora (ensemencement).

La diaspora désigne ainsi la dispersion d’un peuple ou d’une communauté, mais aussi tous les phénomènes résultant de migrations à partir d’un même foyer. Dans une dynamique diasporale, il y a un point d’origine et de multiples points d’arrivée. Ces points d’arrivée ne sont pas toujours définitifs, ils peuvent être provisoires pour quelques années, une ou deux générations, avant que les personnes se déplacent de nouveau.

Une diaspora n’est pas un mouvement organisé. Un jour, un individu décide de partir. Le jour suivant, une autre famille part. Le jour encore après, c’est encore quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Le foyer d’origine perd ainsi de ces individus au profit d’autres destinations. Ces nouvelles destinations où arrive ces migrants constituent de nouveaux ancrages qui sont souvent fragiles. Ces nouveaux ancrages peuvent inclure de traverser des frontières territoriales (changer de pays), physiques (traverser une mer, un océan, une chaîne de montagnes, etc.) et/ou culturelles (autre langue, autre culture, etc.) Est-ce qu’un seul individu va s’y installer? Est-ce que d’autres vont se joindre à lui? Vont-ils y conserver leur langue et leur culture? Vont-ils s’assimiler à la culture d’accueil? Est-ce que la culture d’origine et la culture d’accueil vont s’influencer mutuellement? Vont-ils garder des liens avec le foyer d’origine? Ces multiples questions s’inscrivent dans un questionnement plus large : quelles identités, quelles appartenances vont développer ces migrants?

3. Les causes de la diaspora canadienne-française

Citation

« La rencontre inopinée des communautés transhumantes définit bel et bien le continent américain. »
François Paré, Le fantasme d’Escanaba, 2007, p. 16

Nous verrons qu’à travers l’histoire de la présence francophone au Canada, il y a eu deux grandes diasporas distinctes:

  • la diaspora acadienne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle;
  • la diaspora canadienne-française du milieu du XIXe siècle aux années 1930.

Ces diasporas ont couvert de très grandes étendues: la Nouvelle-Angleterre, la région des Grands Lacs, le Middlewest aux États-Unis, la Louisiane, le nord de l’Ontario et les prairies canadiennes jusqu’aux Rocheuses, avec des ramifications jusqu’à la côte Ouest pour la construction du Canadian Pacific Railway (achevé en 1885) et la ruée vers l’or du Klondike au Yukon (1896-1899).

Écouter ce balado pour aller plus loin: L’exode des Canadiens français aux États-Unis entre 1840 et 1930 (Radio-Canada)

Pourquoi cette diaspora s’est-elle produite pendant plusieurs générations? Pourquoi tant de Canadiens français ont-ils quitté le Québec entre 1850 et 1930? Plusieurs facteurs se sont conjugués :

  • La forte natalité canadienne-française (la revanche des berceaux). Le clergé catholique encourageait les familles à avoir de nombreux enfants, dans l’idée que la démographie, une forte population aiderait à
    1950 – Famille nombreuse de dix-huit enfants à St-Pierre de l’île d’Orléans © Gouvernement du Québec, George A. Driscoll

    maintenir la culture française en Amérique. Au Canada français, cette pratique s’appelait la revanche des berceaux (the revenge of the cradles).

