1 Emmy Noether, mathématicienne (1882-1935)
Philippe Etchecopar
Emmy Noether fut une des grandes mathématiciennes du XXe siècle. En approfondissant la théorie sur les structures d’anneaux, sur les idéaux et sur l’algèbre non commutative, elle est considérée comme la « mère de l’algèbre moderne ». En introduisant les structures algébriques dans la théorie naissante de la topologie, Emmy Noether est aussi à l’origine (1925) de la topologie algébrique. Elle s’intéresse aussi aux mathématiques de la physique théorique et son fameux « Théorème de Noether » qui énonce que derrière chaque symétrie des lois de la nature se cache la conservation d’une certaine quantité physique, a été qualifié par Einstein de «monument de la pensée mathématique ».
Enfance
Dans sa famille, elle a baigné dans une ambiance mathématique. Son père, Max Noether, était professeur de mathématiques à l’Université d’Erlangen et était reconnu comme un des grands spécialistes de la géométrie algébrique. Un de ses frères, Fritz, a été lui aussi professeur de mathématiques en Allemagne, avant de se réfugier en URSS lors de la prise de pouvoir par Hitler. Il a ensuite enseigné à l’Université de Tomsk et mourut fusillé par la police de Staline. Plus tard un de ses neveux, Gottfried, a enseigné les mathématiques et les statistiques à l’Université de Boston.
La vocation mathématique d’Emmy fut tardive. Élève moyenne, elle se destinait à l’enseignement du français et de l’anglais. Mais, au moment où elle allait entamer cette carrière, elle l’abandonna et s’inscrivit en mathématiques à l’Université, probablement stimulée par l’enthousiasme de son frère Fritz pour les mathématiques.
Les mathématiques, un milieu masculin
À l’époque, la place des femmes était à la maison, pas en mathématiques! En Allemagne, cette place était définie par le célèbre trio « enfants, cuisine, église » (Kinder, Küche und Kirche)! Emmy Noether allait s’en rendre compte rapidement. Toute sa vie, elle aura à surmonter la misogynie de la société. Déjà, étudiante à l’Université, elle était la seule femme sur les 986 étudiants inscrits! Elle parvint néanmoins à soutenir sa thèse de doctorat en 1907 sur « les systèmes complets d’invariants pour les formes biquadratiques ternaires ». L’algèbre était son premier domaine de prédilection.
Sa thèse fut remarquée par David Hilbert, un des plus grands mathématiciens du début du siècle (qui définit les fameux 23 problèmes les plus importants pour le XXe siècle), qui lui proposa de travailler avec lui. Elle enseigna donc à l’université de Göttingen… mais à titre bénévole, les femmes ne pouvant être professeur! Comme femme, elle fut fraichement accueillie : un de ses collègues, c’était la guerre, s’exclama « Que penseront nos soldats quand ils reviendront à l’université et verront qu’ils doivent apprendre aux pieds d’une femme? ». Hilbert prit son parti avec sa fameuse mise au point : « Après tout, nous sommes une université, pas des bains publics ». C’est la famille d’Emmy qui se cotisa pour qu’elle puisse vivre! Pour être acceptée, elle dut donner ses cours sous le nom de Hilbert ou même de son père.
Le théorème de Noether en physique théorique
C’est à cette époque, en 1915, qu’Einstein énonça sa théorie de la relativité générale pour laquelle il avait mis à contribution plusieurs mathématiciens, dont Weil et Hilbert. Or, dans la théorie de la relativité générale, Einstein démontre que la géométrie de l’espace est liée à la masse qu’elle contient. Le mathématicien Hilbert pensait que l’énergie due à la gravitation pouvait créer une force d’attraction, ce qui allait à l’encontre du principe de la conservation de l’énergie. Le théorème de Noether explique le phénomène : quand il existe une symétrie des lois de la nature, il y a une conservation d’une certaine quantité physique. Emmy découvrit ce résultat dans le cadre de ses travaux sur la théorie des invariants algébriques.
