1-2 La nature des preuves : le raisonnement inductif et déductif

Renate Kahlke, Jonathan Sherbino et Sandra Monteiro

 

Aperçu

Les différentes philosophies de la science (chapitre 1-1) guident les différentes approches en matière de recherche. Ces approches sont caractérisées par des objectifs, des hypothèses et des types de données différents. Le présent chapitre abordera la manière dont les philosophies postpositivistes, interprétativistes, constructivistes et critiques sous-tendent deux approches générales de production de connaissances : la recherche quantitative et qualitative. Il existe plusieurs distinctions, souvent débattues, entre ces deux approches. Elles proviennent de leurs racines philosophiques, plus précisément d’un engagement envers l’objectivité ou l’interprétation objective, les chiffres ou les mots, la généralisabilité ou la transférabilité, et envers le raisonnement déductif ou le raisonnement inductif. Bien que ces distinctions différencient souvent la recherche qualitative de la recherche quantitative, il existe quelques exceptions. Ces exceptions démontrent que les approches en recherche quantitative et qualitative comportent davantage d’éléments en communs que ce que leurs descriptions superficielles suggèrent.

Principaux points à retenir du chapitre

À la fin de ce chapitre, l’apprenant.e doit être en mesure de :

  1. Décrire les méthodologies de recherche quantitative.
  2. Décrire les méthodologies de recherche qualitative.
  3. Comparer ces deux approches dans l’interprétation des données.

Vignette

Rayna (elle) fixe le curseur clignotant sur son écran. On lui a récemment demandé de réviser et de soumettre à nouveau son premier manuscrit de recherche qualitative. La majorité des commentaires de l’équipe chargée des corrections et des révisions était facile à traiter, mais lorsque Rayna a consulté les commentaires du deuxième réviseur, ces derniers l’ont prise au dépourvu. Le réviseur reconnaît qu’il tire principalement son expérience de la recherche quantitative, mais il écrit tout de même : « Je m’inquiète de la généralisabilité de cette étude. Elle propose un échantillon de 25 résidents.es seulement. Ne serait-il pas mieux de faire un sondage pour avoir davantage de points de vue? »

Rayna n’a jamais consulté d’autres études qualitatives qui mentionnent la généralisabilité. Elle ne sait donc pas vraiment comment traiter ce commentaire. Peut-être que l’étude ne sera pas utile si les résultats ne sont pas généralisables! Le deuxième réviseur pourrait avoir raison lorsqu’il dit que l’échantillon est trop petit! Paniquée, Rayna envoie immédiatement un courriel à l’un de ses co-auteurs :

À : Cal <cal@mcmasterx.ca>
De : Rayna <raynadirector@mcmasterx.ca>
Objet : À L’AIDE!!! 🙂
[Pièce jointe 1]

Salut Cal,
J’ai beaucoup de difficultés avec certaines des questions du réviseur à propos de notre manuscrit, particulièrement celle au sujet de la généralisabilité (en pièce jointe). Peux-tu m’aider?
Rayna
Quelques heures plus tard, Cal répond :

À : Rayna <raynadirector@mcmasterx.ca>
De : Cal <cal@mcmasterx.ca>
Objet : RE : À L’AIDE!!! 🙂
[Pièces jointes 8] Salut Rayna,
Nous recevons ce genre de commentaires souvent. Ne t’inquiète pas, le problème ne vient pas de ton étude. Ceci étant dit, je crois que nous pouvons nous appuyer sur les connaissances de notre domaine en matière d’approches en recherche qualitative pour expliquer certains de ces concepts. Commence par celle de Monteiro et coll., puis lis celle de Wright et de ses collègues. Ce sont deux bons guides et ils t’offriront des termes pour t’aider à répondre à ce réviseur.

Si tu rédiges une réponse, je peux t’aider avec la formulation par la suite. J’espère que tout se passe bien sur les étages!

C

Soulagée, Rayna lit les études en pièces jointes (1 à 8) et continue de rédiger une réponse.

 

Approfondir le concept

La recherche qualitative et la recherche quantitative sont souvent abordées comme deux axes de pensée et de production de connaissances. Nous mettons en opposition la confiance dans les mots et la confiance dans les chiffres, ou encore l’accent mis sur la subjectivité ou celui mis sur l’objectivité. Dans une certaine mesure, ces approches sont effectivement différentes, notamment en ce qui concerne les points que l’on a décrits. Toutefois, qu’ils soient en faveur de l’une ou l’autre de ces approches, bon nombre de chercheurs.ses d’expérience vous diront que ces différences ont leurs limites.

