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Tous les tapis roulants mènent à Rome

Texte

Préparation

À propos de l’auteur

Portrait de Paul Bossé en 2022, Wiki.

Paul Bossé est né en 1971 à Moncton, au Nouveau-Brunswick. Il est très engagé dans le milieu culturel acadien, ce dont témoignent ses six recueils de poésie, multiples films documentaires et expérimentaux, ainsi que des installations vidéo et manifestations artistiques. En 2022, il est nommé Poète lauréat francophone de la Ville de Moncton.

À propos du texte

Vous allez lire des extraits tirés d’un essai intitulé Tous les tapis roulants mènent à Rome, publié en 2023. Dans ce livre, Bossé nous raconte sa vie à Moncton tout en expliquant le développement de la crise environnementale depuis sa naissance. Le titre fait allusion à la fondation du Club de Rome en 1968, organisme qui constate « les limites de la croissance » et qui cherchent des réponses nouvelles aux grands problèmes sociaux, économiques et climatiques.

Vocabulaire utile

penaud.e
le septième art
la bédé / la BD / la bande dessinée
un entrepôt
œuvrer
fistoler (familier)
un patelin
déguerpir
veinard.e (familier)
un bouquin (familier)
tout compris
houleux
pis (orthographe phonétique et familier)
branché.e
le temple de la renommée
un étourdissement
subitement
une vanne
en aval
un mascaret
un néologisme
chicaner
bel et bien (adverbe)
sheepish
the seventh art (i.e. comics & graphic novels)
comics & graphic novels
warehouse, depot
to work
to patch something up
little village / godforsaken place
to leave, to flee, to run off
lucky
book
all-inclusive
stormy (sens propre) / turbulent (sens figuré)
then / and
plugged in (sens propre et figuré)
hall of fame
dizziness, light-headedness
suddenly, abruptly
sluice gate
downstream
tidal bore
neologism (a newly coined word)
to quibble, to argue
indeed, truly

La prélecture

Questions préliminaires

  1. Dans le livre dont est tiré l’extrait que vous allez lire, l’auteur trace l’histoire de la crise climatique et montre que nos réponses à cette crise n’ont pas beaucoup évolué depuis 50 ans. Est-ce que vous avez l’impression que nous faisons du progrès par rapport à la crise environnementale ? Expliquez.
  2. L’auteur cite plusieurs objets culturels (p. ex. Astérix) et explique le rôle qu’ils ont joué dans sa vie tout en les intégrant à sa réflexion sur le monde. Est-ce qu’il y a des phénomènes culturels qui feraient partie de votre biographie ? Précisez.

Lecture

Extrait du « Chapitre 1, 1971 – 1972 »

Astérix et Obélix arpentent les rues de Rome, ville éternelle qui, faute de potion magique, n’a très certainement pas été construite en une seule journée. Le petit Gaulois teigneux n’est pas du tout content, même qu’il bouillonne de rage. Son bedonnant copain vêtu en bleu et blanc le talonne, penaud. Astérix donne un coup de pied frustré dans un caillou, le minerai s’envole et – arrêt sur image – s’immobilise en plein vol. L’auteur René Goscinny trahit son amour du septième art avec ces mots : « Faisons un retour en arrière. » La trajectoire du caillou se rembobine, tout comme l’arc du pied du petit Gaulois. Cette planche d’Astérix, tirée des Lauriers de César, se trouve dans les pages du numéro 621 de la revue Pilote, le magazine hebdomadaire français de bandes dessinées disponible en kiosque la semaine de ma naissance, le 6 octobre 1971.

La prochaine case de ma bédé personnelle n’est pas Lutèce, le proto-Paris de l’Antiquité, mais plutôt Moncton, la plaque tournante ferroviaire de l’est du pays, le Chattanooga des provinces maritimes. Choo-Choo! Trépidante ville néobrunswickoise de taille modeste que des centaines de wagons remplis de millions de produits traversent quotidiennement d’est en ouest pour renflouer(4) les entrepôts de Montréal, et d’ouest en est pour se faire charger sur les navires mouillés à Halifax. Derrière la barrière ferroviaire des rues St. George, Victoria et Main, les automobilistes patientent – arrêt sur image –, immobilisés par le passage du cheval de fer.

