Chapitre 8 : Pragmatique

8.1 Sens problématique vs sens non problématique

Revenons sur une notion du chapitre 7, soit ce que nous entendons par sens en sémantique. Nous y avons appris que (3) concerne la signification linguistique, alors que ce n’est pas le cas pour (1) et (2). ;

(1) Dans la culture japonaise, que signifie le fait qu’une tige de thé flotte verticalement dans votre thé vert?
(2)
takai mishin-o katte-mo tsukaikata-ga wakaranakereba imi-ga nai
expensive sewing.maching-ACC buy-even.if how.to.use-NOM understand.NEG.if meaning-NOM NEG.exist
« There is no point in buying an expensive sewing machine if you don’t know how to use it » (« Il ne sert à rien d’acheter une machine à coudre coûteuse si l’on ne comprend pas comment l’utiliser ») (japonais)
(3) Ode’imin et fraise signifient la même chose.

Nous avons appris que la notion de sens en (3) peut être considérée de deux manières : la signification du mot ou la dénotation du mot. Ainsi, lorsque nous disons que ode’imin en ojibwé et fraise en français « signifient la même chose », cela peut être interprété comme (i) « ode’imin et fraise ont le même sens, c’est-à-dire que les locuteurs ojibwés et les locuteurs français ont la même sémantique lexicale pour le terme dans leur tête », ou (ii) « ode’imin et fraise ont la même dénotation, c’est-à-dire que ces mots désignent tous deux le même fruit dans le monde réel ». Nous avons constaté qu’envisager les mots selon leur signification était très utile pour comprendre le sens lexical des mots, et que les envisager selon leur dénotation était utile pour analyser le fonctionnement d’un grand nombre de significations fonctionnelles, comme dans l’exemple Chaque fraise est rouge.

Rappelons-nous l’autre utilisation du terme ;sens que nous avons vue au chapitre 7 :

;(4) J’ai dit que le café est tout aussi savoureux que le thé, mais je ne l’entendais pas dans ce sens-là.

Nous avons vu comment la notion de ;sens est utilisée dans cette phrase pour exprimer l’idée de sincérité du locuteur. Cette utilisation du ;sens ne concerne pas le sens des mots ou de la phrase en tant que tel. Les mots le café est tout aussi savoureux que le thé ont toujours leur sens, même si le locuteur n’est pas vraiment de cet avis. Il ne s’agit donc pas du même « type de sens » que celui mentionné au point (3), bien que toujours lié à la langue. Ce type de sens représente davantage ce que vous faites dans une conversation lorsque vous produisez un énoncé. Cet énoncé fait référence à une sorte d’engagement pris pendant la discussion par la personne affirmant que « le café est tout aussi savoureux que le thé », mais qu’elle souhaite maintenant se rétracter. Dans ce chapitre, nous verrons ce qui se passe exactement lorsque vous avez une conversation avec quelqu’un.

Voici un autre type de ;sens que nous explorerons dans ce chapitre. Prenons l’exemple (5).

;(5) Tu me dis que Mounissa a acheté cinq kilos de fraises, mais il me semble que ça n’a pas de sens, non?

Ici, il est peu probable que le locuteur s’interroge sur le sens littéral de cette phrase en déclarant que ça n’a pas de « sens », puisque le sens compositionnel de la phrase est assez clair : une personne nommée Mounissa a échangé une certaine somme d’argent contre des fraises, et ces fraises pesaient cinq kilos au total. Une explication plus naturelle du sens dans cet exemple porte davantage sur l’implicature dans la phrase. Nous avons vu au chapitre 7 qu’une implicature est une non-implication suggérée par une phrase en fonction du contexte. Ainsi, en (5), si vous savez que Mounissa aime beaucoup la confiture, Mounissa a acheté cinq kilos de fraises pourrait sous-entendre que Mounissa fait de la confiture de fraises en grande quantité. Il est important de noter qu’une implicature n’est pas une implication, donc ce qui est sous-entendu dans une phrase donnée peut changer en fonction du contexte. Dans un autre contexte, Mounissa ne souhaite peut-être pas faire de la confiture de fraises, mais plutôt de la limonade aux fraises pour un marché fermier.

