[En cours] Chapitre 13 : Psycholinguistique et neurolinguistique

13.3 Preuves de l’existence d’une phonologie propre à une langue

Dans la section 13.2, nous avons examiné certains éléments indiquant que la partie du cerveau qui traite les informations auditives est sensible aux catégories phonologiques. Dans l’étude de Phillips et de ses collègues (2000), les participants étaient des anglophones dont la grammaire mentale comprend des phonèmes /t/ et /d/ distincts. On peut s’attendre à ce que les réactions cérébrales d’un locuteur d’une langue qui ne fait pas cette distinction soient très différentes.

Des chercheurs ont étudié comment la langue maternelle d’une personne pouvait influencer son traitement de la langue vocale. Par exemple, Marslen-Wilson et Lahiri (1991) se sont demandé si les locuteurs bengalis et les anglophones traiteraient différemment les voyelles nasales et les voyelles orales. L’anglais et le bengali ont tous deux des voyelles nasales, mais la distinction nasale/orale n’est que phonémique. En d’autres termes, elle ne peut que créer un contraste en bengali.

Par exemple, le mot anglais ban se prononce généralement avec une voyelle nasale ([bæ̃n]) en raison d’un processus phonologique appelé nasalisation. La voyelle devient nasale sous l’influence de la consonne nasale à venir /n/. La voyelle dans le mot bad n’est pas nasalisée, car /d/ est une consonne orale. Ainsi, en anglais, les voyelles nasales sont prévisibles en fonction de l’environnement phonologique dans lequel elles se trouvent : devant une consonne nasale, la voyelle est nasalisée, et ailleurs, la voyelle est orale. Par conséquent [æ̃] et [æ] sont des variantes – allophones – d’un même phonème.

Le bengali a également une règle de nasalisation des voyelles avant les consonnes nasales, mais il est différent de l’anglais en ce sens que le fait d’avoir une voyelle nasale ou orale n’est pas complètement prévisible en fonction de l’environnement phonologique. Par exemple, le bengali possède la paire minimale /bãd/ (qui signifie « dam ») et /bad/ (qui signifie « difference »). Ces deux mots diffèrent uniquement par le statut nasal/oral de la voyelle /a/ et pourtant ont des significations différentes. Cela signifie qu’en bengali, /a/ et /ã/ sont des phonèmes distincts.

Marslen-Wilson et Lahiri ont montré que cette différence de statut phonémique des voyelles nasales et orales entre l’anglais et le bengali a une influence sur la façon dont les locuteurs de ces langues reconnaissent les mots parlés. Avant de nous pencher sur leur expérience, nous allons vous présenter quelques informations sur la reconnaissance des mots parlés et sur leur méthode expérimentale, le dévoilement progressif.

Les mots parlés se développent au fil du temps. L’esprit humain n’attend pas qu’un mot soit terminé pour le reconnaître, mais active les correspondances potentielles dès le début de l’audition du mot. En entendant le premier son d’un mot, il y aura un grand nombre de correspondances potentielles. Ce nombre diminuera de plus en plus au fur et à mesure que le mot sera entendu, car des possibilités seront écartées. Par exemple, imaginons qu’un auditeur entende le mot report (/ɹipoʊɹt/). Le premier phonème, /ɹ/, est compatible avec de nombreux mots : report, red, reach, robot, etc. Une fois que /i/ est entendu, le red et le robot sont exclus parce qu’ils ne sont plus compatibles avec l’entrée. L’ensemble des correspondances potentielles qui se chevauchent avec le début d’un mot jusqu’à un point donné est appelé cohorte initiale. Un modèle influent de la perception des mots parlés, le modèle Cohort (voir Marslen-Wilson et Tyler, 1980), affirme que les membres de la cohorte initiale d’un mot s’activent pendant l’audition du mot, mais que l’activation pour une correspondance potentielle diminue une fois que la preuve n’est plus compatible avec ce mot.

À un certain moment de chaque mot prononcé, les auditeurs (en moyenne) seront en mesure d’identifier correctement le mot en question. C’est ce qu’on appelle le point de reconnaissance de ce mot. L’une des façons de déterminer le point de reconnaissance d’un mot consiste à utiliser une méthode expérimentale appelée le dévoilement progressif. Dans ce dévoilement progressif, un enregistrement d’un mot est présenté aux participants de l’expérience sous forme de fragments de plus en plus grands. Après avoir entendu un fragment de l’enregistrement, les participants sont invités à deviner le mot, éventuellement en l’écrivant. Comme on peut l’imaginer, ces suppositions deviennent de plus en plus précises à mesure que les fragments s’allongent. Au bout du compte, la longueur d’un fragment particulier fournira suffisamment d’informations pour atteindre un seuil où la plupart des gens identifient correctement le mot, de sorte que l’on peut dire que la fin de ce fragment est le point de reconnaissance du mot.

