Chapitre 8 : Pragmatique

8.6 Formation des inférences et neurodiversité dans la production d’inférences

L’une des hypothèses sous-jacentes au principe de coopération est que, dans toute conversation, les personnes font confiance à leurs partenaires de conversation : chacun suppose que les autres sont rationnels et coopératifs, sauf dans des circonstances particulières. Cette hypothèse est à la base de la création des implicatures dans le discours. Reprenons le discours que nous avons vu précédemment :

(1) Aya : Raj a-t-il nourri le chat et nettoyé la litière?
Bo : Il a nourri le chat.
Aya : (Infère : « Il n’a pas nettoyé la litière. »)

La réponse de Bo fait en sorte qu’Aya infère naturellement que Raj n’a PAS nettoyé la litière. Aya arrive à cette inférence parce qu’elle suppose que Bo suit les quatre maximes dans la conversation. Plus particulièrement, puisqu’Aya a la certitude que la maxime de quantité est respectée, elle conclut que c’est sans doute la chose la plus informative que Bo ait pu dire.

Voici d’autres exemples avec les trois autres maximes :

(2) Aya : Je me demande comment s’est déroulé le match d’aujourd’hui.
Bo : Les Blue Jays ont gagné.
Aya : (Infère : « Bo a vu les résultats du match. »)

Selon le principe de coopération, l’hypothèse que pose Aya par défaut après l’énoncé de Bo en (2) est que Bo est en mesure de savoir que les Blue Jays ont gagné est vrai, qu’il s’agisse d’une preuve directe (par exemple, il était présent au match) ou indirecte (par exemple, il l’a vu aux nouvelles), et que cette preuve est fiable. Cela repose sur la maxime de qualité, qui précise que les participants à la conversation ne doivent pas énoncer des choses pour lesquelles ils n’ont pas de preuves suffisantes. Selon le contexte, diverses implicatures peuvent expliquer pourquoi les participants croient que ce que les autres disent est vrai. Par exemple, si Aya sait que Bo était en classe pendant le match, elle peut inférer que Bo a vu les résultats du match en ligne.

En (3), la maxime de relation joue un rôle important dans la création de l’implicature.

(3) Aya : As-tu passé l’aspirateur?
Bo : Le chat dort.
Aya : (Infère : « Non, Bo n’a pas passé l’aspirateur. »)

Ici, à première vue, l’énoncé de Bo peut sembler sans rapport avec la question qu’Aya a posée. Pour rappeler le fonctionnement du principe de coopération, l’idée est qu’Aya ne suppose pas automatiquement que Bo est peu coopératif malgré sa réponse. L’hypothèse par défaut d’Aya est que Bo coopère et respecte les quatre maximes. Sur cette base, Aya ferait le raisonnement que l’énoncé de Bo est d’une manière ou d’une autre lié à la question qu’elle a posée. Par exemple, la relation qu’elle pourrait inférer est que passer l’aspirateur fait beaucoup de bruit, que ce bruit risque de réveiller le chat et qu’il ne veut pas le réveiller. Par conséquent, son inférence est : « Non, Bo n’a pas passé l’aspirateur ». Dans l’exemple des croquettes de poulet présenté à la section 8.5 (Aya : Quelles étaient tes activités extrascolaires? / Bo : ? Mon plat préféré était les croquettes de poulet), si vous tentez d’établir un lien entre l’énoncé de Bo et la question d’Aya, l’explication gricéenne est que vous voulez croire que Bo suit la maxime de relation. C’est cette certitude qui est à la base du principe de coopération.

Voici une question qui s’adresse à vous : dans l’exemple en (3), avez-vous fait la même inférence qu’Aya? Doutiez-vous de la possibilité de faire cette inférence à partir de ces énoncés? Si vous n’avez pas fait la même inférence qu’Aya ou si vous n’aviez pas la certitude que l’inférence d’Aya avait du sens, c’est tout à fait normal! Nous avons déjà mentionné que les règles conversationnelles peuvent varier d’une langue à l’autre et d’une culture à l’autre. En outre, la manière de faire des inférences au cours d’une conversation varie énormément entre les personnes. L’inférence en (3), par exemple, dépend d’éléments tels que la nature et l’étendue de votre expérience personnelle avec les aspirateurs et les chats. Un autre facteur de variation pragmatique concerne l’autisme. Par exemple, des études ont montré que les adultes autistes ;et les adultes ;non autistes adoptent parfois des stratégies différentes pour faire des inférences dans une conversation.

