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Ce que les poubelles révèlent de nous

Texte

Couverture du livre Ordures ! Journal d'un vidangeur (Lux
Ordures ! Journal d’un vidangeur © Lux Éditeur, 2024

Préparation

À propos de l’auteur et du texte

Simon Paré-Poupart est éboueur depuis 20 ans, par choix, même s’il a un baccalauréat en psychologie et sociologie ainsi qu’une maitrise en administration internationale. Il publie Ordures ! Journal d’un vidangeur (Lux), dans lequel il vide son sac à propos de notre relation malsaine avec nos déchets. Vous allez lire alors deux extraits de son journal.

Vocabulaire utile

un(e) vidangeur(-euse)
un(e) éboueur(-euse)
 Garbage collector, waste disposal worker
sacrer  (Québec) to swear, to curse
un char  a car
s’éventrer  to burst open, to split open
un dégât  a damage
un écocentre  a recycling center, waste disposal site
s’empresser de  to rush
ingrat(e) ungrateful
un(e) lâche a coward
une mesquinerie a mean action/thing
bon débarras a good riddance
un besogneux  / une besogneuse a drudge
des rebuts (m) / des immondices (f) waste
un trop-plein an overflow
rester pris to get stuck
un fardeau a load / a burden
maganer (Québec) to wear down
une allégresse a joy
épier to spy
fuser to burst out
vénérer to worship

Sacre québécois

Dans le texte, vous allez rencontrer quelques jurons et des mots familiers de nature vulgaire. Notez que leur utilisation doit se faire avec précaution et devrait être évitée dans des contextes formels ou professionnels.

Questions préliminaires (à discuter en groupe ou individuellement) :
  1. Que pensez-vous du titre « Ce que les poubelles révèlent de nous » ? À votre avis, qu’est-ce que nos poubelles peuvent révéler sur nous en tant qu’individus et en tant que société ?
  2. Quels sont les aspects positifs et négatifs que vous associez au métier d’éboueur/vidangeur ?
  3. Prenez quelques minutes pour réfléchir à votre propre relation avec les déchets. Comment vous sentez-vous lorsque vous jetez quelque chose ? Est-ce que vous triez vos déchets avec soin ?
  4. Comment percevez-vous le lien entre la société de consommation et la production de déchets ?

Lecture

La naissance par les sacrements : osti d’câliss !

Je m’étais promis de ne plus sacrer. J’ai des amis pieux, qui sont aussi très pratiquants, et j’avais appris à ne pas les offenser. Je respecte la religion, même si je n’ai pas la foi. Mais quand tu t’éloignes du camion-vidange, que tu te contorsionnes péniblement entre deux autos mal parquées pour tomber sur 18 sacs de résidus de construction de 50 livres… que tu sais que tu vas devoir revenir en contournant les chars sans les accrocher, qu’il te faudra tenir les sacs à bout de bras, loin de ton corps, parce que l’épais qui les a remplis a laissé des clous sur les morceaux de bois… que t’as déjà dans les bras 20 tonnes de chargées ce jour-là… que les sacs risquent de s'éventrer à tout moment… que si tu te blesses, eh bien, ce sera de ta faute, parce que t'auras pas été assez prudent… que s’il y a un dégât, tu en seras responsable, qu’il te faudra ramasser la marde, parce que quoi qu’il arrive, du moment où tu travailles pour une grosse entreprise, personne te backera… quand tu sais que tu ne devrais pas le ramasser, son maudit tas… que le gars dépasse clairement la limite de poids qu’il pouvait mettre au bord du chemin… qu’il aurait dû apporter ça à l’écocentre… quand, à bout de souffle, tu lèves les yeux pour apercevoir dans l’entrebâillement des rideaux le propriétaire qui te surveille, que son regard raconte qu’il s'empressera de porter plainte si tu ne ramasses pas ses sacs, alors, à ce moment-là, c’est plus fort que toi, tu lâches un cri de rage : osti d’câliss !!!

Il te reste au moins ça, sacrer. Ça offense peut-être Dieu, mais pour te libérer du regard ingrat de ce bonhomme, y’a rien de mieux. C’est le manque de considération qui blesse le plus. Y peut ben se cacher derrière ses rideaux fleuris, ce lâche pas même capable de gérer ses déchets de construction convenablement. Y’a rien de pire qu’un sans-dessein qui pète plus haut que le trou. De savoir cet homme négligent, d’entrevoir sa mesquinerie, ça ne m’empêche pas de me sentir comme un poisson vidangeur qu’on crisse – je sacre encore ! – au fond d’un aquarium : je suis la bête insignifiante qui nettoie les vitres afin que des petits-bourgeois puissent admirer leurs poissons exotiques à travers des surfaces immaculées.

L’éboueur est passé, le terrain est nettoyé, l’herbe restera verte, bon débarras ! Voilà ce que ce monsieur s’est dit en refermant ses rideaux. Aucun clou n’a transpercé mes gants, mais je n’ai pas le temps de m’en réjouir. Vingt mètres plus loin, d’autres déchets m’attendent sur le bord du chemin, proprement emballés cette fois, puis, un peu plus loin, un étourdi me court après avec ses sacs, et un autre encore m’interpelle. Il a fait un mille en auto avec ses ordures, angoissé à l’idée de devoir conserver ses déchets chez lui pendant une semaine.

