Chapitre 2 : Langage, pouvoir et privilège

2.4 Le pouvoir des noms

 

Un ou plusieurs éléments interactifs ont été exclus de cette version du texte. Vous pouvez les consulter en ligne à l’adresse suivante, mais notez que le contenu est en anglais : https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=3032#oembed-1

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Nos noms sont intimement liés à notre personnalité. Outre le fait qu’il vous désigne en tant que personne, votre nom fournit également de nombreux indices sur votre appartenance à des catégories sociales. Les gens font des suppositions sur votre genre, votre âge et votre origine ethnique en se basant sur les indices qu’ils déduisent de votre nom. Par exemple, imaginez que vous emménagez dans une université canadienne et que vous voyez le nom de vos voisins sur leur porte. D’un côté, il y a Kimberley et de l’autre, Kimiko. Avant même de rencontrer Kimiko et Kimberley, vous avez probablement deviné à quoi elles ressemblaient en vous basant sur leurs noms. Il se peut que vous vous trompiez, car ces indices découlent de modèles généraux et non d’absolus, mais votre expérience vous a permis de vous faire une idée de la situation.

Étude du locuteur masqué

Il peut être difficile d’observer directement les attitudes des personnes à l’égard des différences sociales, car il n’est généralement pas socialement acceptable d’exprimer des attitudes négatives à l’égard des groupes minoritaires. Nous pouvons donc utiliser une technique appelée étude du locuteur masqué pour tenter de tirer des conclusions sur les attitudes. Voici comment cela fonctionne : les chercheurs présentent aux participants une sorte de stimulus. Dans une étude (Oreopoulous 2011), les stimuli étaient un ensemble de CV. Les chercheurs ont maintenu le stimulus constant et ont changé le masque sous lequel il apparaissait — dans ce cas, le masque était le nom en haut du CV. Des employeurs différents ont reçu les mêmes CV (les mêmes stimuli) sous des noms différents (des masques différents).

L’idée centrale de l’étude du locuteur masqué est que si vous constatez une différence dans les évaluations de vos participants, cette différence n’est pas due au stimulus, car vous avez maintenu le stimulus constant. Toute différence d’évaluation doit être attribuable au masque, c’est-à-dire à la manière dont vous avez étiqueté vos stimuli.

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Des recherches en sciences sociales ont montré que les employeurs et les propriétaires se font des idées préconçues sur les gens en fonction de leur nom. Et comme on peut s’y attendre, les suppositions qu’ils font sont façonnées par les structures sociétales de pouvoir et de privilège. Dans une étude du locuteur masqué menée à Toronto (Oreopoulous, 2011) l’équipe de recherche a soumis des milliers de CV fictifs en réponse à des offres d’emploi. Ils ont constaté qu’un curriculum vitae provenant d’un nom à consonance anglaise comme Matthew Wilson avait beaucoup plus de chances d’être retenu que le même curriculum vitae portant le nom de Rahul Kaur, Asif Sheikh ou Yong Zhang, même si le curriculum vitae mentionnait un diplôme universitaire canadien et indiquait une bonne maîtrise de l’anglais et du français. La même année, dans le cadre d’une autre étude du locuteur masqué (Hogan & Berry 2011), on a envoyé des demandes de renseignements par courriel à des propriétaires de Toronto qui avaient publié des annonces d’appartements sur Craigslist. Les propriétaires ont répondu aux courriels provenant de noms masculins typiquement arabes comme Osama Mubbaarak beaucoup moins souvent qu’aux demandes de renseignements provenant de noms typiquement anglophones comme Peter McDonald. Il est clair que les gestionnaires d’embauche et les propriétaires ayant pris part à ces études ont utilisé les noms des candidats pour porter un jugement sur leur ethnicité et sur leur valeur en tant qu’employé ou locataire potentiel.

Je suppose que beaucoup d’entre vous qui lisez, regardez ou écoutez ceci portent des noms qui ne sont pas traditionnellement francophones et que vous vous êtes peut-être déjà posé la question suivante : dois-je utiliser mon propre nom ou dois-je choisir un nom francophone qui sera plus facile à prononcer pour mes enseignants et mes camarades de classe? D’une part, l’utilisation d’un nom francophone peut rendre la vie quotidienne un peu plus simple dans une société dominée par le français. D’autre part, c’est injuste qu’une telle pression pour se conformer au français existe! Votre nom n’a pas pour seule fonction d’indiquer aux autres ce que vous êtes; il peut aussi être l’expression vitale de votre propre identité, en représentant un lien profond avec votre famille, votre langue et votre communauté.