Marslen-Wilson et Lahiri se sont demandé si la connaissance de la phonologie de la langue maternelle d’un auditeur pouvait influencer sa capacité à reconnaître les mots au fur et à mesure de leur émergence. Ils ont constaté que les auditeurs anglophones pouvaient déterminer si un mot était ban ou bad avant d’entendre la dernière consonne, car la qualité nasale ou orale de la voyelle les aidait à prédire ce que serait la consonne à venir. Les auditeurs bengalis, quant à eux, avaient besoin de plus d’informations avant d’identifier un mot comportant une voyelle nasale, ce qui a entraîné un délai plus long pour la reconnaissance de ces mots. Ceci est sans doute dû au fait qu’en bengali, un mot avec une voyelle nasale peut se terminer par une consonne nasale, comme /n/, ou une consonne orale, comme /d/. Les locuteurs bengalis n’utilisent pas la qualité nasale ou orale de la voyelle pour prédire la consonne à venir, car, dans leurs grammaires mentales, les voyelles nasales et orales sont des phonèmes distincts.

D’autres connaissances phonologiques propres à la langue ont été mises en évidence à l’aide des potentiels liés à l’événement (PLE) et, une fois encore, de la négativité de discordance. Dehaene-Lambertz et ses collègues (2001) se sont demandé si des séquences de syllabes seraient traitées de la même manière par des locuteurs de langues ayant des contraintes phonotactiques différentes. Rappelez-vous la section 4.2 du chapitre 4 où il est expliqué que les langues ont des restrictions sur les syllabes qu’elles autorisent. En japonais, par exemple, les consonnes nasales sont les seules consonnes autorisées à la fin d’une syllabe. Autrement dit, les consonnes orales ne peuvent pas être des codas de syllabe. L’anglais et le français, en revanche, autorisent une variété de consonnes en position de coda. Que se passe-t-il donc lorsqu’un locuteur japonais écoute des séquences de syllabes comportant une consonne en coda illégale?

Dahaene-Lambertz et al. ont présenté à des locuteurs français d’origine et japonais d’origine des pseudomots comme igumo et igmo. Le premier, igumo, est possible avec la phonotactique japonaise ou française parce qu’il peut être divisé i.gu.mo (ici, j’ai utilisé « . » pour indiquer une frontière syllabique). Le second ne correspond qu’à la phonotactique du français. La séquence /gm/ n’est pas un bon début de syllabe dans les deux langues, donc la seule syllabation possible est ig.mo. C’est une possibilité de mot en français, mais pas en japonais, parce qu’il a le /g/ comme consonne en coda.

Dans leur expérience, les participants ont écouté des séquences de pseudomots pendant que le signal électrique de la surface du cuir chevelu était tracé (EEG). Les participants entendaient plusieurs fois un mot, qui était ensuite suivi soit du même mot, soit d’un mot qui ne différait que par la présence ou l’absence de /u/, soit d’un mot complètement différent /igimo/. Les chercheurs ont constaté que pour les cas qui ne différaient que par la présence de /u/, les francophones indiquaient que le dernier mot de la séquence était différent des autres, alors que les locuteurs japonais pensaient en grande partie qu’ils étaient identiques. La réponse du cerveau fait écho aux réponses : les francophones ont montré une réponse qui peut être interprétée comme une négativité de discordance pour les éléments « déviants », ce qui n’est pas le cas des locuteurs japonais. Alors pourquoi ces derniers ne remarqueraient-ils pas de différence entre /igmo/ et /igumo/? Une interprétation de ce résultat est que, comme /igmo/ ne correspond pas aux contraintes phonotactiques de leur langue, les locuteurs japonais insèrent mentalement une voyelle pour corriger la coda illégale. En d’autres termes, les locuteurs japonais « entendent » /igumo/ plutôt que /igmo/. Notre grammaire mentale peut donc influencer la façon dont nous percevons la parole.

Cette expérience fait partie d’un ensemble de preuves démontrant que notre connaissance de la phonologie de notre langue maternelle, en tant qu’élément de la grammaire mentale, a une influence sur la manière dont notre cerveau traite le langage.

Références

Dehaene-Lambertz, G., Dupoux, E., & Gout, A. (2000). Electrophysiological Correlates of Phonological Processing: A Cross-Linguistic Study. Journal of Cognitive Neuroscience, 12(4), 635-647.

Lahiri, A., et W. Marslen-Wilson, (1991). The mental representation of lexical form: A phonological approach to the recognition lexicon. Cognition, 38(3), 245-294. https://doi.org/10.1016/0010-0277(91)90008-R

Marslen-Wilson, W. et L.K. Tyler, (1980). The temporal structure of spoken language understanding. Cognition, 8(1), 1-71. https://doi.org/10.1016/0010-0277(80)90015-3<

Phillips, C., Pellathy, T., Marantz, A., Yellin, E., Wexler, K., Poeppel, D., McGinnis, M., & Roberts, T. (2000). Auditory Cortex Accesses Phonological Categories: An MEG Mismatch Study. Journal of Cognitive Neuroscience, 12(6), 1038–1055.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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