1-1 La philosophie de la science

Sandra Monteiro et Renate Kahlke

 

Aperçu

La recherche en enseignement des professions de la santé bénéficie de la contribution de nombreux domaines et disciplines, qu’il s’agisse d’ingénierie, de kinésiologie ou encore de sociologie. Toutefois, ces disciplines amènent toutes sortes d’hypothèses au sujet de « l’objectivité » de la science et des approches à adopter pour produire de nouvelles connaissances. Par conséquent, il y a des tensions entre les philosophies déclarant que les connaissances sont stables, et celles déclarant que les connaissances sont plus subjectives ou de conception sociale.  Comprendre ce que ces distinctions signifient et leurs répercussions sur la méthodologie de votre étude est essentiel pour assurer la cohérence logique de votre objectif, de votre cadre théorique, de votre conception, de vos résultats et de vos interprétations sur le plan philosophique.

 

Principaux points à retenir du chapitre

À la fin de ce chapitre, l’apprenant.e doit être en mesure de :

  1. Décrire le concept d’épistémologie.
  2. Décrire au moins trois épistémologies dans l’enseignement des professions de la santé.
  3. Déterminer l’épistémologie à laquelle il ou elle s’identifie.

Vignette

Rayna (elle) s’intéresse depuis toujours aux sciences et souhaite faire carrière dans le domaine de la santé. Elle accorde beaucoup d’importance à la recherche et à l’amélioration des soins de santé. En tant que directrice du programme, Rayna favorise une culture de recherche et de pratiques exemplaires en enseignement. Ses propres intérêts en science inspirent la création de séances d’enseignement pour que le corps professoral et les stagiaires partagent et explorent de nouvelles idées en matière d’enseignement des professions de la santé. Pour le premier événement du département, Rayna a invité un médecin enseignant principal à présenter ses recherches sur la formation médicale basée sur les compétences (FMFC). À un moment, dans sa présentation, le conférencier fait référence aux épistémologies qui sous-tendent la majorité des études sur la FMFC, et à la manière dont elles influencent le type de preuves qui découlent de ces études.

Rayna est alors déconcertée. « Qu’est-ce qu’une épistémologie? » se dit-elle.

Le conférencier continue de parler de l’importance des perspectives constructivistes, mais Rayna n’est vraiment pas certaine de comprendre ce qu’est le constructivisme, et encore moins de ce que cela signifie dans une étude de recherche. Et pourquoi le conférencier décrit-il la plupart des approches comme étant positivistes? Mais comme elle est la directrice du programme, elle se sent plutôt mal à l’aise de poser la question devant tout le monde.


Une introduction aux philosophies de la science

Les philosophies de la science (1, 2) sont des éléments fondamentaux de toute étude, même si de nombreuses personnes exposées à la science, à la recherche et aux méthodes scientifiques ne connaissent pas en détail toutes celles qui sous-tendent les différents types de preuves qu’elles trouvent. La philosophie dominante en science, également la plus vieille, est le positivisme. Le positivisme est défini comme étant une vision du monde où il n’existe qu’une vérité à découvrir. La base du positivisme est l’empirisme. Celui-ci accorde la priorité aux connaissances uniquement observables et mesurables.

La méthode scientifique est alors l’approche idéale pour découvrir la vérité unique. La méthode scientifique stricte est souvent décrite comme rigoureuse et objective. Le but étant d’introduire de l’objectivité dans une étude pour que la personne qui expérimente n’influence pas indûment les résultats par ses propres préjugés. Bon nombre connaissent le concept d’essai clinique randomisé comme exemple d’une bonne approche scientifique dans le domaine de la santé. Cette méthodologie répond aux normes les plus strictes en raison de sa capacité à gérer toutes les variables et à les isoler dans un environnement contrôlé, sans paramètres inutiles. Toutefois, celle-ci a été utilisée à tort comme norme pour comparer d’autres méthodologies. Dans les sciences des matériaux, comme la chimie, une perspective purement positiviste est possible. On connaît les propriétés des composés chimiques ainsi que les interactions connues avec les différents environnements. Ce sont des connaissances acquises lors d’études soigneusement contrôlées.  Une perspective purement positiviste, par contre, présente de multiples difficultés dans le cadre de la science de l’esprit et de la science de l’enseignement. Par exemple, pensons à la satisfaction de savoir et de faire ce qu’il faut (3).