Des milliers de Monctoniens œuvrent dans les ateliers du CNR (Canadian National Railway) à assembler des nouveaux attelages, à redresser des parois, à réparer des freins à air, à rénover des intérieurs de wagons, à souder des pièces, à rafistoler des engrenages, à installer de nouvelles portes, à peindre des lettres au pochoir , à balayer des copeaux.

Mon père Marc-Aurèle travaille aussi pour le CNR, dans le département des services juridiques. C’est un Bossé d’Edmundston, une ville industrielle des Appalaches aux multiples frontières, située dans le coin nord-ouest de la province. Une ville qu’il vient tout juste de quitter avec son épouse Léona Tourigny, une infirmière de la Saskatchewan peu éprise du patelin de son mari, et leur fille Yara, ma blondinette sœur, née l’année précédente (1970). Pour le Bossé et pour la Tourigny, Moncton, c’est une tabula rasa, ville inconnue ne contenant pas un seul membre de leurs familles respectives. Son plus fameux citoyen, le penseur et critique littéraire Northrop Frye, déguerpissait de Moncton – « petit kraal puant » selon ses dires – à 17 ans pour mieux murir à Toronto (The Correspondence of Northrop Frye and Helen Kemp, 1996).

Le 13 octobre, c’est mon baptême, mon initiation à l’Église catholique romaine et aux sports aquatiques. Paul Romeo Bossé, un des 3,7 milliards d’humains partageant alors le globe. Notre Pape, il a le même nom que moi, sauf que son nom est toujours accompagné des majuscules V et I. Paul VI. Il est six fois plus Paul que moi, le veinard ! En mai, 1971, cet homme écrit : « Par une exploitation inconsidérée de la nature [l’être humain] risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation » (416-417).

Sur les étalages au fond des kiosques à journaux offrant le magazine Pilote, là où se cache la littérature, les Éditions du Jour font paraître un petit roman avec une couverture minimaliste blanche et rose. L’intrigue de ce modeste bouquin se déroule cinq ans plus tôt, à Moncton.

De la Brunswick Hotel la Main street va vers le sommet de l’angle fermé que forme le Hall’s  Creek lorsqu’il se jette dans la rivière Petcoudiac [sic]. Au-delà de cette embouchure se trouve le quai de la Irving dont les audacieux pétroliers mettant à profit le refoule dans la rivière des hautes marées de la baie de Fundy pour y remonter jusqu’à Moncton et se délester de leur essence ou de leur mazout rapidement pompé dans les grands réservoirs aux alentours du quai, doivent la descendre ensuite avant le baissant, car ce n’est pas par elle-même une rivière navigable que la Petcoudiac [sic]. (Ferron, 1971)

Le livre s’intitule Les roses sauvages et il est écrit par Jacques Ferron, un médecin de profession qui habite Longueuil et dont la sœur Marcelle est une automatiste signataire du Refus global. Ce bon docteur a fondé en 1963 le Parti Rhinocéros du Canada, genre d’antiparti satirique qui se vante de « ne jamais tenir ses promesses électorales ». Ferron insiste sur le fait que le parti n’est pas à vendre, mais que tous ses candidats peuvent être achetés. […]

Le docteur vient à Moncton en septembre 1966 […]. Pendant ses temps libres, il parcourt la ville d’ouest en est, s’attirant même des ennuis avec la police après s’être arrêté de longues minutes devant une maison victorienne à faire des croquis détaillés de ses splendides pignons. Nothing to see here, Frenchie ! Move ! […]

Extrait du « Chapitre 5, 2010 – 2012 »

Un bébé de sept semaines dort dans un siège à côté de moi pendant que je lis Guerre et Paix de Tolstoï. Évidemment, je ne suis pas au volant.

