Chapitre 11 : Développement du langage chez l’enfant

11.5 L’environnement langagier et le prétendu écart de vocabulaire

 

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Nous avons vu toutes sortes d’exemples de l’importance de l’environnement langagier pour les jeunes apprenants. Les bébés entendants commencent à apprendre les modèles de sons conversationnels à partir de leur environnement avant même leur naissance, et les bébés sourds commencent à apprendre les modèles de la langue des signes dès qu’ils y ont accès dans leur environnement. À un niveau très simple et évident, la langue particulière que les enfants acquièrent dépend de la langue présente dans l’environnement langagier. Il est donc sensé de se demander si, pour des enfants qui acquièrent la même langue, les différences d’environnement langagier ont une incidence sur leur élaboration du langage.

Dans les années 1990, Hart et Risley (1995) ont comparé l’environnement langagier en anglais d’enfants américains issus de différents groupes socio-économiques et raciaux, et ont fait état de ce que leur livre appelle des « contrastes stupéfiants » entre les familles riches et les familles pauvres. Le résultat le plus souvent cité de cette étude très influente est l’affirmation selon laquelle, à l’âge de trois ans, les enfants des familles pauvres ont entendu trente millions de mots de moins que les enfants des familles de la classe moyenne et aisée. Cette expression, « fossé de 30 millions de mots », est utilisée partout et a donné lieu à toutes sortes de décisions politiques et d’interventions pour tenter de combler ce fossé. Les recherches sur les facteurs à l’origine des disparités dans les résultats scolaires se sont multipliées, de même que les investissements dans les programmes d’éducation de la petite enfance destinés aux familles à faible revenu.

Mais cette expression a également entraîné une forte stigmatisation des parents à faibles revenus, puisqu’elle semble leur reprocher de ne pas parler suffisamment à leurs enfants. (Figueroa, à paraître) Le fait de qualifier la différence signalée de « fossé » renforce le stéréotype du parent négligent qui ignore ses enfants et les laisse regarder la télévision toute la journée. Un examen plus approfondi des données de Hart et Risley révèle que ce qu’ils ont appelé un fossé pourrait n’être qu’un effet secondaire de la façon dont ils ont compté les mots. En 2018, Sperry et ses collègues (Sperry, Sperry et Miller, 2018) ont effectué un suivi de l’étude de Hart et Risley, mais ils ont utilisé une autre manière de compter.

L’analyse de 1995 n’a pris en compte que les mots prononcés par la mère directement à l’enfant. Ils n’ont pas compté les mots adressés à l’enfant par quelqu’un d’autre ni les mots provenant de conversations qui se sont déroulées à proximité, mais qui ne s’adressaient pas à l’enfant. En d’autres termes, ils ont utilisé une mesure du nombre de mots qui favorisent la façon dont les mères blanches, de classe moyenne et au foyer interagissent avec leurs enfants. L’autre facteur expliquant ce fossé de 30 millions de mots est que les familles aisées qu’ils ont étudiées étaient en grande partie blanches, tandis que les familles pauvres étaient presque entièrement noires. Outre les différences de revenus, il y aurait donc également eu des différences culturelles et linguistiques dans les manières dont les adultes interagissent avec les enfants, ce que l’analyse n’a pas pris en compte.

En revanche, les auteurs de l’étude de 2018 ont fait valoir que les enfants peuvent apprendre à partir du langage qu’ils entendent dans l’environnement, et pas seulement à partir de ce que les adultes leur disent directement, de sorte qu’ils ont inclus davantage de mesures dans leur analyse. Lorsqu’ils ont compté en utilisant la mesure de 1995, c’est-à-dire le discours du principal aidant de l’enfant, les chercheurs de 2018 n’ont pas trouvé de tendance clairement attribuable au statut socio-économique. Et lorsqu’ils ont compté les paroles de toutes les personnes s’occupant de l’enfant — parents, grands-parents, frères et sœurs plus âgés, tantes et oncles — ils ont constaté que les ménages qui prononçaient le plus grand nombre de mots par heure étaient les familles noires pauvres. Il en va de même lorsqu’ils prennent en compte l’ensemble du langage utilisé dans l’environnement, et pas seulement celui qui s’adresse à l’enfant. Voici ce que les chercheurs disent de leurs résultats :

« Non seulement le fossé de mots a disparu, mais certaines communautés pauvres et de classe ouvrière ont montré un avantage dans le nombre de mots entendus par les enfants, par rapport aux communautés de classe moyenne. Notre étude a également révélé une grande variation entre les communautés au sein de chaque strate socio-économique. » (Sperry et coll., 2018, p. 11)

Ce dernier point est important : la façon dont les parents interagissent avec leurs enfants varie énormément. Une méta-analyse récente (Anderson et coll., 2021) a révélé que la nature de l’environnement langagier joue effectivement un rôle important dans le développement du langage des enfants, mais a conclu que le statut socio-économique n’était pas un bon prédicteur de la nature de cet environnement langagier. En d’autres termes, le fait d’être riche ou pauvre n’a pas d’incidence sur la fréquence des conversations avec les enfants!

Cette controverse sur le « fossé de mots » est un exemple classique de la manière dont les scientifiques, y compris les spécialistes des langues, peuvent tirer des conclusions biaisées à partir de mesures quantitatives prétendument objectives. Les deux études ont utilisé ce qui semble être une mesure assez objective : le nombre de mots prononcés par heure. Mais le choix des mots à prendre en compte a mené les deux équipes de recherche à des résultats très différents. Ainsi, même la décision de savoir ce qu’il faut mesurer n’est pas purement objective. Par ailleurs, si vous souhaitez étudier l’environnement langagier, le nombre de mots prononcés par heure n’est peut-être pas l’élément le plus important à observer. L’utilisation des langues n’est pas seulement une question de quantité, où plus est mieux. La langue est utilisée dans les conversations, dans les réseaux d’échanges de pratiques au sein des communautés qui ont des pratiques et des attentes culturelles précises. Par conséquent, si nous voulons avoir une idée des facteurs qui favorisent le développement du langage chez les enfants, il est judicieux de prendre également en considération ces relations et communautés complexes.

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Références

Anderson, N. J., Graham, S. A., Prime, H., Jenkins, J. M., & Madigan, S. (2021). Linking Quality and Quantity of Parental Linguistic Input to Child Language Skills: A Meta-Analysis. Child Development, 92(2), 484–501

Hart, B., & Risley, T. R. (1995). Meaningful differences in the everyday experience of young American children. Paul H Brookes Publishing.

Figueroa, M. (to appear). Language Development, Linguistic Input, and Linguistic Racism. WIREs Cognitive Science.

Sperry, D. E., Sperry, L. L., & Miller, P. J. (2018). Reexamining the Verbal Environments of Children From Different Socioeconomic Backgrounds. Child Development, 90(4), 1303–1318.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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