Chapitre 8 : Pragmatique

8.10 Réflexion sur le sens illocutoire de manière compositionnelle

Nous avons appris au chapitre 7 que le sens d’une phrase est compositionnel. Si nous pensons de manière dénotationnelle, cela signifie que nous combinons le sens de chat (l’ensemble de tous les chats) avec le sens de Panks (l’individu Panks), ce qui donne le sens de la phrase (VRAI si et seulement si Panks fait partie de l’ensemble de tous les chats). Ce type d’analyse peut suffire si nous nous intéressons au sens de la phrase isolée, c’est-à-dire si elle est énoncée seule. Une vision plus réaliste du fonctionnement de la langue est que les phrases ne sont pas produites isolément, mais qu’elles font partie d’une conversation plus large. Généralement, nous n’avons pas la possibilité de décider par nous-même si une phrase est vraie ou non. C’est la raison d’être des conversations : consulter les autres pour savoir ce qui est vrai et faux dans le monde dans lequel nous vivons. Nous souhaitons analyser le sens phrastique de manière plus collaborative et basée sur le discours, comme nous le faisons dans ce chapitre. Comme indiqué dans la section précédente, il s’agit essentiellement du ;sens illocutoire d’une phrase.

Avant d’aborder les détails des différents types de sens illocutoire, il convient de clarifier certains termes qui pourraient prêter à confusion. Observons la paire de phrases en (1) et en (2).

(1) Panks est un chat. ; (assertion)

(2) Panks est-il un chat? (question)

Vous avez probablement l’intuition que (1) et (2) sont deux « versions » de la même idée : (1) est la version déclarative du fait que Panks est un chat, et (2) en est la version interrogative. Nous pouvons dire que les énoncés (1) et (2) sont basés sur la même proposition : un individu appelé Panks fait partie de l’ensemble des chats (ou, p∈C selon la théorie des ensembles). Une proposition est un élément qui peut se voir attribuer une valeur de vérité. Lorsqu’une proposition se voit attribuer une valeur de vérité (ou condition de vérité), on parle d’affirmation.

Pour mieux comprendre, réfléchissons à la signification de la phrase en (2), Panks est-il un chat? Il ne s’agit pas d’une affirmation, car les questions n’ont pas de valeur de vérité (dans ce cas-ci, impossible de dire *Il est vrai que Panks est un chat). Cependant, le sens de la question implique toujours la proposition qui a été introduite précédemment : p∈C. Lorsqu’on pose une question, on ne déclare pas que la proposition possède une certaine valeur de vérité. Au contraire, on s’interroge sur la valeur de vérité de la proposition : p∈C est-elle une proposition vraie, ou p∈C ;est-elle une proposition fausse?

Afin de comprendre le fonctionnement du sens illocutoire, nous supposerons dans ce chapitre qu’un syntagme de temps (ST) est simplement une proposition, comme p∈C (nous pouvons également écrire une proposition en gras, comme ceci : Panks est un chat). Cela signifie qu’il n’a pas encore de valeur de vérité.

Une proposition en soi n’a pas de sens illocutoire; nous devons lui en ajouter un. Pour le faire de manière compositionnelle, nous pouvons utiliser un morphème silencieux de force illocutoire, qui porte un sens illocutoire. Par exemple, en anglais (ainsi qu’en français), nous pouvons supposer qu’il existe un morphème ASSERT (assertion) silencieux qui réside dans le complémenteur (la tête du syntagme complémenteur [SC]). L’idée serait que ce morphème ASSERT ajoute un sens illocutoire à la proposition qui est représentée par le syntagme temporel (ST) qui lui est directement lié. Cette structure est présentée à la figure 8.3 ci-dessous.

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Arbre syntaxique pour [ASSERT [Panks est un chat]]

Figure 8.3. Un arbre avec un morphème ASSERT en C (les nœuds non pertinents n’ont pas été inclus dans la description).

Le rôle du morphème ASSERT serait de sélectionner une proposition et d’en « faire » quelque chose dans le contexte discursif. Par exemple, si vous affirmez que Panks est un chat, cela signifie qu’ASSERT représente p∈C et exprime quelque chose comme « Je (le locuteur/signeur) crois que p∈C ; est vrai; est-ce que vous (le destinataire) le croyez aussi? La partie soulignée est ce que nous appelons le sens illocutoire d’une phrase (ou force illocutoire) : ce qui est « fait » avec la proposition dans le discours.

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Force illocutoire

Parfois, le terme ;force illocutoire est utilisé pour faire référence à l’intention de l’énonciateur concernant le sens illocutoire d’une phrase. Cette précision est parfois nécessaire, car les actes illocutoires ne réussissent que si le destinataire comprend correctement le sens illocutoire. Par exemple, pour que la phrase « Vous faites de l’étalement masculin » soit un acte illocutoire de demande réussi, il faut que le destinataire le comprenne comme tel. Si le destinataire n’y voit pas un acte de demande, il n’est pas certain que cet énoncé ait réellement le « sens illocutoire » d’une demande. Nous pouvons dire qu’il possède la force illocutoire d’une demande, car c’est ce que l’intention du locuteur était en termes de sens illocutoire. La distinction entre « sens illocutoire » et « force illocutoire » n’est pas très importante dans ce manuel.

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Une question fonctionnerait de la même manière, mais avec un morphème de force illocutoire différent. Appelons ce morphème de force de question silencieuse INTERR. La figure 8.4 présente la structure d’une question.

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Arbre syntaxique pour [INTERR [Panks est un chat]]

Figure 8.4. Un arbre avec un morphème INTERR en C (les nœuds non pertinents n’ont pas été inclus dans la description).

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Vous pouvez constater que la question maintient le même ST et, par conséquent, la même proposition de départ : p∈C. Cette fois, le morphème illocutoire INTERR (interrogatif) se combine avec cette proposition et lui donne une force illocutoire interrogative. INTERR p∈C signifie approximativement « Soit p∈C ; est vrai, soit p∈C est faux; qu’en est-il selon vous? La partie soulignée est le sens illocutoire apporté par INTERR.

Certaines langues, comme le coréen, ont des morphèmes explicites (= non silencieux) pour ASSERT et INTERR. Voyons ce qu’il en est en (3) et (4).

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(3) Coréen (Brandner, 2004)
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ku-ka seoul-e ka -ass -ta
il-NOM Séoul-à aller -PASSÉ -ASSERT
« Il est allé à Séoul » ;

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(4) Coréen (Brandner, 2004) ;
ku-ka seoul-e ka -ass nunya?
il-NOM Séoul-à aller -PASSÉ -INTERR
« Est-il allé à Séoul? » ;

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En (3), -ta est le morphème qui marque la phrase comme étant une assertion; un ASSERT non silencieux. En (4), -nunya est le morphème qui indique qu’il s’agit d’une question; un INTERR non silencieux. Ces morphèmes de force illocutoire apparaissent également en C en coréen. Linéairement, il apparaît à la fin de la phrase, car le coréen est une langue à tête finale, tout comme le japonais (voir le chapitre 6, section 6.3).

En gardant à l’esprit ce type de compositionnalité du sens illocutoire, abordons maintenant la question de la signification exacte de ces morphèmes ASSERT et INTERR.

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Références

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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