Selon ce qui a été abordé dans le chapitre 1-1, il existe différentes philosophies de la science qui guident les chercheurs.ses et leurs produits de recherche. Généralement, la recherche quantitative est associée au postpositivisme. Les chercheurs.ses visent l’objectivité et la réduction de leurs préjugés afin de veiller à ce que leurs résultats soient aussi près que possible de la vérité. Les postpositivistes, contrairement aux positivistes, reconnaissent qu’une vérité unique est impossible à définir. Toutefois, la vérité peut être définie selon un éventail de probabilités. Les chercheurs.ses utilisant l’approche quantitative produisent et mettent à l’essai des hypothèses pour tirer des conclusions au sujet d’une théorie qu’ils ont élaborée. Ils mènent des expériences qui produisent des données numériques permettant de définir les limites de la « véracité » d’une observation. La force des données numériques indique si l’observation peut être généralisée au-delà de la population observée. Ce processus se nomme le raisonnement déductif puisqu’il commence avec une théorie générale qui se précise pour devenir une hypothèse mise à l’essai par rapport aux observations qui appuient (ou réfutent) la théorie.

D’un autre côté, les chercheurs.ses qui adoptent une approche qualitative ont tendance à être guidés par l’interprétativisme, le constructivisme, la théorie critique ou d’autres perspectives qui valorisent la subjectivité. Ces approches d’analyse ne traitent pas les préjugés parce qu’un préjugé présume une mauvaise représentation de la « vérité » lors de la collecte ou de l’analyse des données. La subjectivité met l’accent sur la position et la perspective présumées pendant l’analyse. Elle précise qu’il n’existe aucune vérité objective externe exempte de l’influence du contexte. (Voir le chapitre 1-1.) Les méthodes qualitatives visent à comprendre en profondeur un phénomène, en utilisant la signification riche fournie par les mots, les symboles, les traditions, les structures, les constructions identitaires et la dynamique du pouvoir (au lieu des chiffres uniquement). Au lieu de mettre une hypothèse à l’essai, elles produisent des connaissances de manière inductive pour produire de nouvelles perspectives ou théories (c.-à-d. les observations sont recueillies et analysées pour établir une théorie). Ces perspectives sont contextuelles, et non universelles.  Les chercheurs.ses utilisant la méthode qualitative traduisent leurs résultats dans une description élaborée du contexte pour que le lectorat puisse évaluer les similitudes et les différences entre les contextes et déterminer de quelle manière les résultats de l’étude sont applicables à leur propre contexte.

Bien que ces distinctions soient utiles pour différencier la recherche quantitative de la recherche qualitative de manière générale, elles créent également de fausses divisions. Les relations entre ces deux approches sont plus complexes, et il est important de garder les nuances à l’esprit, même pour les novices, sinon nous exacerbons les hiérarchies et les divisions entre les différents types de connaissances et de preuves.

Par exemple, l’interprétation des résultats quantitatifs n’est pas toujours claire. Les constatations n’appuient ou ne réfutent pas toujours une hypothèse. Par conséquent, tant les chercheurs.ses en faveur de la méthode qualitative que ceux en faveur de la méthode quantitative doivent porter attention à leurs données. Bien que la recherche quantitative soit généralement perçue comme étant déductive, les chercheurs.ses qui adoptent cette méthode font souvent preuve d’un raisonnement inductif pour trouver une signification dans les données qui comportent des surprises. Inversement, les données qualitatives sont habituellement analysées de manière inductive, formulant une signification à partir des données au lieu de prouver une hypothèse. Toutefois, bon nombre de chercheurs.ses qui suivent la méthode qualitative appliquent des théories ou des cadres théoriques existants, mettant ainsi à l’épreuve la pertinence d’une théorie existante dans un nouveau contexte ou expliquant leurs données selon un cadre existant. Ces approches sont souvent caractérisées comme étant un travail qualitatif déductif.

Dans un autre exemple, les chercheurs.ses qui suivent la méthode quantitative utilisent des chiffres, mais sans les mots, ces chiffres n’ont pas toujours de signification. Dans les sondages, l’interprétation des réponses numériques peut être impossible si elle n’est pas associée à l’analyse des réponses libres. Et même si les chercheurs.ses qui suivent la méthode qualitative utilisent rarement des chiffres, ils doivent tout de même penser à la fréquence d’apparition de certains thèmes dans leurs ensembles de données. Une idée qui n’apparaît qu’une seule fois dans une étude qualitative peut avoir une grande valeur lors de l’analyse, mais il est également important que les chercheurs.ses reconnaissent les observations qui apparaissent le plus souvent dans un ensemble de données qualitatives distinct.