Au début des années 1920, elle travailla surtout en algèbre et développa la théorie des idéaux dans des anneaux commutatifs. Son article sur ce sujet est considéré comme un article « révolutionnaire » en algèbre, selon l’algébriste réputé Irving Kaplansky. En son honneur, les idéaux d’un anneau commutatif sont dits « nothériens » s’ils vérifient la condition d’une chaîne ascendante.
Ses travaux la menèrent vers les hypercomplexes ainsi que la topologie algébrique. Sous son influence, le groupe d’algèbre de l’Université de Göttingen acquit une réputation mondiale.
La passion de l’enseignement
Emmy Noether était une mathématicienne passionnée et originale. Elle préparait peu ses cours, son enseignement étant plutôt un dialogue avec ses étudiants avec qui elle partageait ses réflexions. Cette méthode, si elle convenait à plusieurs, en rebutait d’autres qui se sentaient vite perdus. Elle était très populaire et laissa souvent à ses étudiants de doctorat la paternité de ses découvertes. Un collègue la décrira plus tard ainsi :
Complètement altruiste et sans vanité, elle ne demandait jamais rien pour elle-même, mais favorisait par-dessus tout les travaux de ses étudiants.
Sa réputation s’étendit à l’étranger et des étudiants vinrent des quatre coins de l’Europe pour suivre son enseignement. Ils étaient surnommés les « Noether’s boys ». Ses étudiants russes, plus pauvres, restaient en chemise et étaient, eux, surnommés « la garde noetherienne ». Norbert Wiener, de passage à Göttingen, les décrivit comme « une portée de cannetons voletant autour de leur mère poule ». L’indifférence d’Emmy quant à son apparence physique devint légendaire.
La persécution des juifs par le régime nazi
À l’époque de la montée du nazisme, Emmy Noether s’intéressa à la politique et afficha son soutien à la Révolution bolchévique. Elle travaillait de près avec l’école mathématique de Moscou, particulièrement Alexandrov et Kolmogorov… École dont les membres fondateurs furent massacrés par Staline à la suite des procès de Moscou en 1936. Des étudiants de Göttingen prirent prétexte de cette sympathie pour demander son éviction de son logement, car ils ne voulaient pas « côtoyer une juive aux penchants marxistes ».
Les élections de 1933 portèrent Hitler au pouvoir; une des premières priorités du gouvernement nazi fut d’éliminer les juifs de la vie publique. À l’Université de Göttingen, ce fut un des anciens étudiants d’Emmy Noether, Werner Weber, qui mena la charge contre « la science juive » : « Les étudiants aryens veulent des mathématiques aryennes et non des mathématiques juives », proclama-t-il. Emmy Noether fut congédiée en avril 1933. Elle continua cependant à poursuivre son enseignement chez elle. Mais la situation devint trop dangereuse pour les juifs qui perdaient leurs droits élémentaires et devenaient les cibles de la violence des militants nazis. De nombreux savants juifs, dont Einstein, Gödel, etc., furent chassés des universités allemandes et n’eurent d’autre choix que d’émigrer.
Émigration aux États-Unis
Emma Noether émigra aux États-Unis où, avec l’appui d’Einstein et le financement de la fondation Rockefeller, elle trouva un poste au Bryn Mawr College. Pour donner ses cours, un arrangement fut pris avec le prestigieux Institute of advanced studies de Princeton où enseignait Einstein.
Dix-huit mois après son arrivée, elle décéda lors d’une opération bénigne en 1935.
En son honneur, un cratère de la face cachée de la Lune et un astéroïde portent son nom.
Références
Tangente, Hors série no 25 « Les grands mathématiciens modernes »
Théorème de Noether : http://semsci.u-strasbg.fr/noether.htm
Natalie Angier, 2012 “Emmy Noether, the most significant mathematician you’ve never heard of”, New York Times
http://www.nytimes.com/2012/03/27/science/emmy-noether-the-most-significant-mathematician-youve-never-heard-of.html?_r=0
Emmy Noether, Institute of International Education
http://www.iie.org/en/Who-We-Are/Stories/emmy-noether-srf