  • Le surpeuplement du terroir au Québec. Cette politique nataliste a contribué à surpeupler les campagnes et les paroisses (parishes) déjà bien établies. Pour qu’une famille puisse vivre de sa ferme, il faut que cette terre demeure d’une bonne taille. Si un cultivateur la subdivise trop entre ces enfants, aucun ne peut vraiment en vivre. D’où la pratique traditionnelle de céder la terre à un seul fils (souvent l’aîné de la famille). Traditionnellement aussi, un garçon et une fille par famille entraient dans les ordres religieux. Mais il n’y avait alors pas de place dans la société pour les autres enfants.
  • La lenteur de l’industrialisation au Québec. En effet, le Québec est resté plus longtemps une terre agricole et ne s’est pas industrialisé aussi vite que d’autres régions d’Amérique du Nord. Ceci est en partie dû à l’influence de l’Église catholique qui ne souhaitait pas voir le Québec s’urbaniser (les villes étaient perçues comme des lieux immoraux, sales, où les gens perdaient leur foi et leur culture). Mais par-delà, à la même époque, on voit que la France s’est aussi industrialisée moins vite que l’Angleterre. En conclusion, il n’y avait pas beaucoup de manufactures pour employer les jeunes qui n’avaient pas de terre à cultiver (ou ne voulaient pas devenir cultivateurs).
  • Les changements de l’exploitation agricole. Enfin, le XIXe est le siècle des premières innovations technologiques : avec la mécanisation progressive de l’agriculture, moins de personnes sont requises pour faire fonctionner la ferme. À partir de 1920 surtout, on sent « la fin d’un monde » : le Québec effectue sa transition démographique (une plus grande part de la population vit désormais en ville qu’à la campagne) et il devient évident que les paroisses traditionnelles, organisées en village de cultivateurs, ne sont pas un modèle social éternel.

La combinaison de ces facteurs fait que le clergé et l’élite politique sociale encouragent tout d’abord les départs. Ce sont souvent des hommes jeunes, souvent deux frères ou deux amis; parfois de jeunes mariés ou de jeunes familles qui quittent le village, la ville et partent s’installer ailleurs. Le clergé et les élites perçoivent ces migrations comme une volonté d’expansion de la présence canadienne-française dans des régions parfois encore peu développées. Ils espèrent que vont s’y développer une identité et une culture canadiennes-françaises.

Mais face à l’ampleur du phénomène (de plus en plus de gens partent) et le constat que les migrants qui partent du Canada français s’assimilent en fait rapidement à la majorité de langue anglaise, le discours de l’élite et du clergé change pour freiner – en vain – ce phénomène.

Dans le cadre de ce cours d’introduction générale, nous allons concentrer notre étude à quelques-unes des principales directions de la diaspora canadienne-française. On peut globalement identifier cinq vagues migratoires, dans des directions et à des périodes différentes.

4. Cinq vagues migratoires de la diaspora canadienne-française

4.1. La Nouvelle-Angleterre

La dévastation du quartier la Pointe après l’incendie de 1914, vue de Lafayette Street. © Encyclopédie du Patrimoine Culturel de L’Amérique Française

À partir de 1840-50, des Canadiens français partent à destination des villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Des communautés francophones se forment, comme Lowell au Massachussetts, Woonsocket au Rhode Island; Manchester et Nashua au New Hampshire; dans le Maine aussi. On les appelle les « petits Canadas ». Ce sont des villes industrielles où les Canadiens français se font embaucher dans des manufactures (le textile, par exemple). Des équipes de travail sont exclusivement francophones; dans la communauté, des messes sont dites en français à l’église, les petits commerces fonctionnent en français, il y a des programmes de radio, des journaux en français, etc. Des villes, des paroisses fonctionnent presque exclusivement en français jusque vers les années 1930. Cette vie communautaire encourage d’autres Canadiens français à venir s’y installer.

Jack Kerouac © Geoth, flickr, Domaine Public

Ces Canadiens français deviennent des Franco-Américains qui passent généralement à l’anglais comme langue d’usage en deux ou trois générations.

L’écrivain Jack Kerouac, auteur de On the road (1957) et figure emblématique de la Beat Generation américaine, est un Franco-Américain originaire de Lowell. Le joueur de baseball Napoléon Lajoie aussi.

Ce phénomène majeur est aussi représenté dans la littérature. Deux exemples très connus et qui connaissent un grand succès populaire à leur publication :

  • Dans Maria Chapdelaine (1916), Lorenzo Surprenant essaie de convaincre Maria de quitter la région du Lac-Saint-Jean pour aller vivre en ville avec lui « aux États ».
  • Dans Trente arpents (1938), Ringuet décrit comment un vieil et fier cultivateur est contraint de quitter sa terre pour aller vivre chez son fils ouvrier aux États-Unis.

