7. Morphologie et distribution
1. Introduction
Cette semaine, nous allons aborder les éléments de la morphologie et de la syntaxe, ces aspects de la grammaire (la connaissance de la langue) qui permettent de combiner expressions (morphèmes et mots) pour créer des mots complexes, des groupes et des phrases. Ce sont ces aspects de la grammaire, tout particulièrement la syntaxe, que les locuteurs et locutrices du français exploitent dans la grammaire pour communiquer des idées complexes à propos du monde, raconter des histoires et donner une réalité à notre imagination et nos capacités créatrices.
Pour commencer la discussion de façon humoristique, regardons la seconde partie du vidéoclip du Bourgeois Gentilhomme, accessible à la page de la semaine 2 du semestre d’hiver sur le site du cours.
En dépit du caractère humoristique de la scène, il n’en reste pas moins que celle-ci met en évidence deux aspects dont nous avons déjà discuté: d’une part, l’idée que M. Jourdain a déjà une connaissance du langage (il n’en devient conscient qu’à travers la discussion avec le philosophe). Ensuite, l’idée que la composition d’une phrase est affaire de position des mots. Nous allons cette semaine explorer ce dernier aspect, et aussi mettre en lumière les relations introduites la semaine dernière entre position des mots dans la phrase et leur morphologie, leur forme. Introduction de la distribution et des fonctions grammaticales de base.
2. Catégories grammaticales, sens et position dans la phrase
Voici une idée reçue: c’est le sens d’un mot qui détermine sa catégorie dans la phrase (le fait d’être un nom, un verbe, un adjectif). Considérez la définition de nom et de verbe qu’on trouve dans le Petit Robert 2016 (version éléctronique pour tablette):
- Nom. Mot servant à désigner les êtres, les choses qui appartiennent à une même catégorie logique (…).
- Verbe. Mot qui exprime une action, un état, un devenir, et qui présente un système complexe de formes (➙ conjugaison), notamment dans les langues indo-européennes.
La définition donnée du nom ici est dite notionnelle, parce strictement basée sur la sémantique (mot qui désigne des êtres et des choses). Une partie de la définition de verbe est aussi notionnelle, basée sur la sémantique (exprime une action, un état, un devenir); l’autre partie est basée sur sa morphologie, point sur lequel nous revenons à la prochaine section.
Le dernier chapitre a montré que la définition de catégorie grammaticale basée sur le sens n’est pas opérante pour un mot comme cause, cette forme pouvant avoir le même ‘sens’ (s’applique à la même réalité) indépendamment de sa position de nom ou de verbe. Dans ce cas, et dans le cas de plusieurs autres mots, c’est strictement la position dans la phrase qui distingue l’emploi du mot. Nous concluons donc de ceci que la notion de catégories grammaticales comme nom, verbe, adjectif, etc. ne renvoie pas au sens des mots, mais aux positions dans la phrase. On parle alors d’une définition distributionnelle des catégories grammaticales (la distribution d’un mot correspondant aux endroits dans la phrase où celui-ci apparaît).
Un point à souligner: la catégorisation, dont nous avons discuté au dernier cours pour les réalités du monde, est donc à des positions dans la phrase: lorsqu’on dit qu’un certain mot est un nom, on veut effectivement dire que ce mot peut apparaître dans certaines positions spécifiques.
Une partie importante de l’analyse grammaticale consiste à être en mesure d’identifier des positions dans la phrase. La prochaine activité vise à vous permettre de faire ceci.
Exercice 1: catégories et positions
Points à retenir
À la suite de cet exercice, on peut faire les observations suivantes à propos de la position des catégories N, A, P, V, AUX et DET, et des mots qui peuvent occuper ces positions.
- Les noms (N)
- peuvent apparaitre seuls ou après un déterminant DET.
- ils s’accordent en genre et en nombre avec les déterminants et les adjectifs (code écrit).
