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Le cœur à rire et à pleurer : Lutte des classes

Texte

Préparation

À propos de l’auteure et du texte

Book cover of "Le cœur à rire" by Maryse Condé, featuring the author's name and the title in large yellow and white text at the top.
Le cœur à rire et à pleurer
© Éditions Robert Laffont, 1999

Au cours de sa longue carrière, Maryse Condé (1934-2004) est devenue une figure importante de la littérature antillaise et mondiale. Elle est surtout connue pour des romans comme Ségou (1984) et Moi, Tituba, sorcière (1986), mais elle a aussi produit de multiples pièces de théâtre ainsi que de la critique littéraire. En tant que professeure, Maryse Condé a enseigné en Afrique, en Europe et à plusieurs universités américaines, dont Columbia (à New York). Dans ses œuvres, elle s’intéresse souvent à la question de l’identité et aux effets continus du colonialisme et de l’esclavage. L’extrait que vous allez lire est tiré de Le cœur à rire et à pleurer, dont le sous-titre indique clairement le sujet : Souvenirs de mon enfance. Cette enfance, elle l’a passée en Guadeloupe, île qui occupera toujours une place centrale dans son imaginaire.

Vocabulaire utile

rigolo/rigolote funny, weird
jouir de to enjoy, to have
se conformer à to comply, to conform
dénué(e) de without, with no
un congé a leave, a vacation
renvoyer to fire, to send home
ne pas en revenir (je n’en reviens pas) to be stunned (I can’t believe it)
davantage more
à plusieurs reprises repeatedly, several times
venger to avenge

Questions préliminaires

(à discuter en groupe ou individuellement) :

  1. Est-ce que vous avez des frères et sœurs? Êtes-vous le benjamin/la benjamine, l’aîné.e ou l’enfant du milieu? Comment est-ce que le fait d’avoir des frères et/ou des sœurs – ou d’être enfant unique – vous a affecté.e?
  2. Avez-vous des souvenirs du temps que vous avez passé à la maternelle? Qu’est-ce qui vous a marqué.e pendant cette introduction au monde de l’école?
  3. Dans votre famille, est-ce que vous distinguez la culture « populaire » d’autres formes de culture? Lesquelles?
  4. Quand vous étiez enfant, étiez-vous libre de choisir les produits culturels (p. ex. : émissions de télé) que vous consommiez?
  5. Dans certaines sociétés, les classes socio-économiques sont très clairement définies (p. ex. paysans, bourgeois, nobles). À votre avis, quels éléments distinguent les « classes » au Canada?

Exercice : Préparation au passé simple

Lecture

À La Pointe, en mon temps, il n’y avait pas de maternelles ni de jardins d’enfants. Aussi, les petites écoles payantes proliféraient. Certaines s’attribuaient des noms pompeux: « Cours privé Mondésir ». D’autres, des noms rigolos : « Les Bambinos ». Mais la plus cotée, celle où les gens qui se croyaient grands bourgeois envoyaient leurs enfants, était l’école des sœurs Rama, Valérie et Adélaïde. Elle était située dans une petite rue paisible, derrière la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, au rez-de-chaussée d’une maison haute et basse qui donnait sur une cour plantée de manguiers qui en toute saison ombrageaient les jeux des élèves. Les sœurs Rama étaient deux vieilles demoiselles d’apparence identique au premier coup d’œil. […] À les examiner de près cependant, on remarquait que Valérie avait un signe de chair au-dessus de la lèvre supérieure, plus gros qu’un bouton de manchette, qu’Adélaïde riait avec les dents écartées du bonheur et était tout de même moins compassée. Elle ajoutait parfois un col de dentelle à ses robes et souvent la blancheur de son jupon dépassait.