L’émigration vers la Nouvelle-Angleterre en chiffres:

un journal francophone
En 1943, la ville de Biddeford avait encore un journal francophone, La Justice de Biddeford (publié de 1896 à 1950 environ). Wikipédia, Domaine public.
Décennie Nombre de nouveaux départs
1871-1880 120 000
1881-1890 150 000
1891-1900 140 000
1901-1910 100 000
1911-1920 80 000
1921-1930 130 000

On estime qu’au total plus de 900,000 Canadiens français ont migré vers la Nouvelle-Angleterre, surtout après la Guerre de Sécession.

Ces immigrants vivent des changements importants :

  • Changement de pays
  • Changement de mode de vie, de rural à urbain
  • Changement de travail, d’agricole à industriel, de cultivateur à ouvrier
  • Changement de langue

En 1943, la ville de Biddeford avait encore un journal francophone, La Justice de Biddeford, publié de 1896 à 1950 environ.

À partir de 1930, la politique américaine du melting pot qui vise l’unification linguistique et culturelle du pays conduit à l’assimilation systématique des locuteurs des autres langues. (Cette politique est très différente du modèle canadien).

Pour aller plus loin : 

4.2. Les terres à l’Ouest de la rivière des Outaouais

Rideau Park Church, © Ottawa Heritage and History, Cliff Buckman

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une vague d’émigration se produit en direction de l’Est ontarien. Pour ces migrants, la transition est moins radicale : on ouvre des paroisses, on distribue des terres, en reproduisant le même modèle traditionnel canadien-français que le long du Saint-Laurent. Plusieurs villages agricoles dans l’Est ontarien se développent. Plusieurs sont encore majoritairement francophones aujourd’hui : Ste-Rose-de-Prescott, Embrun, Saint-Albert, etc.

Certains deviennent ouvriers dans des manufactures à Orléans (dans la banlieue d’Ottawa, aujourd’hui) ou Hawsbury, Cornwall (à la frontière avec le Québec), Welland (dans la région de Niagara), l’industrie automobile, etc.

Le quartier d’Ottawa appelé Vanier (Eastview jusqu’en 1969, puis Vanier jusqu’en 2001, puis incorporé à Ottawa) était une ville francophone. En 2001, ce quartier était encore à 49% francophone. En 2016, 31% environ (d’autres quartiers d’Ottawa sont entre 33 et 38%), mais c’est à Vanier que se concentrent les institutions francophones d’Ottawa.

Citation

“Bonds of steel as well as of sentiment were needed to hold the new Confederation together. Without railways there would be and could be no Canada.”

George Stanley, The Canadians

 

Pour les destinations suivantes, il faut imaginer l’importance du développement du chemin de fer dans la seconde moitié, et surtout le dernier quart du XIXe siècle. Le train représente la modernité technique, le désenclavement des régions. Partout, les États développent des chemins de fer à la fois sur de grandes distances et pour desservir aussi les plus petits villages.

Au Canada, cette logique est d’autant plus importante qu’elle soutient le projet d’unifier et d’achever la Confédération canadienne. Le Manitoba et les Territoires-du-Nord-Ouest entrent dans la Confédération très tôt (1870), tout comme la Colombie-Britannique (1871). La construction d’un chemin de fer était d’ailleurs une condition stipulée dans la Loi constitutionnelle de 1867.

4.3. La rivière Mattawa et le Lac Nipissing

À partir de 1880, des Canadiens français s’installent plus au Nord, le long de la rivière Mattawa  et sur les bords du lac Nipissing et fondent plusieurs villages et villes : Corbeil, North Bay, Sturgeon Falls, Noëlville.

