Chapitre 5 : Morphologie

5.7 Flexion

Jusqu’à présent, nous nous sommes concentrés sur la morphologie dérivationnelle. Le prochain type de morphologie que nous aborderons est la morphologie flexionnelle.

Contrairement à la morphologie dérivationnelle, la morphologie flexionnelle ne change jamais la catégorie de sa base. Au lieu de cela, elle s’adapte simplement à la catégorie de sa base en exprimant les informations grammaticales requises dans une langue particulière.

En anglais, le système de morphologie flexionnelle est très limité :

  • Noms
    • Nombre : singulier vs pluriel
    • Cas (uniquement pour les pronoms)
      • Nominatif : I, we, you, he, she, it, they
      • Accusatif : me, us, you, him, her, it, them
      • Possessif : my, our, your, his, her, its, their
  • Verbes
    • Accord : la plupart des verbes s’accordent uniquement avec le sujet à la troisième personne du singulier au présent (-s), mais le verbe to be a plusieurs formes.
    • Temps : Passé vs présent
    • Participe passé parfait/passif : -ed ou -en (parfait après l’auxiliaire « have », passif après l’auxiliaire « be »)
    • Progressif -ing (après l’auxiliaire « be »)
  • Adjectifs
    • Comparatif -er, Superlatif -est (Discutable! Certaines personnes pourraient considérer cela comme étant dérivationnel.)

C’est tout! Cependant, si nous regardons d’autres langues, nous trouvons plus de types de morphologie flexionnelle.

La morphologie flexionnelle a ceci de particulier qu’elle peut en grande partie être exprimée de manière syntaxique plutôt que morphologique. Ainsi, certaines langues ont des temps verbaux, mais les expriment par une particule (un mot distinct) plutôt que par un affixe incorporé au verbe. Cela relève toujours du temps, mais ne fait pas partie de la morphologie flexionnelle.

Le reste de cette section propose une vue d’ensemble des types de distinctions flexionnelles couramment observées dans les langues du monde, mais il existe de nombreux types de flexions qui ne sont pas mentionnés ici.

Nombre

La plupart des langues qui possèdent une notion de nombre grammatical se limitent à distinguer le singulier et le pluriel, mais il existe également des systèmes de nombres plus complexes.

Par exemple, de nombreuses langues ont le duel en plus du singulier et du pluriel. Le nombre duel est utilisé pour désigner des groupes composés exactement de deux éléments; nous pouvons observer une petite manifestation de duel en anglais avec des déterminants tels que « both », qui signifie strictement « two ». Vous devez remplacer « both » par « all » si le groupe contient trois éléments ou plus.

L’inuktitut, l’un des dialectes parlés par les Inuits qui vivent dans la région arctique, est un exemple de langue qui utilise le nombre duel. Il existe une grande variation dialectale entre les langues inuites; l’inuktitut est la variété qui est la langue officielle du territoire du Nunavut et compte environ 40 000 locuteurs.

(1) mot singulier duel (2) pluriel (3+)
« door » matu matuuk matuit
« cloud » nuvuja nuvujaak nuvujait
« computer » garasaujaq garasaujaak garasaujait

La triple distinction entre singulier, duel et pluriel en inuktitut s’applique non seulement aux noms, mais aussi aux verbes qui s’accordent avec leurs sujets nominaux :

(2) première personne singulier nirijunga « I eat »
duel nirijuguk « the two of us eat »
pluriel nirijugut « we eat » (trois personnes ou plus)
deuxième personne singulier nirijutit « you eat » (une personne)
duel nirijusik « you two eat »
pluriel nirijusi « you eat » (trois personnes ou plus)
troisième personne singulier nirijuq « they eat » (singulier)
duel nirijuuk « the two of them eat »
pluriel nirijut « they eat » (trois ou plus)

Un petit nombre de langues vont plus loin et disposent également d’un triel, généralement pour les pronoms. Celui-ci est utilisé pour des groupes composés exactement de trois éléments.

Une langue peut également avoir un nombre paucal, utilisé pour les petits groupes.

Personne

Les distinctions de personne sont celles entre la première personne (I, we), la deuxième personne (you) et la troisième personne (he, ;she, it, ;they).

Certaines langues font une distinction, à la première personne du pluriel, entre une première personne inclusive (moi + toi [me + you en anglais], et peut-être d’autres personnes) et une première personne exclusive (moi [me en anglais] + une ou plusieurs autres personnes, pas toi [you en anglais]). L’anishnaabemowin (ojibwé), qui compte environ 20 000 locuteurs, fait ce type de distinction. Le pronom niinawind fait référence au locuteur et à d’autres personnes, mais pas à la personne à qui l’on s’adresse (c’est-à-dire « nous excluant vous »). C’est ce qu’on appelle le nous exclusif. Le pronom pour le nous inclusif (« nous incluant vous ») est giinawind. La distinction entre l’inclusif et l’exclusif est parfois appelée clusivité.

