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Meenal Sharkey, Mary Bing, Kimberly Schertzer et Anne Messman

 

Auteur.trice.s : Sharkey, M.D.,FACEP, Mary Bing, M.D., Santé publique, et Kimberly Schertzer, M.D.
Réviseure : Anne Messman, M.D., M. Éd. (ens. en santé)

Étude de cas

Une nouvelle résidente prend en charge un patient souffrant d’hypotension et de tachycardie. Le patient a l’air mal en point, mais il est alerte et parle. La résidente constate qu’il s’agit d’un patient malade en état de choc. Le médecin traitant lui demande quel type de choc il s’agit selon elle, car le traitement varie quelque peu pour chacun. La résidente se sent dépassée; le seul type de choc qui lui vient en tête est le choc septique. Elle comprend que la définition d’un choc comprend une insuffisance circulatoire aux extrémités, mais elle a de la difficulté à trouver d’autres types de choc (p. ex. hypovolémique, cardiogénique, neurogène). Le médecin traitant se demande comment mettre à profit cette situation pour renseigner la résidente sur les autres types de choc.

 

Aperçu

Dans le domaine des sciences cognitives, la théorie des prototypes est un modèle d’organisation conceptuelle qui permet de catégoriser divers éléments en fonction de caractéristiques communes. Un prototype est le « premier exemplaire d’un modèle […] construit avant la fabrication en série » (Le Robert). Les attributs d’un prototype ne sont pas nécessairement caractéristiques, mais plutôt représentatifs des éléments d’une catégorie. Si on devait situer un prototype dans un arbre généalogique, il se trouverait en haut et tous les autres éléments en découleraient. En revanche, selon la théorie classique, pour appartenir à une catégorie donnée, tous les éléments doivent répondent à un critère distinct. Les éléments appartiennent ou n’appartiennent pas à une catégorie. Les limites d’appartenance sont nettes. Pour figurer dans la catégorie, l’élément doit être clairement défini et mutuellement exclusif. Dans la théorie des prototypes, les limites sont parfois « floues1 ».

Dans la théorie des prototypes, certains éléments ressemblent davantage à un « prototype » que d’autres. En général, il n’y a pas d’attribut caractéristique unique qui soit nécessaire pour qu’un objet ou une idée puiss être inclus dans la catégorie, mais certains objets et certaines idées « représentent » mieux la catégorie qu d’autres. Ainsi, l’élément le plus central constitue le meilleur exemplaire de la catégorie. Par exemple, dans la catégorie « vêtements », un chandail incarne plus souvent ce concept que, disons, une ceinture, même si elle appartient à cette catégorie2.Dans le domaine de la théorie de l’éducation, la théorie des prototypes peut également représenter l’organisation d’idées ayant des caractéristiques communes3.

En médecine, les patient.e.s présentent une plainte principale ou une myriade de symptômes plutôt qu’un diagnostic définitif. Par exemple, un.e patient.e peut se plaindre d’une toux sanglante. Nous savons que le diagnostic différentiel de la toux sanglante est vaste et peut comprendre une pneumonie, une tumeur maligne, une embolie pulmonaire ou la tuberculose, pour n’en nommer que quelques-uns. Présumons que nous utilisons la théorie classique et attribuons la toux sanglante à la catégorie de l’embolie pulmonaire. Vous ne pourriez alors avoir une embolie pulmonaire que si vous avez aussi une toux sanglante. En utilisant cette théorie, on pourrait manquer des causes potentiellement graves de la maladie et poser un diagnostic erroné ou assurer une mauvaise prise en charge. Étant donné que la réalité est qu’un symptôme peut appartenir à plusieurs catégories, la théorie des prototypes se prête mieux que la théorie classique à l’élaboration d’un concept de catégories de maladies afin de faciliter le processus d’apprentissage et de résolution de problèmes dans la prise de décisions cliniques en médecine4.