Dans ces lieux encore peu peuplés, l’assimilation est beaucoup plus lente et plusieurs de ces municipalités ont encore un patrimoine francophone assez visible. Les nouveaux migrants reproduisent le cycle agricole et forestier familier aux Canadiens français (l’agriculture pendant la belle saison, les hommes « montent aux chantiers » forestiers dans le bois de la fin de l’automne au début du printemps pour gagner un revenu supplémentaire.

Par exemple, le chemin de fer du Canadien Pacifique arrive à North Bay en 1882. La population de North Bay passe de 2,500 habitants en 1901 à 7700 en 1910.

4.4. Sudbury

Groupe de Mineurs à la Mine Copper Cliff en 1893. Université de Waterloo, Domaine Public

Avec la construction des grands chemins de fer continentaux à la fin du XIXe siècle, on découvre des gisements de fer et de nickel en 1885 dans la région de Sudbury. Des investisseurs de Montréal, Toronto et des grandes places boursières aux États-Unis s’y rendent pour acheter des titres et spéculer. De nombreux migrants et immigrants travailleront dans les mines de Sudbury et du Nord de l’Ontario dans des conditions extrêmement difficiles et dangereuses. Beaucoup de familles vivent dans une très grande misère. Le nickel qu’ils produisent sert notamment à fabriquer des armements durant la Première Guerre mondiale. Ils seront souvent groupés selon leur nationalité, leur langue.

De nombreux Canadiens français travaillent ainsi dans les mines ou dans l’industrie forestière. Ils fondent des paroisses bien ancrées : Chelmsford, Hanmer, Azilda, Val Caron, Val Thérèse, etc. La plupart aujourd’hui ont été agglomérées dans le Grand Sudbury.

4.5. Le Nord de l’Ontario et au-delà

L’île Portage sur la Rivière Missinaibi en 1901. Le Coridor, Domaine Public

Quelques années plus tard (1890-1900), la construction du chemin de fer progresse vers le Nord de l’Ontario. Plusieurs lignes ferroviaires sont développées par différentes compagnies (Northern Ontario Railway, axe Nord-Sud et National Transcontinental, axe Est-Ouest). La même logique se reproduit : des gisements de minerai sont découverts à Timmins, Cobalt-Kirkland Lake, Kapuskasing, etc. Là encore, les Canadiens français fondent des paroisses bien organisées. Ils travaillent dans les mines ou reproduisent le cycle agro-forestier traditionnel.

Alors que la construction des voies ferrées se poursuit vers l’Ouest et que la Confédération canadienne prend la forme du Canada actuel (la Saskatchewan et l’Alberta s’y joignent en 1905), le même cycle se reproduit : des familles s’installent de plus en plus à l’Ouest. La plupart des localités aux noms francophones mentionnées dans le chapitre de géographie (chapitre 4)  datent de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle.

 

 

Citation

Gabrielle Roy © Archives Canada, NL-17530

La romancière Gabrielle Roy (1909-1983) est née et a grandi à Saint-Boniface, village francophone (aujourd’hui quartier francophone de Winnipeg) où elle enseignait dans des écoles primaires. Son dernier livre inachevé, La détresse et l’enchanté inachevé, est son autobiographie.

Cet extrait au sujet de son enfance parle de son sentiment de minorisation quand elle parlait en français dans un lieu public, mais témoigne aussi du fait que les villes du Nord du Québec et de l’Ontario, et de tout l’Ouest étaient en train de se bâtir grâce à des milliers d’immigrants de toutes langues.

« Cette humiliation de voir quelqu’un se retourner sur moi qui parlais français dans une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation. Au reste, je m’étais moi-même retournée fréquemment sur quelque immigrant au doux parler slave ou à l’accent nordique. Si bien que j’avais fini par trouver naturel, je suppose, que tous, plus ou moins, nous nous sentions étrangers les uns chez les autres, avant d’en venir à me dire que, si tous nous l’étions, personne ne l’était donc plus. »

Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, 1984, p. 13.