Photo de Simon Paré-Poupart derière son camion-vidange
Photo de Simon Paré-Poupart derière son camion-vidange.

Le vidangeur, c’est le Sisyphe de la société de consommation. C’est un besogneux condamné à ramasser des sacs d’un terrain à un autre, emporté chaque jour par le flot infini des rebuts que nous générons. Sa tâche est à recommencer, sans cesse. Si on ne portait pas ce fardeau, tout s’écroulerait. Ce serait la fête des rats, la puanteur assurée, la peste et le choléra. Georges Bataille avait raison, le trop-plein, cette part maudite de l’abondance, faut pas rester pris avec, oh que non ! Tu le sais quand tu pratiques ce métier. Détruire, c’est ton fardeau, un effort qui amène la sueur sur ton front et la douleur dans ta chair ; le jus de vidange, c’est ton eau bénite, celle avec laquelle on te baptise. Mais c’est en sacrant que tu deviens véritablement vidangeur. La fonction t’habite alors pleinement. Tu comprends que tu n’es plus rien aux yeux des autres, que tu n’as donc plus de preuves à donner à personne. T’es au bas de l’échelle sociale, mais ça te rassure, car tu sais que tu ne pourras pas tomber plus bas. T’es le vestige vivant d’un temps révolu au Québec, celui de l’ouvrier, mais t’es dépourvu de l’aura qu’auraient pu en donner le Survenant de Guèvremont ou les mineurs de Zola. Personne n’écrit de romans sur les vidangeurs. Il ne te reste plus grand-chose, sinon la liberté que te procure une vie dans les marges de la société et, dans mon cas, le plaisir du travail physique. Certains en retirent une fierté, un sentiment de toute-puissance. « Y’a pas grand monde qui serait capable de faire ma job ; icitte, c’est pour les hommes, les vrais ; si y vient en arrière de mon truck, j’le démolis l’osti.» Mais derrière cet orgueil se cache aussi une grande souffrance, une frustration latente, voire une fragilité. D’anciens motards, des dopés, des sportifs désillusionnés, des enfants poqués. La violence, ils l’ont dans le sang et elle refait rapidement surface dans le monde des déchets.

Être vidangeur, c’est justement se faire violence. Le travail impose des cadences et des contraintes physiques dignes des première et deuxième révolutions industrielles.

Certains croient chasser le mal qui les habite par le recours au miracle des drogues modernes. Mais ça use, la drogue. Un éboueur a une durée de vie de moins de 10 ans derrière le truck, ai-je entendu dire. Suivre un truck, ça magane. Le corps humain a rarement l’endurance des corps mécaniques. Les meilleurs d’entre nous, on les nomme justement des «machines», parce qu’ils ont la puissance du camion. Mais dépasser la machine, n’est-ce pas déjà ne plus être humain?

Et si besoin est d’aller à cette cadence, n’est-ce pas parce que nous croulons sous les déchets que produisent d’autres machines à un rythme affolant? Des marchandises que nous consommons parce que des bateaux, des usines, des avions, des pistons, des ordinateurs, des écrans, des publicités, des téléphones, des messages et des signaux émis par des algorithmes nous poussent à les désirer. Notre civilisation fabrique à une vitesse folle des objets qui font défaut de plus en plus rapidement pour que la roue du commerce tourne sans fin. Le programme : l’obsolescence des marchandises et des humains. Dans la joie, la propreté et l’allégresse.

Il m’arrive de penser que la vérité tient dans cette scène : un monsieur, honnête, qui m’épie par sa fenêtre pour s’assurer que son terrain et sa maison resteront proprets, parce qu’il ne veut pas voir que le vrai visage de son monde, c’est nous, les vidangeurs.

Les petits enfants et les camions…

Concentré, je ne réalise pas vraiment qu’elle me regarde. Et encore moins qu’elle est accompagnée de son enfant. Faut dire que sur le Plateau, à ce moment, la collecte se fait de soir. Avec les autos, les lumières, les vélos, le bruit du camion, la vitesse à laquelle je dois courir, je ne m’attarde pas trop aux piétons. Ce n’est que lorsque la dame et son enfant se plantent devant moi que je m’aperçois qu’ils veulent me parler. Elle me sourit, ça commence bien. Ce n’est ni de l’indifférence ni une autre chialeuse qui veut m’expliquer comment je dois faire ma job.

Non.