- Les déterminants (DET)
- apparaissent toujours devant un nom
- s’accordent en genre et en nombre avec ce nom
- Les adjectifs (A)
- peuvent apparaitre avant ou après un nom: ils s’accordent en genre et en nombre avec ce nom.
- peuvent aussi apparaître après les certains verbes d’état comme être, paraître et sembler; ils s’accordent alors avec le sujet.
- Les adjectifs sont parfois précédés d’un adverbe comme très (adverbe de degré).
- Les prépositions (P):
- peuvent apparaître devant un nom (parfois précédé d’un déterminant) ou un verbe à l’infinitif.
- Les prépositions sont invariables
- Les verbes (V):
- apparaissent après le sujet de la phrase (dans les phrases déclaratives), et s’accordent en nombre et en personne avec le sujet à moins qu’il y ait un auxiliaire.
- Les verbes V apparaissent aussi après les prépositions P, ou après d’autres verbes. Dans un tel cas, il sont à l’infinitif.
- Les auxiliaires (AUX)
- apparaissent généralement avant le verbe;
- s’accordent avec le sujet lorsqu’il sont présents, et le verbe est au participe passé.
Ces observations sont importantes, et nous servirons dans pour l’analyse des groupes (section 3, plus bas). Mais avant, nous voulons mettre en évidence un point mentionné la semaine dernière sur la forme des morphèmes.
3. Catégories grammaticales et morphologie
Nous avons déjà discuté en détails dans les premières semaines que les mots peuvent avoir différentes formes (accord en genre, en nombre, etc.). On parle dans ces cas de la morphologie flexionnelle des mots. Cette morphologie a un rapport intime avec la syntaxe. Ainsi, la flexion du verbe et du nom est sensible à la flexion de d’autres éléments dans la phrase selon leur catégorie et leur position. Dans plusieurs cas, la morphologie flexionnelle du code écrit permet de déterminer que la forme cause est dans une position de nom ou de verbe (en code écrit, du moins).
- Les causes probables de cette catastrophe sont multiples (la présence de les et la marque du pluriel sur causes indique que le mot est un nom)
- Elles causent des problèmes à tous le monde (la présence de elles et la marque du pluriel sur causent indique que le mot est un verbe)
Il existe aussi un autre type de morphologie dont on a discuté la semaine dernière. Contrairement à des formes cause, rencontre, groupe, vide, pompe etc. qui peuvent apparaître dans différentes positions dans la phrase, avec un lien sémantique évident, il est aussi très fréquent que certaines formes ne puissent apparaître directement dans une position ayant une certaine catégorie. Par exemple, la forme change en français ne peut apparaître comme nom pour exprimer le sens de la forme verbale dans la phrase en (1):
- Pierre change sa coiffure
- * un/une change de coiffure
- un changement de coiffure
L’expression en (2) est dite agrammaticale, ce qu’on exprime avec l’étoile *: les locuteurs et locutrices du français ne reconnaissent pas cet emploi de la forme change dans ce contexte. Pour apparaître comme nom, change doit subir un changement morphologique: le morphème –ment doit apparaitre avec change, comme en (3). C’est ce qu’on appelle la morphologie dérivationnelle. L’exercice suivant vous permet de mettre d’en savoir plus sur certains morphèmes dérivationnels du français, dont certains ont été mentionnés la semaine dernière.
Exercice 2: catégories et morphologie dérivationnelle
Points à retenir
- À côté de la morphologie flexionnelle, il y a la morphologie dérivationnelle.
- Les quelques morphèmes que nous avons étudiés sont identifiées à des catégories grammaticales spécifiques.
- Les morphèmes à valeur de nom -ment, -age, -ure et aison, formés à partir d’une racine verbale.
- Le morphème à valeur d’adjectif -age, aussi formé à partir d’une racine verbale.
- Le morphème à valeur d’adverbe -ment, formée à partir d’une racine adjectivale (généralement la forme longue de l’adjectif).
- Il s’agit là d’une toute petite partie de la morphologie du français: il y en a beaucoup plus.