4.6. Synthèse sur la diaspora canadienne-française

Jusqu’à la fin des années 1960, ces lieux forment « la grande famille canadienne-française » et des organismes entretiennent les liens entre les différentes parties. L’Église catholique joue un rôle important. Mais il y a aussi des reportages à la radio, dans les journaux et à la télévision pour apprendre à connaître les autres régions. Il y a aussi des organismes culturels, des échanges de jeunes pendant l’été, et d’autres institutions telles que :

  • Le Conseil de la vie française en Amérique (CVFA, 1937-2007)
  • Les clubs Richelieu présents dans tous les villages et villes francophones (équivalent francophone des club Lions ou Kiwanis)
  • Au Québec, la société Saint-Jean-Baptiste (fondée en 1834 et qui existe toujours) milite pour la promotion de la langue française et de la culture canadienne-française, puis québécoise.

Citation

Le romancier québécois Jacques Ferron parodie ironiquement ces initiatives. Dans son conte « La vache morte du canyon » qui se passe en Alberta, il invente ainsi le « Comité de la Survivance de l’agonie française en Amérique » (Contes du pays incertain, 1962).

Suite à ce grand mouvement de migration au cours du XIXe et du XXe siècle, la présence canadienne-française s’est éparpillée sur une grande part du continent américain (qui recoupe plus ou moins la Nouvelle-France des explorateurs des XVIau XVIIIsiècles. Beaucoup de ces familles sont restées et se sont peu à peu fondues à la majorité anglophone. Aujourd’hui, il reste des noms de famille (l’orthographe et la prononciation ont parfois été transformées; par exemple, les Leblanc transformaient leur nom en White en Nouvelle-Angleterre), des toponymes (noms de villages, de lacs, de rivières, de sites remarquables, etc.).

Chanson de Chloé Sainte-Marie

Chloé sainte-Marie est une chanteuse et actrice québécoise née au Québec dans les années 1960. Elle est connue depuis les années 1980. Elle s’est distinguée concernant deux engagements :

Chloé Sainte-Marie © Fondation Maison Gilles-Carle
  1. Pendant 18 ans, elle a été la proche-aidante de son conjoint Gilles Carle, célèbre cinéaste, qui a souffert de la maladie de Parkinson. Chloé Sainte-Marie a fondé la Maison Gilles-Carle qui aide les proche-aidant.
  2. Suite au décès de son conjoint, elle commence à apprendre la langue innue-aimun. Depuis, elle écrit et chante plusieurs de ses chansons en langue innue.

Nous écouterons et commenterons sa chanson « Mishapan Nitassinan » en classe.

5. Canada français ou francophonie canadienne?

Le Canada français (au singulier) ou les communautés francophones du Canada (au pluriel)?

Le titre officiel (et très ancien!) de ce cours est « Aspects du Canada français », mais entre nous, nous utiliserons surtout les désignations « minorités francophones du Canada » ou « la francophonie canadienne ».

Pourquoi? Et surtout, quelles différences?

L’appellation «Canada français » n’est plus beaucoup utilisée aujourd’hui. Son usage est avant tout historique, il réfère à la période précédant les années 1960. Le Canada français excédait les seules frontières du Québec pour englober les régions, les populations qui parlait français que ce soit au Canada ou aux États-Unis; partout en fait où s’était rendu la diaspora canadienne-française.

Mais les années 1960 sont une période très riche en bouleversements pour les problématiques que nous étudions dans ce cours. À partir de la fin des années 1960, et plus précisément après les États généraux du Canada français de 1967, les Canadiens français ne vont plus se désigner comme Canadiens français; ils vont commencer à se dire Québécois, Acadiens, puis progressivement Franco-Manitobains, Franco-Ontariens, etc. et développer des identités quelque peu différentes.