Principaux.ales auteur.trice.s de la théorie

Eleanor Rosch

 

Contexte

Eleanor Rosch a introduit la théorie prototype en 1973 après avoir étudié la classification des couleurs chez les Danis de Nouvelle-Guinée. Dans leur langue, il n’y a pas de mots précis pour les couleurs; ces dernières sont plutôt classées selon un spectre de nuances claires/sombres ou froides/chaudes. Cependant, les Danis ont toujours été en mesure de communiquer les couleurs malgré l’absence de termes exacts pour les désigner. C’est ce qui amené Rosch à étudier la classification des idées chez différentes cultures 7, 8. Ainsi est née la théorie des prototypes. Elle différait de la théorie classique de la catégorisation, qui consistait à définir des caractéristiques pour déterminer l’appartenance à une catégorie. La théorie des prototypes adopte une approche thématique où l’idée ou la théorie centrale sert de prototype; les concepts liés radialement peuvent ressembler de près ou de loin au prototype. Ce concept a abordé un problème inhérent à la théorie classique : souvent, les définitions n’étaient pas convenues.

Dans le modèle des prototypes, même les associations libres sont tolérées, ce qui permet d’inclure un plus grand éventail de concepts. Un grand avantage de la théorie des prototypes est que la rétention augmente souvent, car il y a un concept graduel de rapportabilité2. Un aspect intéressant de la théorie des prototypes est qu’elle peut être appliquée à un grand nombre de domaines différents, notamment la psychologie, la linguistique, les mathématiques, la médecine, la philosophie et même la physique quantique. L’une des plus récentes avancées de cette théorie concernait l’application dans le domaine de la physique quantique; la quantification mathématique a été utilisée pour définir des « données sur les combinaisons conceptuelles ». Cette application a tenté de quantifier la « parenté » de divers concepts qui étaient liés radialement en fonction de la théorie des prototypes.

Interprétations modernes de cette théorie

En médecine, Bordage et coll.4 ont effectué des expériences qui ont démontré que l’apprentissage des concepts médicaux est plus facile lorsqu’on étudie des troubles clés d’une catégorie puis qu’on les extrapole, au lieu d’apprendre chaque diagnostic au sein d’une catégorie de maladies. Papa et coll.6 ont constaté que l’utilisation de la théorie des prototypes peut améliorer les capacités de diagnostic des étudiant.e.s en médecine et être utilisée pour développer les compétences cliniques des étudiant.e.s dans le cadre d’un programme d’études soigneusement conçu.

 

Autres exemples d’application de cette théorie

  • Relier divers plans de traitement à la présentation la plus courante
    Un.e patient.e stable présentant une fibrillation auriculaire et une réponse ventriculaire rapide d’apparition inconnue peut être pris.e en charge par le traitement de la cause sous-jacente et des médicaments comme des inhibiteurs calciques, des bêta-bloquants et possiblement la digoxine. En extrapolant à partir ce « prototype », un.e patient.e stable présentant une fibrillation auriculaire et une réponse ventriculaire rapide d’apparition connue peut être traitée par cardioversion synchronisée. Inversement, un.e patient.e instable présentant une fibrillation auriculaire et une réponse ventriculaire rapide peut également être traité.e par cardioversion synchronisée, mais avec un risque supplémentaire d’AVC et l’éventuelle nécessité d’une prise en charge médicale par la suite. Il s’agit d’un excellent outil d’apprentissage pour les résident.e.s de première et de deuxième années, car il leur permet de s’appuyer sur leur base de connaissances et de l’élargir.
  • Accélérer les processus de diagnostic
    Dans le contexte clinique, la théorie des prototypes (avec connaissance sémantique) peut aider à récupérer rapidement l’information pour les scripts de maladies. Cela se rapporte à la classification des diverses maladies lors de l’évaluation initiale et peut avoir des répercussions sur la reconnaissance d’une présentation de patient.e semblable ou dissemblable et son intégration dans une catégorie de maladie.