Une des lois cruciales de l’univers étant « ne réveillez jamais un nouveau-né endormi », il m’arrive souvent, en revenant d’une sortie motorisée, de rentrer la petite rêvassante dans son siège d’auto que je pose simplement par terre dans la pièce où je me trouve. Cuisine, salon, salle à manger. Et, finesse d’ingénierie, ce siège se berce!

D’une main, j’agrippe un peu machinalement le berceau et de l’autre je tourne les pages de cet immense bouquin empli de machinations entre nations, d’amour-passion entre Pierre et Natasha, et de digressions socioéconomiques interminables. Tolstoï, c’est pas une mauviette(3), il t’en donne de la guerre et il t’en donne de la paix! Les yeux du bébé s’ouvrent un instant, je berce avec un peu plus de swing, elle se rendort. Ma fille. Petit être qui commence tout juste à apprendre comment vivre en dehors de l’utérus tout compris de sa maman. Mais comment est-elle apparue dans cette histoire ?

(En 2006, j’ai rencontré une rouquine du nom de Mylène et, rougissement des pommettes, je ne vous conterai pas le reste. Splendide femme : fin cerveau, plein air, littérature, créative, généreuse… Au début, c’était houleux. On a cassé. On a repris. On a cassé. Trois mois ont passé. On a repris… et cette fois, on ne casserait plus.)

Pendant l’automne 2008, Mylène visite 39 maisons avant de ressentir le coup de cœur pour une jolie maison bleue de style colonial hollandais sur la rue Weldon, avec un toit en bâtière et les meilleurs voisins imaginables des deux bords : au sud, Nisk pis David, fabuleux couple bien branché dans la scène artistique, et au nord, Francine et Jean-François, tous deux membres du temple de la renommée du gentil, et leur chat Sushi, avec ses grosses pattes-mitaines.

On a l’amour, on a la maison… la suite logique arrive en août 2010. La moitié de mon ADN se zippe à la moitié de celui de Mylène pour habiller un nouvel être : Élise. Dès la première seconde où je la vois à l’hôpital, l’univers n’est plus du tout pareil! L’être fragile, c’est bouleversant, une force d’attraction intense et impulsive. J’ai l’impression de changer instantanément de niveau, comme un avatar qui level-up dans un jeu vidéo. Plus rien de pareil comme avant dans ce nouveau monde. Être père, c’est un étourdissement existentiel. Vivifiante connexion avec le cosmos, tout comme le feeling ouf! de s’asseoir sur une chaise à la fin d’une ronde de Chaises musicales, son devoir génétique accompli. C’est une recette parfaite pour la paranoïa.

Sortir du stationnement de l’hôpital avec mon nouveau-né me ronge les nerfs : à chaque feu rouge de chaque intersection, je freine délicatement en regardant nerveusement dans le rétroviseur, tout en priant que personne ne me percute à l’arrière ou ne m’emboutisse. Je n’ai jamais autant Look-Listen-Move-your-eyes-é depuis mes cours de Young Drivers à 16 ans. Immense premier soulagement d’enfin rentrer à la maison, l’enfant intact.

En 2010, la santé précaire de notre rivière Petitcodiac, désignée en 2003 comme rivière la plus menacée au Canada, s’améliore subitement lorsque, après plus de trente ans de rapports et d’études et de dénonciations, la province du Nouveau-Brunswick décide enfin d’ouvrir les vannes du Causeway, ce pont-chaussée qui l’étrangle depuis 44 ans. Du jour au lendemain, des millions de litres cubiques d’eau traversent la douane en béton, au grand plaisir des anguilles, bars rayés, gaspareaux, poulamons et autres poissons locaux. Le chenal en aval du pont-chaussée s’élargit presque instantanément, le limon rétrécit et le mascaret prend de la vigueur, attirant des foules encore plus nombreuses. Et des surfeurs! De la Californie, de la côte ouest du Canada, de la France, de l’Amérique du Sud, des centaures à planches font désormais le pèlerinage jusqu’à Moncton afin de chevaucher la crête du mascaret. Surf City!