Remarque lexicale et orthographique

Attention à la graphie (en français : majuscule pour les noms de nationalité, mais pas pour les adjectifs de nationalité)

Le Canada français (nom propre)

Un Canadien français, une Canadienne française (nom propre + adjectif pour désigner un.e habitant.e)

Des enfants canadiens-français, la population canadienne-française (adjectif composé).

Aujourd’hui, il est plus juste de parler des communautés francophones du Canada ou des minorités francophones. Cela reflète cette évolution. C’est aussi car nous sommes sensibles aux différences identitaires et culturelles.

De « la grande famille canadienne-française » aux minorités francophones du Canada, on retrouve une dynamique anthropologique essentielle et particulièrement forte au Canada : la tension entre centralité et régionalité.

6. Tensions entre centre et régions

Depuis la fondation du Canada en 1867, ce pays a toujours été traversé par des tensions entre une dynamique centralisatrice et des dynamiques régionales. À l’échelle du Canada, ces tensions ne sont pas représentées par des partis politiques, et ne s’alignent pas non plus en fonction de critères linguistiques. Ces tensions transcendent les lignes de partage politique et linguistique.

Parti libéral Parti conservateur
Favorise les régions / l’indépendance des provinces Wilfrid Laurier Brian Mulroney
Favorise le centralisme fédéral Pierre Elliott Trudeau John A. Macdonald

Lisez le texte et complétez les blancs en utilisant les noms des Premiers Ministres dans le tableau ci-dessus. 

Activité

Un peu d’humour : Consulter le document « 9 façons de diviser le Canada » et faites quelques observations (certaines sérieuses, d’autres non) concernant au moins deux cartes.

Couverture du livre "Du continent perdu à l’achipel retrouvé. Le Québec et l’Amérique française"
Un livre qui a fait date Dean R. Louder et Eric Waddell, Du continent perdu à l’archipel retrouvé. Le Québec et l’Amerique française, Québec, Presses de l’Université Laval, Coll. Geographie, 2007. © PUL

Des tensions comparables animent les francophones de partout au pays : certains soulignent les points communs, d’autres les différences. Cela dépend aussi des époques et des contextes. La nation canadienne s’est constituée autour d’un imaginaire Ad mare usque ad mare, “coast to coast” (… to coast), c’est à dire un imaginaire continental; il en était de même pour le Canada français. Cet imaginaire continental ne correspond plus maintenant à l’image que les francophones se font d’eux-mêmes De façon générale, alors qu’avant 1967 les Canadiens français se pensaient principalement comme un peuple, depuis ils se perçoivent plutôt comme appartenant à des communautés francophones plus restreintes qui soulignent leurs singularités respectives. 

Il est sans doute plus juste aujourd’hui d’utiliser la métaphore de l’archipel pour évoquer l’éparpillement de la francophonie canadienne. Cet éparpillement est bien sûr géographique (ces communautés sont parfois séparées par de très longues distances), mais de plus en plus c’est aussi un éloignement identitaire et culturel.

 

 

 

 

 

 

Citation

« On ne sait pas très bien ce qu’est la Franco-Nord-Amérique: le Canada, la Louisiane, le Québec, le Nord-Ouest…? On ne sait pas très bien, sinon qu’il s’agit essentiellement d’un pays perdu et d’une identité écartée. Un « archipel » […] que l’histoire officielle a refusé de voir et dont on ne pourra jamais faire le décompte exact. »

Jean Morisset, Possibles, vol. 8 nº4, été 1984, p. 4

Nous allons maintenant nous intéresser aux paramètres qui ont conditionné et conditionnent encore cet éclatement identitaire du Canada français historique en la francophonie canadienne actuelle.

7. Pourquoi cet éclatement?

Principales «vagues» de décolonisation en Asie et Afrique

Jusque dans les années 1960, la religion occupe une place très importante dans les communautés francophones. L’équation selon laquelle conserver sa foi catholique garantit le maintien de la langue française (et vice versa) n’est pas remise en cause.