Dans les variétés de l’anishinaabemowin que sont l’outaouais et l’algonquin, parlées près du lac Huron ainsi que dans les régions de l’est de l’Ontario et du Québec, les pronoms correspondants sont niinwi et giinwi, mais ils présentent le même contraste de sens. Le cri, qui appartient à la même famille linguistique que l’ojibwé (famille algonquienne), fait également une distinction inclusive/exclusive à la première personne du pluriel. La forme inclusive est niyanân et la forme exclusive est kiyânaw. (Exemples d’ojibwé provenant de Valentine 2001.)

[SOURCE pour le cri?]

Cas

Le cas fait référence au marquage des noms qui reflète leur rôle grammatical dans la phrase. La plupart des systèmes de cas ont des moyens de distinguer le sujet de l’objet d’une phrase, ainsi qu’un marquage spécial pour les possesseurs et les objets indirects.

Certaines langues ont beaucoup plus de distinctions de cas que cela; en général, de nombreuses formes de cas expriment des significations que l’anglais rend à l’aide de prépositions. L’estonien et le finnois sont connus pour avoir un nombre particulièrement élevé de cas (14 en estonien et 15 en finnois) : l’article de Wikipédia sur les cas finnois est une bonne source pour en savoir plus.

Accord

L’accord fait référence à toute morphologie flexionnelle qui reflète les propriétés d’un autre mot dans une phrase, généralement un nom.

Le type d’accord le plus courant est celui des verbes avec leur sujet, bien que dans certaines langues les verbes puissent également s’accorder avec leur objet (ou peuvent parfois s’accorder avec leur objet au lieu de leur sujet). Les verbes ont généralement un accord en nombre et en personne avec les noms.

Les déterminants, les numéraux et les adjectifs s’accordent souvent avec le nom qu’ils modifient, généralement en ce qui concerne le nombre, le cas et le genre (en supposant que la langue dispose de certains ou de tous ces types de flexion).

Temps et aspect

Le temps fait référence au contraste entre le présent et le passé (ou parfois entre le futur et le non-futur) et est généralement indiqué par les verbes.

L’aspect est un peu plus difficile à définir, mais il se caractérise généralement par le point de vue que nous adoptons sur un événement : le décrivons-nous comme étant achevé ou en cours? En anglais, il y a l’aspect progressif (marqué par be + –ing) et l’aspect parfait (have + –ed/–en).

Le français présente un contraste légèrement différent au passé entre l’imparfait et le passé composé. Ces deux temps situent les événements dans le passé, mais l’imparfait les décrit comme habituels ou en cours (aspect imperfectif), tandis que l’autre les décrit comme achevés (aspect perfectif).

La particule en mandarin « le » (了) exprime également l’aspect perfectif, décrivant un événement comme étant achevé, tandis que « zài » (在) exprime l’aspect progressif, décrivant un événement comme étant en cours. Cependant, il ne s’agit pas d’exemples de morphologie flexionnelle, car ces particules (= petits mots) sont distinctes du verbe et n’agissent pas comme des affixes.

La terminologie des distinctions aspectuelles peut prêter à confusion. En particulier, le parfait anglais n’est pas tout à fait le même que le perfectif français ou mandarin – bien que, tout comme leurs noms se recoupent, certaines de leurs utilisations soient également similaires.

Négation

L’anglais présente une morphologie dérivationnelle négative (comme dans les préfixes in- ou non-), qui exprime la négation du sens d’une base ou d’une racine.

La négation flexionnelle, en revanche, rend une phrase entière négative. En anglais, nous exprimons la négation de manière syntaxique avec le mot « not » (ou sa forme clitique contractée n’t). Dans d’autres langues, cependant, la négation peut être exprimée par des affixes flexionnels.

Autres distinctions flexionnelles

Quels autres types de distinctions peuvent être marqués dans la flexion verbale d’une langue? Nous présentons ici un ensemble non exhaustif de distinctions flexionnelles présentes dans certaines langues du monde.

OBVIATION : Les langues algonquiennes, dont le cri et l’anishinaabemowin, font une distinction entre la troisième personne proche et la troisième personne à l’obviatif. On peut considérer que cette distinction est similaire à la distinction près/loin entre « this » et « that » en anglais, où « this » est utilisé pour quelque chose qui est plus proche du locuteur et « that » pour quelque chose qui est plus éloigné. Mais, comme en anglais, la distinction proche/obviatif ne concerne pas seulement la distance physique; elle peut aussi faire allusion à la distance dans le temps ou, dans une conversation, à quelqu’un qui est le sujet de la discussion (proche) par rapport à quelqu’un qui est un personnage secondaire (obviatif). La distinction est marquée dans la morphologie verbale, comme l’illustrent ci-dessous les exemples tirés du cri :

(3) proche obviatif
a) Regina wîkiwak. Regina wîkiyiwa.
« They live in Regina. » « Their friend/someone else lives in Regina. »
b) kiskinwahamâkosiwak. kiskinwahamâkosiyiwa.
« They are in school. » « Their friend/someone else is in school. »

[SOURCE?]