Mon regard se porte sur l’enfant qui m’observe, les yeux remplis d’admiration. La mère m’adresse alors la parole : «Vous savez, Monsieur, le rêve de mon enfant c’est d’être comme vous plus tard. » Ma réponse fuse spontanément, sans que j’y pense. Peut-être que, trouvant la dame sympathique, j’essaie de me montrer rassurant? Je l’ignore. En tout cas, ça a sorti de même, en toute candeur : «Ne vous inquiétez pas Madame, ça va lui passer. »

Un camion-vidange rouge de Chagnon traversant une rue bordée de voitures dans le Plateau Mont-Royal à Montréal.
Camion-vidange dans le Plateau-Mont-Royal à Montréal. Photo: Rob Taylor, flickr.com

L’enfant, lorsqu’il aperçoit le vidangeur, parfois même son vidangeur, il tombe en amour. C’est son idole. Impressionné par le camion, il vénère celui qui semble en dompter la force motrice, qui ne craint ni ses rugissements ni sa mâchoire de fer. Le jeune adore le vidangeur comme on a pu admirer jadis le draveur, le bûcheux, il le voit comme un Survenant mélangé à Jos Montferrand et à Louis Cyr. Les enfants capotent sur nous. Ce sont bien les seuls à passer outre la saleté et l’odeur pour nous aimer. Comment cet enfant qui me regarde avec admiration deviendra-t-il l’adulte qui ne me verra même pas? Ou pire, qui me méprisera? La socialisation! Cette transmission de valeurs qui trace en nous lentement mais sûrement une ligne de démarcation entre la décence et l’ordurier. Devenu adulte, ce petit garçon ne rêvera plus aux vidangeurs. Il aura compris que nous appartenons aux immondices, là où il vaut mieux ne pas se trouver. […]

La socialisation… C’est ce qui t’apprend que vidangeur, c’est un métier de marde aux yeux des autres, qu’une fois dedans, tu deviens une sorte de paria. Mais c’est aussi ce qui t’apprend à résister, à rejeter cette identité qu’on t’impose de l’extérieur. Parfois par choix, souvent simplement par fierté. Les vidangeurs assument pour la plupart leur position sociale. Peu d’entre eux ont terminé leur secondaire, mais ils ne sont pas idiots pour autant. Ils comprennent qu’ils ne sont pas médecins, mais savent au fond d’eux-mêmes que dans d’autres circonstances, ils auraient pu l’être.

Le vidangeur vit aux marges de la société. C’est un anticonformiste par la force des choses. Un rebelle sans cause, chaotique, pathétique, farouchement indépendant, image inversée de la normalité. Peut-être est-ce ce désordre qui fascine tant les enfants. En tout cas, moi qui ai fait des études, qui suis devenu vidangeur par choix, par adhésion, en toute conscience, c’est ce que j’admire chez ces gars-là. Depuis plus de 20 ans.

Source : Les extraits sont tirés de Ordures ! Journal d’un vidangeur, essai de Simon Paré-Poupart (Lux Éditeur, 2024).

Compréhension

Questions de compréhension et d’analyse

  1. Dans quel contexte est-ce qu’on observe le plus de jurons? Qu’en pensez-vous, pourquoi? Pourquoi l’auteur dit-il que sacrer est essentiel pour devenir un véritable éboueur?
  2. « Être vidangeur, c’est justement se faire violence. » À votre avis, pourquoi l’auteur le dit-il?
  3. Selon ces deux extraits, quel est le principal problème lié à la gestion des déchets ?
  4. Quel parallèle l’auteur fait-il entre le métier d’éboueur et la mythologie grecque ?
  5. Comment l’auteur perçoit-il sa propre position en tant qu’éboueur ayant fait des études ?
  6. À part les sacres et les vulgarités, quelles autres particularités de la parole familière est-ce que vous avez remarquées? Et des régionalismes québécois?

Discussion

  1. Le texte décrit le métier d’éboueur comme étant à la fois essentiel et dévalorisé. Selon vous, pourquoi certains métiers indispensables à notre société sont-ils souvent peu valorisés ? Comment pourrait-on changer cette perception ?
  2. L’auteur établit un lien entre la société de consommation et la quantité de déchets produits. Sommes-nous conscients de l’impact de nos habitudes de consommation sur l’environnement et sur le travail de ceux qui gèrent nos déchets ? Que pourrions-nous faire pour réduire notre production de déchets ?
  3. Le texte évoque le regard des autres sur le métier d’éboueur, oscillant entre l’admiration enfantine et le mépris social. Comment nos préjugés influencent-ils notre perception des différents métiers ? Avez-vous déjà été surpris par votre propre réaction face à un métier ou une profession ?
  4. L’auteur parle de la fierté et de la souffrance que peuvent ressentir les éboueurs. Pensez-vous que le travail puisse être une source de fierté même s’il est difficile ou peu reconnu ? Quels sont les éléments qui rendent un travail gratifiant selon vous ?
  5. L’auteur mentionne l’obsolescence programmée des objets comme un moteur de la surconsommation. Êtes-vous sensibles à cette problématique ? Comment cela influence-t-il vos choix d’achat ?
  6. Le texte se termine sur une réflexion sur la « vérité » que les éboueurs révèlent sur notre société. Selon vous, quelle est cette vérité ? Les déchets que nous produisons sont-ils le reflet de nos valeurs et de nos modes de vie ?

 

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