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Qu’est-ce que l’autisme?

L’autisme est un trouble neurocognitif qui influe sur la façon dont une personne perçoit le monde qui l’entoure. Cela signifie que l’autisme peut influer sur la façon de penser, d’apprendre, de communiquer et de s’adapter à un nouvel environnement. Comme tout le monde, chaque personne autiste a ses propres forces et faiblesses. Certaines personnes autistes ont des difficultés de communication sociale. L’autisme est une condition du spectre (parfois appelée trouble du spectre de l’autisme), ce qui signifie qu’il n’y a pas « une seule façon d’être autiste ». Il existe toute une gamme de troubles associés à l’autisme et la gravité des difficultés rencontrées par une personne autiste peut varier. Pour en savoir plus sur le sujet, vous pouvez consulter le site Web des organismes « Autistic Self Advocacy Network » et « National Autistic Society » : vous pourrez y lire des articles relatant des expériences vécues par des personnes autistes. ;

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Dans le cadre d’une étude, des chercheurs ont analysé la façon dont 66 adultes autistes et 118 adultes non autistes ont interprété des conversations comme celles qui suivent (Wilson et Bishop, 2020) :

(4) Personnage 1 : Avez-vous entendu ce que la police a dit?
Personnage 2 : Il y avait beaucoup de trains qui passaient.

Dans le cadre de cette étude, les participants étaient invités à dire s’ils pensaient que le personnage 2 avait entendu ce que la police avait dit ou non. Les participants avaient le choix entre trois réponses : « Oui », « Non » et « Ne sais pas ». Les adultes non autistes ont généralement répondu « Non » dans ce type de contexte. En (4) particulièrement, il s’agit d’une inférence à partir de l’énoncé du personnage 2 : beaucoup de trains impliquent beaucoup de bruit, ce qui implique « Non, je n’ai pas pu entendre ce qu’ils ont dit ». ;Les adultes autistes étaient environ deux fois et demie plus susceptibles que les adultes non autistes de répondre « Oui » dans un tel contexte. Les adultes autistes étaient également six fois plus susceptibles que les adultes non autistes de répondre « Ne sais pas » dans un tel contexte. Il est important de noter que les adultes autistes et les adultes non autistes ont obtenu à peu près les mêmes résultats dans d’autres tâches linguistiques (par exemple, les tests de vocabulaire, les tâches de jugement d’acceptabilité syntaxique et la compréhension du sens littéral dans une conversation). Ces résultats indiquent que les capacités pragmatiques des adultes non autistes et des adultes autistes en matière d’inférence en particulier étaient différentes.

Dans une étude postérieure, les chercheurs ont répété la même tâche d’inférence avec les participants autistes uniquement. Cette fois, ils ont éliminé l’option « Ne sais pas » pour voir ce que feraient les participants autistes lorsqu’ils seraient obligés de choisir « Oui » ou « Non » dans un contexte comme en (4). Les résultats ont montré que si un participant autiste choisissait « Ne sais pas » dans la première tâche dans un contexte comme en (4), il avait environ 91 % de probabilité de choisir « Non » dans cette deuxième tâche. Ces résultats suggèrent que lorsqu’ils ont été contraints de le faire, les participants autistes ont généralement donné la même réponse que les participants non autistes dans cette étude. Dans des situations de la vie quotidienne, cela pourrait signifier que les adultes autistes peuvent saisir les mêmes implicatures que les adultes non autistes, mais que leur propension à le faire est différente.