Les stagiaires des professions de la santé sont capables de bien comprendre et d’appuyer le comportement idéal en pratique, mais différents facteurs influenceront leur décision d’agir. Ces facteurs comprennent le contexte de la situation et leurs propres valeurs, qui les mènent alors à choisir des actions différentes pour des scénarios qui semblent identiques. Il est impossible, et même peu souhaitable, de tenter de contrôler l’ensemble des différentes variables connues et inconnues. Aborder la recherche en enseignement d’un point de vue positiviste consisterait à avancer qu’une seule approche permet de comprendre un problème et qu’il faut mener des expériences hautement contrôlées pour la définir.

De son côté, le postpositivisme vise toujours la vérité, mais accepte que le contexte, les erreurs de mesure et les différences individuelles créent des résultats différents, ce qui nous empêche de réellement obtenir une vérité unique (4). On reconnaît généralement que la science vise à découvrir des principes généralisables, mais que la recherche est influencée par les perceptions humaines ainsi que par des méthodes et instruments de recherche imparfaits. Par conséquent, la tâche du postpositiviste est de se rapprocher autant que possible de la « vérité » en sachant que ses efforts sont faillibles et que ses résultats seront toujours, dans le meilleur des mondes, une approximation de cette vérité. Les chercheurs.ses postpositivistes en enseignement des professions de la santé (EPS) ne cherchent pas « la Vérité » d’un problème. Ils cherchent plutôt les petites vérités qui, rassemblées, forment une image plus précise d’un problème. La vérité approximative est, toutefois, toujours l’objectif. Ils choisissent et contrôlent leurs méthodes avec soin pour réduire les préjugés autant que possible.

De son côté, l’interprétativisme (5) et son proche parent, le constructivisme, confirment que les connaissances et même la réalité ne sont pas « là » pour être découvertes. Au lieu, les gens (notamment les chercheurs.ses) interprètent de manière active leur réalité et la construisent. En d’autres mots, les chercheurs.ses interprétativistes s’attaquent à des problèmes compliqués et ne présument pas que la « vérité » existe indépendamment des interprétations des gens. Le constructivisme ajoute que ces interprétations sont de nature sociale : les personnes ne peuvent pas interpréter le monde de manière indépendante. Elles sont toujours liées au sens que d’autres leur donnent et ce sont ces liens qui forment la base de leurs propres interprétations. Les chercheurs.ses en EPS ayant ce point de vue pensent que leur recherche doit permettre de comprendre comment les participant.e.s décident du sens à donner, et comment les chercheurs.ses contribuent à dégager ce sens.

Finalement, les philosophies critiques présument que toutes nos conceptions de la réalité et toutes nos constructions de la vérité sont influencées par le pouvoir. De manière similaire à l’interprétativisme, les théoriciens.ciennes du criticisme pensent que la réalité est construite. Toutefois, ils croient que notre monde est fondamentalement façonné par le pouvoir, détenu par des personnes et des organisations, et façonné, au fil du temps, par des constructions sociales, politiques, culturelles, raciales et de genre (6). Bien que le pouvoir fasse inévitablement partie de la société, sa distribution actuelle est fondamentalement injuste. Par conséquent, l’unité d’analyse principale des chercheurs.ses en EPS guidés par une philosophie critique est le pouvoir. Leurs objectifs sont axés sur la critique qui vise le changement pour améliorer la justice sociale.

Le tableau suivant (tableau 1.1.1) présente un résumé des principales épistémologies dans les professions de la santé. Bien qu’elles soient indiquées ici comme étant des catégories relativement à part, il est possible que les croyances individuelles varient en fonction du contexte, de manière à ce que la même personne adhère à différentes épistémologies à différents moments (4)