 

Principaux points à retenir

  1. La recherche quantitative est généralement associée au postpositivisme. Puisque les chercheurs.ses visent à s’approcher le plus possible de « la vérité », ils valorisent l’objectivité et cherchent des résultats généralisables. Ils produisent des hypothèses et utilisent le raisonnement déductif et les chiffres des données numériques pour confirmer ou infirmer leurs hypothèses. La reproduction des modèles de données pour valider les théories et les interprétations est une manière d’évaluer « la vérité ».
  2. La recherche qualitative est généralement associée aux visions du monde où la subjectivité est valorisée. Puisque les chercheurs.ses qui suivent la méthode qualitative cherchent à comprendre l’interaction entre la personne, le lieu, l’histoire, le pouvoir, le genre et d’autres éléments du contexte, ils valorisent la subjectivité (p. ex. interprétativisme, constructivisme, théorie critique). La recherche qualitative ne vise pas la généralisabilité des constatations (c.-à-d. un résultat universel et décontextualisé), elle produit plutôt des résultats inextricablement liés au contexte des données et de l’analyse. Les données ont tendance à prendre la forme de mots, plutôt que de chiffres, et sont analysées de manière inductive.
  3. La recherche qualitative et la recherche quantitative ne sont pas des opposés. Elles sont souvent marquées par un ensemble de distinctions qui semblent claires, mais il existe toujours des nuances et des exceptions. Par conséquent, ces approches doivent être comprises comme étant complémentaires au lieu de diamétralement opposées.

Conclusion de la vignette

Rayna sourit et relit son article. Elle a inclus une explication sur la recherche qualitative et sur le fait qu’elle est axée sur la profondeur de l’information et la nuance de l’expérience. La profondeur des données produites par chacune des personnes participantes est considérable. Par conséquent, moins de personnes sont habituellement recrutées dans les études qualitatives.  Rayna explique également que, bien que l’approche interprétativiste utilisée pour l’analyse ne se concentre pas sur la généralisation des résultats au-delà d’un contexte précis, elle a été en mesure de formuler un argument sur la manière de transférer les résultats à d’autres contextes similaires. Cal formule plusieurs commentaires dans la marge de ses réponses aux réviseurs, soulignant à quel point Rayna fait preuve d’astuce dans ses réponses aux préoccupations du deuxième réviseur sans trahir ses racines épistémiques. Le réviseur avait certainement raison, l’ajout de justifications et d’explications a amélioré l’article et aidera probablement les autres à mieux comprendre le travail qualitatif. Maintenant, il ne lui reste qu’à déterminer la manière de verser les documents révisés dans le portail de soumission du journal…

Références

  1. Wright S., O’Brien B. C., Nimmon L., Law M., et Mylopoulos M. (2016). Research Design Considerations. Journal of Graduate Medical Education, 8(1), 97–98. doi : 10.4300/JGME-D-15-00566.1
  2. Monteiro S, Sullivan GM, Chan TM. Generalizability theory made simple (r): an introductory primer to G-studies. Journal of graduate medical education. Août 2019; 11(4):365-70. doi : 10.4300/JGME-D-19-00464.1
  3. Goldenberg M.J. On evidence and evidence-based medicine: lessons from the philosophy of science. Social science & medicine. 1er juin 2006; 62(11):2621-32. doi : 10.1016/j.socscimed.2005.11.031
  4. Varpio L., MacLeod A., Philosophy of science series: Harnessing the multidisciplinary edge effect by exploring paradigms, ontologies, epistemologies, axiologies, and methodologies. Academic Medicine. 1er mai 2020; 95(5):686-9. doi : 10.1097/ACM.0000000000003142
  5. Morse J.M., Mitcham C., Exploring qualitatively-derived concepts: Inductive—deductive pitfalls. International journal of qualitative methods. Décembre 2002;1(4):28-35. https://doi.org/10.1177/160940690200100404
  6. Armat M.R., Assarroudi A., Rad M., Sharifi H., Heydari A., Inductive and deductive: Ambiguous labels in qualitative content analysis. The Qualitative Report. 2018; 23(1):219-21. https://www.proquest.com/docview/2122314268
  7. Tavakol M, Sandars J. Quantitative and qualitative methods in medical education research: AMEE Guide No 90: Part I. Medical Teacher. 1er septembre 2014;36(9):746-56. doi : 10.3109/0142159X.2014.915298
  8. Tavakol M, Sandars J. Quantitative and qualitative methods in medical education research: AMEE Guide No 90: Part II. Medical teacher. 1er octobre 2014; 36(10):838-48. doi : 10.3109/0142159X.2014.915297

À propos des autrices

Renate Kahlke est professeure adjointe au sein de la division de l’enseignement et de l’innovation du département de médecine. Elle est une scientifique du programme MERIT (McMaster Education Research, Innovation & Theory) de l’Université McMaster

Jonathan Sherbino est professeur au sein de la division de l’enseignement et de l’innovation du département de médecine. Il est également vice-doyen du département de Recherche sur l’enseignement des professions de la santé. Il est chercheur et clinicien-chercheur du programme MERIT (McMaster Education Research, Innovation & Theory) de l’Université McMaster.

Sandra Monteiro est professeure agrégée au sein du département de médecine, division de l’enseignement et de l’innovation, de la faculté des sciences de la santé de l’Université McMaster. Elle est également titulaire d’un poste au département des méthodes, des preuves et des répercussions de la recherche en santéde la faculté des sciences de la santé de l’Université McMaster.

 

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