Valérie comme Adélaïde étaient fort cultivées. Ceux qui avaient accès au bureau qu’elles partageaient au premier étage admiraient les cloisons entièrement tapissées de livres reliés pleine peau. Tout Victor Hugo. Tout Balzac. Tout Émile Zola. On admirait aussi dans son lourd encadrement la figure austère, quoique égayée d’une somptueuse pair de bacchantes, de leur défunt père. Il avait été le premier juge d’instruction noir de la Guadeloupe. Ma mère qui, j’ignore pourquoi, n’aimait pas les sœurs Rama déplorait vivement que cette belle lignée s’apprête à s’éteindre. Pourquoi ni Valérie ni Adélaïde n’avaient-elles trouvé preneurs à leur goût ? Ma mère jouissait d’une telle réputation que les sœurs Rama refusèrent dans un premier temps de me compter parmi les fillettes à qui elles apprenaient à chanter Frère Jacques ou Savez-vous planter des choux. Elles ne se laissèrent pas fléchir qu’à la condition de pouvoir m’administrer une correction à chaque fois que je le mériterais. Ma mère ronchonna beaucoup :

— Comment cela une correction ? Je ne veux pas qu’on touche mon enfant !

Mais, exceptionnellement, mon père eut le dernier mot et je fis ma rentrée. Pendant ces premières années, l’école fut pour moi la félicité. Je n’avais pas encore commencé de la haïr, de la considérer comme une prison où l’on est sommé de se conformer à des règles dénuées de signification. Dans notre milieu, toutes les mères travaillaient, et c’était leur grande fierté. Elles étaient pour la plupart institutrices et ressentaient le plus vif mépris pour les tâches manuelles qui avaient tellement défait leurs mères. Pour nous, pas de manmans restant à la maison en golle défraîchie, nous accueillant avec de gros baisers sur le pas de la porte, après leur journée à laver et repasser le linge avec des carreaux brûlants ou à faire bouillir des racines et, le soir, nous racontant les contes créoles de Zamba ou de Lapin. À cinq ans, nous savions tout des malheurs de Peau d’Âne. À sept, tout de ceux de Sophie. Nos pères, eux aussi, partaient très tôt, cravatés, costumés de drill blanc raide empesé, coiffés de casques coloniaux qui ne les empêchaient pas de suer à grosses gouttes. C’est donc sous la conduite d’une bonne que nous allions à l’école en troupe d’enfants du même quartier. Cette bonne devait être une personne de toute confiance. L’assemblée des parents rejeta à l’unanimité Olga, la bonne des Clavier, une fofolle qui faisait partie d’une compagnie de mas et en carnaval déboulait dans les rues, couverte de goudron. Elle récusa également la bonne des Roseau qui avait la fâcheuse habitude de se poster aux coins des rues pour converser avec des galants. Et la bonne des Écanville, trop jeune.

Le choix se porta sur Madonne, notre propre bonne, qui avait la cinquantaine. Une grande chabine triste qui laissait ses six enfants se débrouiller comme ils pouvaient sur le morne Udol et qui, dès cinq heures du matin, faisait couler le café dans notre cuisine. […]

Un matin, Madonne commit la faute impardonnable de ne pas se présenter à son travail. Une de mes sœurs dut préparer le petit déjeuner. Une autre, nous conduire à l’école. Vers la fin de la journée, alors qu’on ne l’espérait pas, un de ses garçons se présenta chez nous. Il marmonna dans son mauvais français que sa manman avait dû emmener sa fille, gravement malade, à l’hospice Saint-Jules et que non seulement elle avait besoin d’une avance sur son mois, mais qu’elle demandait plusieurs jours de congé. Ma mère calcula rapidement, paya tout ce qu’elle devait et renvoya Madonne sur-le-champ, attitude qui fut diversement commentée par les autres parents. Dans leur ensemble, ils jugèrent que ma mère avait tort. On le savait déjà, c’était une sans-entrailles. Après cela, je crois que ma sœur Thérèse fut chargée de nous mener chez les sœurs Rama. À quelques jours de là, comme, un après-midi, je traînais bonne dernière de la troupe à mon habitude, je me trouvai nez à nez avec un garçon massif et haut, en tout cas c’est ainsi qu’il me parut. Il murmura de manière  à ce que je sois la seule à l’entendre :

Bou-co-lon (il martelait les trois syllabes de mon nom avec férocité), an ké tchouyé-w!