Tableau 1.1.1 : Épistémologies principales et leurs répercussions sur les approches en recherche
Épistémologie Ontologie pertinente Répercussions sur l’approche en recherche
Positivisme La réalité, ou la vérité, est connaissable. Il existe des principes généralisables qui régissent tout. Les connaissances décrivent la réalité pour tous. Les connaissances peuvent être acquises et transmises de manière objective et neutre. Cette épistémologie favorise un raisonnement déductif : question, attentes et hypothèses limitées, interprétations claires des résultats. La reproduction des résultats de l’étude est souvent nécessaire pour assurer la fiabilité des faits scientifiques.
Postpositivisme La réalité, ou la vérité, est connaissable. Il existe des principes généralisables qui régissent tout. Malheureusement, en raison de la complexité de l’esprit humain, et des limites de nos méthodes, nous n’obtiendrons jamais vraiment la vérité. Les connaissances représentent des perspectives parcimonieuses de la réalité. Une perspective parcimonieuse doit généraliser toutes les situations (plutôt la majorité). L’idée étant que l’explication la plus simple est la meilleure, même si elle n’est pas vraie pour toutes les situations. On reconnaît que la réalité ne peut pas être mesurée directement. Toutefois, les hypothèses et les attentes peuvent être claires, et le scientifique passionné doit être ouvert au message offert par les données. La reproduction des résultats de l’étude doit toujours être visée.
Interprétativisme La réalité et la vérité ne sont pas directement mesurables. Les « vérités » sont malléables et peuvent changer même du point de vue d’une même personne dans le temps et selon le contexte. Les « vérités » peuvent aussi être influencées par le chercheur.se. Les données peuvent révéler des vérités multiples à quiconque écoute assez attentivement.
Constructivisme La réalité et la vérité ne sont pas directement mesurables. La « vérité » est réalisée dans le contexte des interactions sociales puisque notre compréhension de nos propres expériences est déterminée par notre relation avec les autres. Les données peuvent révéler des vérités multiples à quiconque écoute assez attentivement. La vérité apparente peut effectivement être différente selon la personne qui écoute (c.-à-d. qui réalise l’analyse). Les chercheurs.ses doivent faire preuve de transparence en ce qui concerne leur réflexivité. La reproduction des résultats de l’étude n’est jamais attendue ni recherchée. Les préjugés des personnes participantes peuvent être une conclusion, mais ne sont pas un élément à contrôler pour trouver une signification
Théorie critique La réalité et la vérité ne sont pas directement mesurables. Notre compréhension de la réalité et de la vérité change en fonction des changements au sein des organisations qui ont du pouvoir. Les données peuvent révéler de nombreuses vérités à quiconque écoute assez attentivement. Ces interprétations seront influencées par la dynamique du pouvoir. La recherche de la théorie critique vise à décrier la dynamique injuste du pouvoir pour améliorer l’équité.

Principaux points à retenir

En résumé, lors du débat, de la conception, de l’exécution, de l’analyse ou de l’interprétation des objectifs et des conclusions de recherche, il faut tenir compte des hypothèses formulées en cours de route. Une bonne recherche est fondée sur la cohérence entre l’épistémologie de la personne et les méthodes de recherche choisies. Selon la théorie critique, une recherche efficace doit suivre un schéma narratif permettant de présenter des conclusions qui se traduisent dans plusieurs épistémologies. S’il y a une incertitude au sujet de l’épistémologie, il faut approcher votre travail selon les principes suivants :

  • Objectivité – L’objectivité est valorisée par les positivistes et les postpositivistes, mais la recherche n’existe pas en vase clos. Toute étude s’appuie sur des intérêts, des décisions et des objectifs subjectifs. Même l’expérience scientifique de base qui semble la plus positiviste peut présenter une certaine subjectivité attribuable aux chercheurs.euses.
  • Subjectivité – La subjectivité n’est pas complètement mauvaise en soi, mais prétendre que votre étude ne présente aucune subjectivité est problématique. Faire preuve de transparence au sujet de nos perspectives et de nos objectifs de recherche mène à d’excellentes données scientifiques puisque le lectorat peut utiliser son propre jugement dans l’interprétation de la question et des résultats de la recherche. Effectivement, le lectorat peut aussi choisir de reproduire l’étude ou de se baser sur celle-ci en utilisant une perspective différente, améliorant ainsi nos connaissances générales sur le phénomène.
  • Transparence – Il faut tenir compte de la manière d’examiner et de communiquer votre perspective ou vos décisions subjectives dans votre recherche. Commencez par les communiquer à vous-même. Pensez à en discuter avec vos collègues. Vous pouvez également tenter de communiquer ces croyances à l’écrit. Dans tous les cas, faites preuve de réflexion et de transparence au sujet de vos décisions et des répercussions de votre expérience subjective sur vos conclusions et celles des autres scientifiques. Explorez ces concepts et ces questions afin de mieux vous préparer à aider les autres à comprendre votre travail.
  • Éthique – De bonnes données scientifiques sont fondées sur une approche éthique de la conception, du recrutement et de l’analyse. Tout comme il y a des normes pour assurer un traitement juste et éthique des humains et des non humains participants, il faut également porter attention à nos perspectives et à nos décisions afin de veiller à ce que les résultats soient traités de manière éthique. Que vous utilisiez une perspective critique ou non, il est important de tenir compte de la dynamique des pouvoirs en place et des répercussions de votre recherche sur les personnes participantes et les communautés. Cette section est abordée plus en détail dans le chapitre 4-1.