C’est le cas de nombreuses personnes qui s’efforcent de se réapproprier leur langue autochtone : le fait de porter un nom issu de cette langue leur permet non seulement d’établir un lien avec leurs ancêtres, mais aussi d’exprimer leur résistance aux noms coloniaux attribués dans les pensionnats. Lorsque les enfants arrivaient au pensionnat pour la première fois, on leur donnait un prénom anglais ou français et on leur coupait les cheveux, deux puissants symboles de l’intention de l’école de rompre les liens des enfants avec leur communauté d’origine. En raison de ce traumatisme, de nombreux survivants des pensionnats ont également choisi des noms anglais ou français pour leurs enfants et petits-enfants, plutôt que des noms issus de leur propre langue. Ce fut le cas de Ta7talíya Nahanee, animatrice et stratège décoloniale Sḵwx̱wú7mesh, dont le grand-père lui a donné le nom anglais qui figure sur ses documents officiels canadiens. En juin 2021, en réponse à l’appel à l’action 17 de la Commission de vérité et réconciliation (2015), le Canada a lancé un programme qui permet aux peuples autochtones de reprendre gratuitement leurs noms autochtones sur les passeports et autres documents officiels. Mais lorsque Ta7talíya a demandé à ce que ses documents soient modifiés en fonction de son nom Sḵwx̱wú 7mesh sníchim, le gouvernement a rejeté sa demande, en raison d’une règle qui interdit les chiffres comme « 7 » dans les noms légaux. Mais dans l’orthographe Sḵwx̱wú 7mesh sníchim, 7 n’est pas un chiffre — c’est une lettre qui correspond au coup de glotte [ʔ], un phonème contrastif de la langue (voir chapitre 4). Ta7talíya Nahanee se bat actuellement pour obtenir le droit à son nom. Dans une entrevue accordée au Toronto Star, elle s’est exprimée en ces termes : « Si nous sommes tous en mesure de partager avec le monde chaque fois que nous montrons notre identifiant, cela ouvre simplement cette normalisation de la langue autochtone, la normalisation des enseignements autochtones et la normalisation des modes autochtones. Alors s’il vous plaît, faites une politique qui fonctionne pour nous. » (Keung, 2021)

Les personnes transgenres savent également à quel point les noms peuvent exprimer leur identité. Si vous avez effectué une transition de genre, vous avez peut-être ressenti un sens de libération lorsque les autres vous appellent par un nom de votre choix qui correspond à votre genre. Vous avez peut-être aussi connu la douleur d’être morinommé, lorsque quelqu’un utilise votre ancien nom, que ce soit accidentellement ou délibérément.

Le morinommage, le changement de nom forcé et les erreurs de prononciation sont autant de façons d’utiliser le langage, et plus particulièrement les noms, pour renforcer les structures sociales du pouvoir. Au début des années 1900, alors que les voyages en train étaient une expérience luxueuse pour les Blancs de la classe moyenne au Canada, la plupart des porteurs de bagages étaient noirs et s’appelaient tous George. Comme le dit l’historienne Dorothy Williams :

« Utiliser des hommes noirs à cette période, seulement 10, 20, 30 ans après la fin de l’esclavage, était un signe ou une indication pour les Blancs que ces hommes devaient encore être des serviteurs pour eux. […] Ils n’avaient donc pas besoin d’avoir une identité. Tout comme à l’ère de l’esclavage, ils n’avaient pas besoin d’avoir une identité puisque ces hommes noirs allaient désormais être appelés George, parce que c’était la référence la plus facile que la plupart des Blancs pouvaient faire pour attirer leur attention. Appelez-le simplement George » (Bowen & Johnson, 2022)

Et ce n’est pas seulement dans le passé que les Canadiens ont exprimé leur suprématie blanche par des noms. Lors des élections fédérales de 2021, au moins une personne sur Twitter a qualifié à plusieurs reprises le chef du NPD, Jagmeet Singh, de Juggy. Des trois chefs des principaux partis fédéraux, M. Singh était la seule personne de couleur. Le fait de l’appeler Juggy, avec l’orthographe anglaise et l’affixe diminutif -y, a non seulement effacé son identité canadienne penjabie, mais l’a aussi infantilisé.

Ces exemples illustrent tous ce que Mary Bucholtz (2016) appelle le blanchiment indexical. Remplacer le nom d’une personne par un nom francophone, ou mal le prononcer pour qu’il sonne plus francophone, est une façon de « blanchir » l’identité de cette personne : cela la prive de ses liens avec sa famille, sa communauté et sa langue, et l’appelle par un nom qui sonne plus francophone, c’est-à-dire plus blanc. En d’autres termes, c’est une façon de renforcer les structures existantes de pouvoir et de privilège.


[les questions de l’autoévaluation seront bientôt à votre disposition]


Références

Bowen, L.-S., & Johnson, F. (Hosts). (2022). Why were all porters called “George”? [Audio podcast episode]. In Secret Life of Canada. CBC Podcasts.

Bucholtz, M. (2016). On being called out of one’s name: Indexical bleaching as a technique of deracialization. In H. S. Alim, J. R. Rickford, & A. F. Ball (Eds.), Raciolinguistics (pp. 273–289). Oxford University Press.

Hogan, B., & Berry, B. (2011). Racial and Ethnic Biases in Rental Housing: An Audit Study of Online Apartment Listings. City & Community, 10(4), 351–372.

Keung, N. (2021, August 28). Yes, her name is Ta7talíya, but you won’t see it on her passport. Toronto Star.

Oreopoulos, P. (2011). Why Do Skilled Immigrants Struggle in the Labor Market? A Field Experiment with Thirteen Thousand Resumes. American Economic Journal: Economic Policy, 3(4), 148–171.

Truth and Reconciliation Commission of Canada. (2015). Truth and Reconciliation Commission of Canada: Calls to Action.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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