[…]

Le 28 mai 2011, la couverture de The Economist, vénérable magazine d’actualité britannique, claironne : « Welcome to the Anthropocene ». Ce néologisme, pondu en 2000 par le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugene Stoermer et qui signifie « l’ère des Humains », tient compte du fait que désormais, les activités humaines affectent à la fois l’atmosphère, l’hydrosphère, la cryosphère, la biosphère et la lithosphère de la planète. Mais, comme les têtes grises de l’Académie française qui se je-tu-il-nous-vous-ils chicanent pour savoir si oui ou non le nouveau mot se mérite une place à leur table, la Commission internationale de stratigraphe, cette discipline des sciences de la Terre qui retrace l’histoire de notre planète en étudiant la succession des différentes strates, refuse d’admettre qu’un changement d’époque géologique a bel et bien eu lieu. L’Holocène perdure. Sauf que les stratigraphes se chamaillent déjà tous entre eux pour déterminer le clou d’or, le point stratotypique, l’année zéro, marquant la naissance exacte de l’Anthropcène.

[…]

En aout 2011, ma chère Élise célèbre sa première spin autour du Soleil, orbite numéro un d’un voyage interstellaire ô combien imprévisible. Un an déjà que Mylène et moi sommes parents!

Quelques semaines plus tard, le gouverneur républicain de la Floride Rick Scott déclare que son État n’a plus besoin d’anthropologues. Il préfère débourser des sous pour les diplômes STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques), car ceux-ci fournissent ben des JOBS (jii, ohh, bee, esse). Le préfixe « anthropo » signifie « être humain », l’anthropologue étant une sorte de détective qui collecte les indices de nos multiples disparitions pour nous chuchoter les secrets des trépassés. Les dos and don’ts de l’espèce humaine, en fin de compte. Dans une époque (quasiment) nommée Anthropocène, est-ce bien sage de se départir de spécialistes en « anthropo » ?

Source : Tous les tapis roulants mènent à Rome, essai de Paul Bossé (Perce-Neige, 2023).

 

Compréhension

 

Questions de compréhension et d’analyse

  1. Est-ce que vous avez l’impression que Moncton est une ville importante après avoir lu ce texte ? Expliquez.
  2. Pourquoi est-ce que le narrateur affirme qu’une « loi » fondamentale de l’univers est de ne jamais réveiller un nouveau-né ?
  3. Qui sont Pierre et Natasha ?
  4. Écrivez 3 phrases complètes pour développer la description de Mylène que présente le narrateur.
  5. Expliquez, dans vos propres mots, la comparaison qu’utilise le narrateur pour expliquer comment la naissance de sa fille l’a changé : « comme un avatar qui level-up.
  6. Pourquoi est-ce que le narrateur se sent « paranoïaque » après la naissance de sa fille ?

Discussion

  1. Les grands événements de la vie. Le narrateur résume plusieurs grands événements : sa naissance, son mariage, la naissance d’un enfant. Nommez trois grands événements qui ont marqué votre vie et trois grands événements que vous espérez vivre dans l’avenir. Par exemple :
    Événements importants déjà vécus Aspirations
    Ex. J’ai fini mes études à l’école secondaire. Ex. J’espère lancer mon propre commerce.
  2. Le mascaret qui se produit à Moncton est assez célèbre. Connaissez-vous d’autres phénomènes naturels qui attirent les gens ? En avez-vous déjà vu ou visité ? Voici une vidéo montrant le mascaret à Moncton:
  3. En citant la façon insultante dont la police s’adresse à Jacques Ferron lorsqu’il se promène tranquillement à Moncton, le narrateur fait allusion aux tensions qui existent entre les communautés francophones en situation minoritaire et la majorité anglophone. Qu’est-ce que vous savez de ces tensions ?
  4. Paul Bossé affirme qu’on a besoin de spécialistes en « anthropo ». Il y a évidemment d’autres spécialistes qui s’intéressent à l’être humain. Nommez d’autres exemples (p. ex. à l’université) et expliquez en quoi leur approche est distincte.

 

 

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