Conclusion de la vignette

Rayna retrouve une collègue proche pour discuter de ces questions autour d’un café après la tenue des séances. Elle transmet à Rayna un lien vers des baladodiffusions et des lectures intéressantes pour l’aider à explorer ces concepts de manière indépendante. Surtout, Rayna commence à comprendre qu’il s’agit d’un aspect fondamental qu’elle doit davantage s’efforcer d’intégrer aux premières étapes de notre processus scientifique.

Références

  1. Butts J.B., Rich .KL. Philosophies and theories for advanced nursing practice. Jones et Bartlett Publishers; 26 décembre 2013
  2. Varpio, Lara Ph. D.; MacLeod, Anna Ph. D. Philosophy of Science Series: Harnessing the Multidisciplinary Edge Effect by Exploring Paradigms, Ontologies, Epistemologies, Axiologies, and Methodologies, Academic Medicine: Mai 2020 – Volume 95 – Édition 5 – p. 686-689 doi : 10.1097/ACM.0000000000003142
  3. Kahlke RM, McConnell MM, Wisener KM, Eva KW. The disconnect between knowing and doing in health professions education and practice. Advances in Health Sciences Education. Mars 2020;25(1):227-40.
  4. McMurtry A. Un soulagement pour le post-positiviste épuisé : les nouveaux choix épistémologiques transcendent le positivisme, le relativisme, et même le post-positivisme Revue canadienne de l’éducation médicale. Décembre 2020; 11(6):e197.
  5. Bunniss S., Kelly D.R. Research paradigms in medical education research. Medical education. Avril 2010; 44(4):358-66. https://doi.org/10.1111/j.1365-2923.2009.03611.x
  6. Paradis, E., Nimmon, L., Wondimagegn, D., et Whitehead, C. R. (2020). Critical Theory: Broadening Our Thinking to Explore the Structural Factors at Play in Health Professions Education. Academic Medicine, 95(6), 842-845. doi : 10.1097/ACM.0000000000003108

 

Autres ressources suggérées

  1. Baladodiffusion MERIT par la Dre Chan et la Dre Varpio – Nature of Knowing

 

Un ou plusieurs éléments interactifs ont été exclus de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici : https://ecampusontario.pressbooks.pub/hperprimer/?p=42#oembed-1

2. Meredith Vanstone – Philosophical Worldviews (macpfd.ca)

 

Un ou plusieurs éléments interactifs ont été exclus de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici : https://ecampusontario.pressbooks.pub/hperprimer/?p=42#oembed-2

 

3. Baladodiffusion KeyLIME – Consultation no 1 de Varpio KeyLIME: [274] #1 The Best of KeyLIME from 2018. A Philosophy of Science Primer (libsyn.com)

4. Baladodiffusion KeyLIME – Consultation no 1 de Varpio https://keylimepodcast.libsyn.com/163-keylime-methods-consult-2-a-philosophy-of-science-primer

5. Goldenberg M.J. On evidence and evidence-based medicine: lessons from the philosophy of science. Social science and medicine. 1er juin 2006; 62(11):2621-32. Lien : ScienceDirect

6. Varpio L., MacLeod A. Philosophy of science series: Harnessing the multidisciplinary edge effect by exploring paradigms, ontologies, epistemologies, axiologies, and methodologies. Academic Medicine. 1er mai 2020; 95(5):686-9. Lien : Academic Medicine

À propos des autrices

Sandra Monteiro est professeure agrégée au sein du département de médecine, division de l’enseignement et de l’innovation, faculté des sciences de la santé de l’Université McMaster. Elle est également titulaire d’un poste au département des méthodes, des preuves et des répercussions de la recherche en santéde la faculté des sciences de la santé de l’Université McMaster.

Renate Kahlke est professeure adjointe au sein de la division de l’enseignement et de l’innovation du département de médecine. Elle est une scientifique du programme MERIT (McMaster Education Research, Innovation and Theory) de l’Université McMaster

 

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