Limites de cette théorie

Une limite de cette théorie est liée à l’absence d’attributs caractéristiques qui unissent les concepts d’une catégorie particulière. Cela peut faire en sorte que les associations semblent nébuleuses et mal définies. Deuxièmement, l’organisation des concepts est spécifique à une personne, voire à une culture9. Par exemple, demander à quelqu’un de catégoriser divers fruits pourrait donner lieu à des résultats différents en Afrique et en Europe du Nord. De même, la catégorisation de divers types de vêtements serait différente en Inde et au Brésil. Une autre limite concerne l’exigence d’une certaine base de connaissances communes. Si on ne s’entend pas sur les propriétés de départ d’un concept, il ne sera pas possible de l’associer à d’autres concepts à travers les catégories à l’aide de la théorie des prototypes. Par exemple, dans l’étude de cas présentée, si la résidente n’avait pas su ce qu’était le choix, mais elle n’aurait pas eu de point de départ initial pour aller plus loin. De plus, pour les maladies très inhabituelles ou rares, il peut être difficile de trouver un diagnostic lorsque celui-ci est si différent de celui d’un prototype établi.

Retour à l’étude de cas

La résidente est dépassée, parce qu’elle doit prendre soin du patient malade et essayer de trouver d’autres causes de choc. Son médecin traitant lui rappelle les autres types de choc. Il lui explique, bien que le choc septique soit l’exemple de référence (en raison de sa prévalence élevée dans la pratique clinique), il partage des caractéristiques avec chacun des autres types de choc qui permettent de l’identifier comme tel. Après avoir stabilisé l’état du patient, la résidente a appris à classer les autres types de choc, mais comme elle connaît le mieux le choc septique, il lui sert de « prototype » pour son apprentissage. Elle relie tous les autres types de choc au prototype, puis note leurs différences et leurs similarités. Cela lui permet d’apprendre d’autres concepts de choc en utilisant un cadre préexistant. Le médecin traitant a cerné le « prototype » d’un concept clinique pour évaluer la base de connaissances de la résidente et a aidé cette dernière à s’en servir comme point de départ pour apprendre les autres types de choc. Ainsi, il a renforcé la compréhension de la résidente, puisqu’elle s’est appuyée sur ce concept familier pour élargir ses connaissances sur des concepts connexes.

Références

  1. Zadeh, L. A. « A note on prototype theory and fuzzy sets », Advances in Fuzzy Systems — Applications and Theory Fuzzy Sets, Fuzzy Logic, and Fuzzy Systems, 1996, p. 587-593. doi:10.1142/9789814261302_0027.
  2. Aerts, D., J. Broekaert, L. Gabora et S. Sozzo. « Generalizing Prototype Theory: A Formal Quantum Framework », Frontiers in psychology, 2016, vol. 7, p. 418.
  3. Margolis, E. Concepts: Core Readings, Cambridge (Massachusetts), MIT Press; 2000. 390
  4. Bordage, G., et R. Zacks. « The structure of medical knowledge in the memories of medical students and general practitioners: categories and prototypes », Medical Education, 1984, vol. 18, no 6, p. 406-416. doi:10.1111/j.1365-2923.1984.tb01295.x.
  5.  Cognitive Psychology and Cognitive Neuroscience/Knowledge Representation and Hemispheric Specialisation, Wikibooks, [En ligne]. [https://en.m.wikibooks.org/wiki/Cognitive_Psychology_and_Cognitive_Neuroscience/Knowledge_Representation_and_Hemispheric_Specialisation] (Consulté le 11 janvier 2022).
  6. Papa, F. J., et F. Li. « Evidence of the preferential use of disease prototypes over case exemplars among early year one medical students prior to and following diagnostic training », Diagnosis, 2015, vol. 2, no 4, p. 217-225. doi:10.1515/dx-2015-0024.
  7. Eleanor Rosch. Wikipedia, [En ligne], 21 mai 2019. [https://en.wikipedia.org/wiki/Eleanor_Rosch#Categorization_and_prototype_theory] (Consulté le 24 juillet 2019).
  8. Rosch, E. H. « Natural categories », Cognitive Psychology, 1973, vol. 4, no 3, p. 328-350. doi:10.1016/0010-0285(73)90017-0.
  9. Geeraerts, Dirk. « Prospects and problems of prototype theory », Diacronia, 2016. doi:10.17684/i4A53en.