Les commentaires des participants autistes après l’expérience constituent un autre élément intéressant de cette étude : plusieurs ont exprimé leur frustration de ne pas disposer de suffisamment d’informations pour répondre aux questions sur l’implicature. Cela nous amène à nous demander si les adultes autistes et les adultes non autistes présentent une différence dans leur respect de la maxime de qualité (« Ne dites que ce que vous croyez être vrai et ce pour quoi vous avez des preuves suffisantes ») : ce qui compte comme « preuves suffisantes » semble plus strict pour les personnes autistes. Certains participants autistes ont également fait des commentaires de ce type :

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« Je peux deviner ce que les gens veulent dire, mais l’anxiété liée à toutes les significations possibles est si épuisante que si quelqu’un dit quelque chose, je suis sûr à 99 % que ça signifie une chose, mais à 1 % que ça pourrait signifier autre chose… C’est vraiment, vraiment épuisant et ça me pousse à me remettre constamment en question en me demandant : « Est-ce que j’ai bien compris? ». Je pense que c’est plus l’anxiété de ne pas être sûr de comprendre correctement quelqu’un que de simplement se tromper… parce qu’il y a eu tellement de fois dans mon enfance où j’ai mal compris et où je me suis trompé, et quand on se trompe, les gens réagissent mal ou vous excluent… Je pense que c’est une anxiété qui s’est accumulée au fil des années à force de ne pas tout à fait réussir à comprendre correctement une grande partie du temps. » (Wilson et Bishop, 2020, citant l’un des participants.)

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Sur la base de ce genre de commentaire, la propension des adultes autistes à choisir « Ne sais pas » dans la première tâche pourrait également être motivée par le fait qu’ils ont souvent été critiqués pour ne pas avoir saisi les implicatures attendues par les adultes non autistes.

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Neuro- signifie « relatif aux nerfs ou au système nerveux (y compris le cerveau) ». La neurodiversité fait référence aux différentes façons dont le cerveau fonctionne et aux divers comportements qu’adoptent les personnes en raison de ces différences neurocognitives. Le terme ;neurotypique est parfois utilisé pour décrire les personnes dont le développement et le fonctionnement neurologiques sont considérés comme « typiques » selon les normes sociopolitiques de certaines cultures. Le terme « neurodivergent » est parfois utilisé pour décrire les personnes qui s’écartent de ce profil normalisé, notamment (mais sans s’y limiter) les personnes autistes et les personnes ayant un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH).

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Que retenir de tout cela? Les inférences qui peuvent être faites à partir d’un énoncé dépendent du contexte, et le « contexte » inclut également les participants à la conversation. La citation présentée plus haut met en évidence une autre dynamique de pouvoir dans le langage (rappelons-nous le chapitre 2) : les attentes en matière de conversation sont souvent très centrées sur la neurotypicalité, ce qui crée une forme d’injustice pour les personnes neurodivergentes. Certaines personnes peuvent ne pas saisir immédiatement le sens implicite, et même lorsqu’elles pensent comprendre l’implicature, elles n’en sont pas toujours convaincues. Suivant les conseils de l’Autistic Self-Advocacy Network, nous vous invitons à faire preuve de patience en cas de malentendu dans les situations de la vie quotidienne. Si vous organisez une activité, tâchez d’éviter de vous appuyer sur des implicatures pour communiquer des informations importantes aux participants, car certaines personnes risquent de ne pas les comprendre. Chaque personne est différente, alors soutenons ces différences plutôt que de les réprimer.


Vérifiez votre compréhension

 

Un élément interactif H5P a été exclu de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici, mais notez que le contenu est en anglais :
https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=847#h5p-85


Références

Grice, H. P. (1975). Logic and conversation. In ;Speech Acts ;(pp. 41-58). Brill.

Hughes, J. M. (2016). Increasing neurodiversity in disability and social justice advocacy groups. ;Washington, DC: Autistic Self Advocacy Network.

Wilson, A. C., & Bishop, D. V. (2020). “Second guessing yourself all the time about what they really mean…”: Cognitive differences between autistic and non‐autistic adults in understanding implied meaning. ;Autism Research, ;14(1), 93-101.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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