Le Québec est perçu comme presque uniformément unilingue francophone; le ROC (Rest of Canada) est perçu comme presque uniformément unilingue anglophone. Mais attention! Ce sont des perceptions! Il y a toujours eu une minorité anglophone très active et bien implantée au Québec, et vous savez à présent qu’il y avait des francophones un peu partout d’un océan à l’autre. Et contrairement aux discours de l’époque (les années 1960), n’oublions pas qu’il y avait aussi d’innombrables langues autochtones.

Mais suite au Concile Vatican II (1964), l’Église catholique commence à perdre rapidement de son influence.

Le contexte économique favorable des Trente Glorieuses permet de développer des programmes et des services publics qui jusqu’alors étaient assurés par les congrégations religieuses. Les domaines de la santé et de l’éducation deviennent ainsi publics, mais aussi des initiatives dans le domaine culturel et linguistique.

Dans le sillage des mouvements de décolonisation qui secouent l’Asie du Sud-Est et l’Afrique, on assiste à la montée du nationalisme québécois.

8. Les États généraux du Canada français (1966-1969)

Les États généraux du Canada français sont une série de grandes rencontres annuelles entre des représentants de différents milieux de toute la francophonie canadienne, à Montréal. Lors de la rencontre de 1967, deux conceptions s’opposent : celle du Canada français traditionnel et celle de la nation québécoise (une langue et une culture sur un territoire jouant un rôle déterminant dans la promotion du français à l’échelle du continent). Les discussions deviennent tendues. Une rupture se produit entre d’une part, les délégués québécois et environ la moitié des délégués acadiens qui votent en faveur du droit à l’autodétermination, alors que les autres délégués, principalement ceux de l’Ontario, rejettent la motion. Il n’y a alors plus de consensus sur ce qu’est le Canada français qui commence à se morceler.

Depuis 1967, trois autres facteurs sont entrés en jeu :

8.1. L’essor des nationalismes

Au courant des années 1960, des courants nationalistes naissent au Québec, mais aussi en Acadie (années 1970). Si ce mouvement va toujours rester marginal en Acadie et s’essouffler rapidement, l’indépendantisme politique au Québec va accroître : de 5% des votes en 1963 jusqu’à 49% en 1995. Depuis, l’indépendantisme politique est en déclin au Québec. Ce facteur a été très important historiquement; il l’est sans doute beaucoup moins aujourd’hui.

8.2. La provincialisation des identités

Après les États généraux du Canada français de 1967, les Québécois vont se définir comme « Québécois » et refuser le terme « Canadiens français » qui prend parfois une connotation négative (le passé, une époque où les francophones étaient minorisés), tout comme les Acadiens. Par suite, les autres francophones sentent le besoin de se redéfinir : les communautés francophones commencent alors à se définir en fonction de leur province d’appartenance. Cette tendance commence dès le début des années 1970 en Ontario et au Manitoba et se poursuit dans les autres provinces au début des années 1980. Ce facteur demeure très important aujourd’hui, notamment parce que les compétences politiques des provinces ne cessent d’augmenter, ce qui accroît les différences entre les résidents de différentes provinces. Les conditions de vie, d’accès aux services et aux ressources en français diffèrent dans chaque province, ce qui a une influence très directe sur l’apprentissage, la rétention (le fait de garder la langue) et la transmission du français. 

8.3. L’(in)action du gouvernement fédéral

Le gouvernement fédéral joue un rôle clé pour assurer l’unité de la nation canadienne. Entre les années 1970 et 2000, le gouvernement fédéral a été très actif pour soutenir ce sentiment d’appartenance et les communautés (P. E. Trudeau 1968-1984, Mulroney 1984-1993, Chrétien au début 1993-). Cela se traduisait par une volonté politique et des investissements financiers. Depuis 2000, cette vision a changé. L’heure est au désintérêt et au désinvestissement massif (Chrétien, Martin 2003-2006, Harper 2006-2015). Cela fragilise ces communautés. 