- Une large partie du vocabulaire appartient à la morphologie dérivationnelle: si on pense que chaque racine est associée à plusieurs formes dérivées et que chaque morphème est associé à plusieurs racines, on parle de dizaine de milliers de mots différents.
Il faut donc se rappeler de garder un bon dictionnaire sous la main: la morphologie du français est soumis aux réalités de l’orthographe et de l’histoire de la langue, et elle est donc souvent truffée d’irrégularités.
Pour conclure la discussion sur la morphologie, nous allons schtroumpfer un peu. Schtroumpfer? Un peu de contexte pour introduire où nous voulons en venir avec cette discussion.
Rappelons que les mots ont un sens parce que nous pouvons les appliquer sur des réalités du monde. Nous pouvons maintenant conclure que ce sens ne détermine pas les catégories grammaticales: ces catégories existent indépendamment, faisant référence à la distribution des mots, leur position dans la phrase. Nous avons aussi vu qu’il y a des morphèmes qui apparaissent seulement dans certaines positions, les morphèmes flexionnels et morphèmes dérivationnelles.
Si on prend tous ces éléments ensemble, il devient possible de faire l’analyse grammaticale d’une forme en contexte de phrase sans même savoir si cette forme s’applique à une réalité (autrement, même si elle n’a aucun sens). Impossible vous pensez? Schtroumpfez l’exercice suivant!
Exercice 3: analyser des mots qui n’ont pas de sens
Point à retenir
Il y a un point important à retenir ici, qui est le suivant:
- La logique derrière l’analyse grammaticale n’a pas à faire référence au sens des expressions (ce à quoi elle s’applique dans le monde). Il est parfaitement possible de faire une analyse grammaticale en utilisant des formes qui n’ont aucun sens (et qui ne sont donc pas des vrais mots.) en se basant strictement sur
- la position des formes dans la phrase
- la morphologie de ces formes.
Avec ceci en tête, nous entamons maintenant la discussion sur les groupes, les expressions composées de plusieurs mots qui se comportent comme des unités dans la langue.
4. Distribution et groupe
Bien que dans la production d’une phrase les mots soient prononcées les uns à la suite des autres, de manière linéaire, il y a des raisons de penser que ces mots sont organisés en une structure abstraite. Les dernières semaines du cours vont vous permettre de découvrir certaines de ces structures, en commençant avec l’activité suivante.
Exercice 4: Les groupes
Points à retenir
- Les expressions forment des groupes, des séquences de mots qui forment des unités
- On peut confirmer l’existence des groupes en raison de leur propriété distributionnelle.
- Les groupes ont un noyau: à chaque groupe il y a un noyau.
La logique derrière l’analyse des groupes ayant été présentée, nous allons maintenant nous atteler à identifier les groupes, le sujet de l’activité suivanteé
Exercice 5: Un groupe: un début, une fin, un noyau.
Points à retenir
- Les expressions formes des groupes, des unités, qui partagent la même distribution
- Nous avons discuté de trois types de groupe:
- Les GN, dont le noyau est un nom.
- Les GP, dont le noyau est une préposition.
- Les GA, dont le noyau est un adjectif.
- Nous avons maintenant un formalisme simple pour délimiter les groupes. Il sera exploité et étendu au prochain cours.
Conclusion du chapitre
Ce chapitre a mis en évidence l’importance de la notion de distribution dans l’analyse grammaticale. En reconnaissant que les catégories grammaticales (des régularités dans la langue) sont clairement indépendantes du sens des mots (ce n’est pas surprenant après tout, la relation au sens est arbitraire!) et que ces catégories dépendent strictement de position dans la phrase, on a identifié le comportement des mots appartenant aux catégories N, A, P, V, DET et AUX. Ceci nous a ensuite permis d’identifier les Groupes. En prenant en considération la morphologie flexionnelle et dérivationnelle, nous avons pu exploité les possibilités créatrices de la langue en schtroumpfant allègrement.
Le prochain chapitre permettra d’exploiter les acquises ici pour l’analyse des groupes nominaux.