Puis, il s’avança sur moi d’un air plus terrifiant encore comme s’il allait joindre le geste à la parole. De toute vitesse de mes jambes, je courus me mettre en sûreté à la tête du petit cortège. Le lendemain matin, je ne le vis pas. Hélas! à quatre heures de l’après-midi, le cœur tremblant d’effroi, je le reconnus debout à un coin de la rue. […] Je rentrai chez moi, ma main fermement accrochée à celle de Thérèse qui n’en revenait pas. Pendant quelques jours, je ne le revis pas et je voulus croire que j’avais fait un mauvais rêve. Puis, il réapparut alors que, l’esprit oublieux, je sautais à cloche-pied en me marmonnant une histoire. Cette fois, il ne se contenta pas de me menacer. Il m’envoya valser à terre d’une bourrade dans le côté. Quand la violence de mes hurlements ramena Thérèse auprès de moi, il était parti. Elle affirma que je mentais puisque je mentais tout le temps, répétait-on à la maison. Ce manège dura, me semble-t-il, des semaines. […] Adélaïde Rama finit par remarquer un gamin qui tournait fréquemment autour de l’école aux heures de sortie. […] Sa description correspondait à la mienne. […] Désormais, mon père m’escorta lui-même sur le chemin de l’école […] [et] le but fut atteint : le garçon prit peur. Il disparut. À jamais.

Chacun chercha une explication au mystère. Qui était mon agresseur? Que me voulait-il réellement? Mes parents m’offrirent la leur. Le monde se divisait en deux classes : la classe des enfants bien habillés, bien chaussés, qui s’en vont à l’école pour apprendre et devenir quelqu’un. L’autre classe, celles des scélérats et des envieux qui ne cherchent qu’à leur nuire. La première classe ne doit donc jamais traîner en marchant et à tout instant se garder.

L’explication de [mon frère ainé] Sandrino me séduisait bien davantage. Elle était plus convaincante parce que plus romanesque. D’après lui, il avait vu Madonne passer à plusieurs  reprises, dans notre quartier, habillée en grand deuil, car sa fille était morte à l’hospice Saint-Jules. Son fils, outré du malheur de sa mère et de l’injustice que notre famille lui avait faite, avait pris la résolution de la venger. Il s’était – lâchement peut-être – attaqué à moi, le membre le plus vulnérable.

— Les pères, concluait Sandrino gravement, ont mangé des raisins verts et les dents des enfants sont agacées.   (29-35)

Source : Les extraits sont tirés de Le cœur à rire et à pleurer : souvenirs de mon enfance, mémoire de Maryse Condé (Collection Pocket des Éditions Robert Laffont, 1999).

Compréhension

Vrai/Faux? 

Questions de compréhension et d’analyse

  1. Qu’est-ce que les livres de Victor Hugo, de Balzac et d’Émile Zola représentent dans la description du bureau des sœurs Rama?
  2. Le texte juxtapose la culture française (p. ex. Victor Hugo, « Frère Jacques ») et la culture créole (p. ex. les contes de Zamba, les célébrations du carnaval). Quel semble être le rapport entre ces cultures dans la famille de la narratrice?
  3. Pourquoi est-ce que la narratrice mentionne que le père des sœurs Rama avait été « le premier juge d’instruction noir de la Guadeloupe »? Quelle est la pertinence de ce fait?
  4. Quelle sorte de personne est-ce que les parents de la narratrice et de ses camarades cherchent pour emmener leurs enfants à l’école?
  5. Est-ce qu’on sait pourquoi le garçon a attaqué la narratrice? Quels sont les indices de ce « mystère »?

Discussion

  1. À votre avis, quels sont les avantages et les désavantages des écoles « payantes »? Pensez-vous que les écoles privées et publiques devraient continuer à coexister?
  2. La narratrice explique qu’elle a fini par « haïr » l’école à cause de ses règles « dénuées de signification ». Pouvez-vous penser à un exemple de ce type de règle que vous avez connu pendant votre expérience scolaire? Discutez-en.
  3. La vision du monde des parents, selon qui il y a des bons enfants et des « scélérats », vous semble-t-elle adéquate/juste? Expliquez.
  4. Quel est le sens de l’expression que cite Sandrino pour expliquer la mésaventure de sa petite sœur : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants sont agacées »? Connaissez-vous d’autres expressions qui ont un sens (ou morale) comparable?
définition

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