CAUSATIF : Un causatif est une construction qui exprime qu’un événement a été causé par un acteur extérieur. En anglais, quelques constructions expriment la causativité avec des verbes comme make, have et get :

(4) a) Causatif en anglais avec make :
The tree fell. I made the tree fall.
b) Causatif en anglais avec make :
The actors exited stage right. The director had the actors exit stage right.
c) Causatif en anglais avec get :
The teacher cancelled the exam. The students got the teacher to cancel the exam.

Lorsqu’une langue possède un causatif morphologique, elle exprime ce type de sens en ajoutant un morphème au verbe principal. Par exemple, en kinande, une langue bantoue parlée en République démocratique du Congo, le verbe erisóma signifie « lire », mais erisómesya signifie « faire lire ».

Il s’agit d’un type de morphologie qui modifie la structure d’argument d’un verbe, c’est-à-dire le schéma des arguments (sujets, objets, objets indirects) avec lesquels il se combine. D’autres types d’arguments à morphologie changeante sont l’applicatif ou le bénéfactif (faire quelque chose à ou pour quelqu’un) et le passif. Nous abordons la syntaxe du changement d’argument dans la section 6.11

ÉVIDENTIEL : De nombreuses langues utilisent la morphologie pour indiquer le degré de certitude du locuteur concernant ce qu’il dit, ou la source des preuves de ce qu’il dit. C’est ce qu’on appelle le marquage évidentiel.

Par exemple, en turc, il existe une distinction entre le « passé direct » -di, utilisé pour marquer les choses dont on est certain ou dont on a été directement témoin, et le « passé indirect » -miš, utilisé pour marquer les choses dont on n’a qu’une preuve indirecte.

(5) a) gel-di
come-PASSÉ
« came »
b) gel-miš
come-PASSÉ.INDIRECT
« came, evidently »

En anglais, il n’y a pas de marquage grammatical de l’évidence. Il est toujours possible d’exprimer ses preuves ou certitudes, mais avec les sens lexicaux des noms, des verbes, des adjectifs et des adverbes. Par exemple, « I saw that… » exprimerait que la source de votre preuve est quelque chose que vous avez vu; « Apparently » exprimerait que vous n’êtes pas sûr à 100 %, etc.

MODALITÉ : De nombreuses langues expriment la possibilité ou la nécessité d’un événement par le biais de la morphologie du verbe principal. C’est ce qu’on appelle la modalité. Il s’agit, par exemple, de catégories comme le conditionnel ou le futur en français.

GENRE : En anglais, le genre est indiqué dans les pronoms à la troisième personne, et certains mots ont des suffixes dérivationnels de genre (comme –ess dans actor vs actress).

En revanche, dans une langue comme le français, le genre est plutôt considéré comme flexionnel : non seulement tous les noms ont un genre sémantiquement arbitraire, mais les déterminants et les adjectifs (et parfois les verbes) s’accordent avec le genre grammatical du nom auquel ils sont associés. Par exemple, le nom chat est masculin (abrégé M) et apparaît donc avec un déterminant et un adjectif masculins; le nom abeille est féminin (abrégé F) et apparaît donc avec un déterminant et un adjectif féminins. Cela est indépendant du sexe réel d’un chat ou d’une abeille.

(6) a) le petit chat
le.M petit.M chat(M)
le petit chat
b) la petite abeille
la.F petite.F abeille(F)
la petite abeille

De nombreuses langues européennes possèdent ce type de système de genre, qui divise les noms en masculin, féminin et parfois neutre. On le retrouve également ailleurs dans le monde : par exemple, le kanien’kéha (mohawk), parlé par environ 3 500 personnes en Ontario, au Québec et dans l’État de New York, possède un système de genre qui comprend le masculin, le féminin/indéfini et le féminin/neutre.

D’autres langues du monde ont des systèmes de classes nominales ou de classification des noms différents, qui divisent également les noms en classes quelque peu arbitraires, mais ces catégories ne correspondent pas aux catégories de genre utilisées pour les humains.

Par exemple, les langues de la famille bantoue (un sous-groupe de la famille de langues nigéro-congolaises parlées dans la moitié sud de l’Afrique, et qui comprend le kinande, le zoulou et le swahili, entre autres) regroupent tous les humains dans une seule classe, mais ont entre quatre et dix classes au total, qui (tout comme le genre en français) peuvent être reflétées par l’accord d’autres mots dans une phrase.

Les langues algonquiennes, dont le cri et l’anishinaabemowin, divisent les noms en animés et inanimés. Les noms animés désignent généralement ceux qui sont vivants, qu’il s’agisse d’animaux ou de plantes, ou de choses spirituellement importantes comme l’asemaa (tabac). Les noms inanimés désignent généralement des objets physiques qui ne sont pas vivants. Parfois, le même nom peut être animé ou inanimé avec des sens légèrement différents : par exemple, mitig signifie « arbre » lorsqu’il est animé, mais « bâton » lorsqu’il est inanimé. D’autres noms sont moins prévisibles : par exemple, miskomin (framboise) est animé, mais ode’imin (fraise) est inanimé.


Références

Valentine 2001

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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