Depuis quelques années, ce phénomène ne touche plus seulement les communautés francophones. Il est devenu évident que les provinces de l’Ouest, l’Alberta particulièrement, se sentent oubliées, incomprises du gouvernement fédéral. Cette inaction du gouvernement fédéral a des conséquences importantes: ce sont les gouvernements provinciaux qui prennent des initiatives pour suppléer aux béances laissées par le gouvernement fédéral. Mais cela crée des problèmes de financement (les provinces n’ont pas les mêmes moyens financiers que le gouvernement fédéral), et plus encore cela crée des problèmes de disparités de traitement entre les différentes régions. Les régions où les minorités sont particulièrement faibles sont encore davantage affaiblies, encore moins entendues, quand leur cause n’est pas défendue par le gouvernement fédéral. Le rapport du commissaire aux langues officielles au tournant des années 2000 évoquait déjà «une érosion subtile mais cumulative des droits linguistiques1 ». Cette tendance s’observe encore aujourd’hui – elle demeure un facteur majeur pour comprendre et assurer l’avenir de la francophonie canadienne. 

9. Dynamiques linguistiques au Canada

Observez dans le tableau suivant les grandes dynamiques linguistiques au cours des 70 dernières années, au Canada et dans certaines régions spécifiquement. Nous discuterons de ces tendances en salle de classe.

Tableau 4.

Langues maternelles Années Population totale Français Anglais *Autres langues
Canada 1951 14 M 29% 59% 12%
1991 27 M 24% 60% 15%
2016 34,7 M 21% (7.3 M) 57% (20 M) 22% (7,6 M)
Ontario 1951 4.5 M 7.40% 81.70% 11%
1991 10 M 5% 74.50% 20.30%
2016 13,3 M 4% (530,000) 68.2% (9 M) 28% (3,7 M)
Québec 1951 4 M 82.50% 13.80% 3.70%
1991 6.8 M 82% 9.20% 8.80%
2016 8 M 78% (6,3 M) 8% (650,000) 13.8% (1,1 M)
Nouveau-Brunswick 1951 515,000 36% 63% 1%
1991 715,000 34% 65% 1.50%
2016 735,000 32% (235,000) 65% (450,000) 3.3% (25,000)
Alberta 1951 900,000 3.60% 69% 27.30%
1991 2.5 M 2,3% 81.20% 16.50%
2016 4 M 2% (79,000) 75.5% (3 M0 22.5% (910,000)
Canada hors Québec 1951 10 M 7.30% 77.50% 15.20%
1991 20 M 4.80% 77.50% 17.50%
2016 27 M 3.8% (1 M) 72% (19 M) 24.5% (6,5 M)

Source: https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1510000301&request_locale=fr
(*+200 langues, dont 200,000 personnes pour les langues autochtones)

Les autres langues qui progressent le plus rapidement (+ de 30% entre 2006 et 2011) :
  • Le tagalog (Philippines)
  • Le mandarin
  • L’arabe
  • L’hindi
  • Les langues créoles
  • Le bengali
  • Le persan
  • L’espagnol

 

 

Pour aller plus loin

Lisez la brève section « Faits saillants » de ces trois pages de Statistique Canada qui présentent des résultats du recensement de 2016 :

« Diversité linguistique et plurilinguisme au sein des foyers canadiens »

« Le français, l’anglais et les minorités de langue officielle au Canada »

« Un nouveau sommet pour le bilinguisme français-anglais »

Conclusion

La francophonie canadienne est un ensemble complexe et fragile qui ne cesse d’évoluer et de se diversifier. Son histoire est traversée par des dynamiques et des forces qui ont eu un impact décisif : les diasporas acadienne et canadienne-française, l’influence de l’Église catholique, l’émergence de mouvements nationalistes et l’immigration.

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Penser la minorisation culturelle et linguistique Droit d'auteur © par Élise Lepage est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.