Dans ce manuel, nous appellerons le sens « littéral » de la phrase le sens « problématique » de la phrase. Le sens principal, littéral, de la phrase est le sens problématique, car c’est le principal « problème » en cause. Dans ce contexte, « problème » signifie ici simplement « sujet de discussion » et n’a pas de connotation négative comme un problème qu’il faut résoudre. Au chapitre 7, nous avons largement abordé le sens problématique. ;

Le sens qui ne fait pas partie du sens « apparent » de la phrase peut être appelé le sens non problématique. Les implicatures sont donc un type de sens non problématique. Dans les phrases déclaratives, un bon indicateur de la nature problématique d’un élément de sens consiste à nier la phrase en utilisant « il n’est pas vrai que… ». Voyons ce qu’il advient des différents sens produits par la phrase en (6) lorsqu’on la nie en (7).

(6) (Contexte : Mounissa est au marché, à la recherche d’ingrédients pour faire de la confiture.)
Mounissa a acheté les fraises au marché.
a) Sens problématique : « Mounissa a acheté les fraises. »
b) Sens non problématique (implicature possible) : « Mounissa aime les fraises. »
c) Sens non problématique (présupposition) : « Il y avait des fraises au marché. »
(7) Il n’est pas vrai que Mounissa a acheté les fraises au marché.
a) Ne signifie plus : « Mounissa a acheté les fraises au marché. »
b) Mais peut toujours signifier : « Mounissa aime les fraises. »
c) Et peut (doit) toujours signifier : « Il y avait des fraises au marché. »

La négation phrastique (« il n’est pas vrai que ») vise le sens problématique. La phrase niée de (7) ne peut plus avoir le sens de « Mounissa a acheté les fraises au marché ». En fait, elle signifie exactement le contraire : un événement au cours duquel Mounissa a acheté les fraises au marché n’a pas eu lieu. Le sens problématique présent en (6) est nécessairement annulé en (7).

La négation n’annule cependant pas nécessairement l’implicature : Il est possible que Mounissa n’achète pas de fraises au marché et qu’elle les aime quand même. Le sens non problématique ne peut pas être la cible d’une négation phrastique. Certes, il est possible que Mounissa n’aime pas les fraises en (7), mais ce qui importe, c’est que l’implicature que nous avons obtenue à partir de la phrase positive en (6) ;peut toujours être vraie en (7).

Compte tenu de l’observation ci-dessus, nous pouvons conclure que les présuppositions ne sont pas problématiques non plus. Au chapitre 7, nous avons vu à ce propos que les présuppositions sont des éléments censés être vrais dès qu’une phrase est énoncée. En (6), ainsi qu’en (7), l’article défini les déclenche la présupposition qu’il y avait des fraises au marché. Les présuppositions ne peuvent pas non plus être la cible de la négation avec la négation phrastique. En effet, le contenu présupposé doit ;nécessairement être vrai même si la phrase est niée : (7) présuppose toujours qu’il y avait des fraises au marché.

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En linguistique, en dehors de ce manuel, vous pourrez également rencontrer les termes sens vériconditionnel ;et sens non vériconditionnel pour désigner respectivement le sens problématique et le sens non problématique. Nous trouvons moins déroutant d’attribuer, par exemple, les présuppositions au
« sens non problématique » plutôt qu’au « sens non vériconditionnel », parce que les présuppositions sont toujours liées à la vérité de la phrase (parce que c’est ce qui doit être vrai avant que la phrase ne soit énoncée).

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Dans ce chapitre, nous examinerons les types de sens non problématique qui existent dans la langue, leurs différences et la manière dont ils se manifestent dans les conversations.

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Vérifiez votre compréhension

 

Un élément interactif H5P a été exclu de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici, mais notez que le contenu est en anglais :
https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=841#h5p-78


Références

Grice, H. P. (1975). Logic and conversation. In ;Speech Acts ;(pp. 41-58). Brill.

Potts, C. (2015). Presupposition and implicature. ;The Handbook of Contemporary Semantic Theory, ;2, 168-202.

Sander, T. (2022). Taxonomizing Non-at-Issue Contents. ;Grazer Philosophische Studien, ;1, 1-28.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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