Bibliographie annotée

1. Aerts, D., J. Broekaert, L. Gabora et S. Sozzo. « Generalizing Prototype Theory: A Formal Quantum Framework », Frontiers in psychology, 2016, vol. 7, p. 418.

Dans cet article, les auteur.trice.s tentent de quantifier mathématiquement les relations entre les mots et les concepts. L’un des défis est la « flexibilité créative » inhérente à la théorie des prototypes. Les auteur.trice.s s’intéressent à la « distance conceptuelle » entre l’exemplaire et le prototype. L’article présente un résumé des progrès mathématiques dans la définition du cadre des concepts dans la théorie des prototypes et les interactions entre eux. Les auteur.trice.s ont élaboré une approche appelée le formalisme de propriété de contexte d`État (SCOP). Ils ont fait appel à des participant.e.s pour attribuer des « degrés d’appartenance » et des « typicités » à certains concepts et équations dérivées afin d’illustrer cette représentation. Des mécanismes quantiques avancés ont été utilisés pour mieux évaluer ces relations. Il s’agit d’un article intéressant, car il tente de dissiper mathématiquement les nombreuses variables qui entrent dans la définition et la quantification de ce qui semble être une relation inhérente au sein du langage humain. Il montre également l’application moderne d’une théorie d’apprentissage qui existe depuis des décennies.

2. Bordage, G., et R. Zacks.  »The structure of medical knowledge in the memories of medical students and general practitioners: categories and prototypes », Medical Education, novembre 1984, vol. 18, no 6, p. 406-416.

Dans le cadre d’une étude, quatre expériences ont été menées sur des étudiant.e.s en médecine préclinique et des omnipraticien.ne.s expérimenté.e.s afin de : 1) « déterminer si la théorie des prototypes est applicable aux structures de certaines catégories de problèmes de santé comme stockées dans la mémoire des médecins »; 2) « décrire l’influence de l’expérience clinique sur ces structures ». L’étude a révélé la présence d’une vision des prototypes et d’une mémoire des catégories de maladies tant chez les étudiant.e.s en médecine préclinique que chez les omnipraticien.ne.s expérimenté.e.s, malgré un écart important sur le plan de la formation. En outre, l’article suggère que le corps professoral médical devrait concevoir un programme d’études en médecine en tenant compte de la théorie des prototypes.

3. Papa, F. J., et F. Li.  »Evidence of the preferential use of disease prototypes over case exemplars among early year one medical students prior to and following diagnostic training », Diagnosis (Berlin), 1er décembre 2015, vol. 2, no 4, p. 217-225.
L’exactitude du diagnostic est difficile en raison de la nature mal définie des maladies humaines, les personnes pouvant présenter des signes et des symptômes différents pour le même processus pathologique. Les auteur.trice.s ont mené des études sur les étudiant.e.s de première année en médecine à l’aide des théories des exemplaires et des prototypes (pensée du Système I). Ils et elles ont créé un exercice de formation visant à améliorer l’exactitude de diagnostic des étudiant.e.s et à déterminer laquelle des théories ces dernier.ère.s avaient tendance à utiliser pour établir le diagnostic. Les auteur.trice.s ont conclu que l’exercice de formation avait amélioré la capacité de diagnostic des étudiant.e.s et ont constaté que ces dernier.ère.s avaient tendance à utiliser la théorie des prototypes plutôt que la théorie des exemplaires pour établir le diagnostic.

 

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