Chapitre 11 : Développement du langage chez l’enfant
11.3 Contraste phonémique
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Il existe une autre partie de la grammaire mentale que les bébés entendants commencent à apprendre bien avant de pouvoir parler. Rappelez-vous que dans le chapitre précédent, on mentionnait que la phonologie de chaque langue est propre à cette langue : la répartition des traits et segments qui contrastent entre eux et de ceux qui sont simplement des allophones est différente dans chaque langue du monde. Ainsi, par exemple, nous savons qu’en anglais, le [pʰ] aspiré et le [p] non aspiré sont tous deux des allophones d’un même phonème. Mais en thaï, ces deux segments contrastent l’un avec l’autre et constituent deux phonèmes différents. La distinction phonétique est la même, mais la façon dont cette différence est organisée dans la grammaire mentale est différente dans les deux langues. Les contrastes phonémiques sont un exemple classique de connaissances linguistiques inconscientes : selon toute vraisemblance, personne n’a jamais dû vous apprendre qu’en anglais, [k] et [b] sont des sons différents et que les mots cat (chat) et bat (chauve-souris) désignent deux animaux différents! Mais si personne ne vous l’a jamais enseigné, comment l’avez-vous appris? Comment la phonologie de votre langue première s’est-elle retrouvée dans votre grammaire mentale? Nous avons vu un type de technique d’accoutumance dans l’unité précédente. Les chercheurs utilisent une méthode d’accoutumance différente pour les bébés un peu plus âgés.
Comment devenir linguiste : Observer les rotations de la tête conditionnées
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Grâce à cette technique, les linguistes et les psychologues ont appris que les bébés sont très doués pour remarquer les différences phonétiques et qu’ils peuvent faire la différence entre toutes sortes de sons différents provenant de nombreuses langues. Mais cette capacité change au cours de la première année de vie. Janet Werker, de l’université de Colombie-Britannique, a examiné la capacité des enfants et des adultes à remarquer la différence phonétique entre trois paires de syllabes différentes : le contraste anglais /ba/ et /da/, le contraste hindi entre une occlusive rétroflexe /ʈa/ et une occlusive dentale /t̪a/, et un contraste Nłeʔkepmxcín entre des vélaires glottalisées /k’i/ et des occlusives uvulaires /q’i/ (Werker et Tees, 1984). Chacune de ces paires diffère par son lieu d’articulation et, dans chaque langue, chaque paire est contrastive. Les chercheurs ont diffusé une série de syllabes et ont demandé à des adultes anglophones d’appuyer sur un bouton lorsque les syllabes passaient d’un segment à l’autre. Comme on pouvait s’y attendre, les adultes anglophones ont parfaitement réussi le contraste avec l’anglais, mais se sont extrêmement mal débrouillés avec les contrastes avec l’hindi et le Nłeʔkepmxcín.
Werker a ensuite mis à l’essai la capacité des bébés à remarquer ces trois différences phonétiques, en utilisant la méthode de la rotation de la tête. Ces bébés grandissaient dans des foyers monolingues anglophones. À l’âge de six mois, les bébés ayant appris l’anglais ont réussi à 80-90 % à remarquer les différences entre l’anglais, l’hindi et le Nłeʔkepmxcín. Mais à l’âge de dix mois, leur taux de réussite était tombé à environ 50-60 %, et à l’âge d’un an, ils ne réussissaient plus qu’à environ 10-20 % à entendre les différences phonétiques entre l’hindi et le Nłeʔkepmxcín. Ces enfants n’ont donc qu’un an, ils entendent parler anglais depuis un an seulement et ne le parlent même pas encore eux-mêmes, mais leurs performances dans cette tâche s’apparient déjà à celles d’adultes anglophones. La différence entre le son rétroflexe [ʈa] et le son dental [t̪a] n’est pas contrastive en anglais, de sorte que la grammaire mentale du bébé apprenant l’anglais a déjà catégorisé ces deux sons comme de simples allophones inhabituels du son alvéolaire anglais /ta/. De même, la différence entre une occlusive vélaire et une occlusive uvulaire, qui est contrastive en Nłeʔkepmxcín, n’a pas de sens en anglais, de sorte que l’esprit du bébé a déjà appris à traiter une occlusive uvulaire comme un allophone de l’occlusive vélaire, et non comme un phonème distinct.
Les recherches sur les bébés acquérant la langue des signes sont arrivées plus tard, mais elles ont montré exactement le même schéma (Baker Palmer et coll., 2012). Les bébés de moins de six mois ont remarqué la différence entre les formes phonémiques contrastives de la main en ASL, même sans aucune exposition à l’ASL, tout comme les bébés sans expérience de l’hindi ont remarqué le contraste de l’hindi parlé. À l’âge de 14 mois, les bébés ayant acquis la langue ASL avaient conservé leur capacité à reconnaître des formes de mains phonémiquement contrastées, alors que les bébés apprenant l’anglais sans expérience d’ASL avaient perdu cette sensibilité.
Ainsi, qu’il s’agisse de la langue des signes ou de la langue vocale, l’esprit de l’enfant a construit des catégories de phonèmes dans sa grammaire mentale vers l’âge d’un an, en fonction des contrastes dont il a fait l’expérience dans son environnement langagier. Il convient de noter que cela ne signifie pas qu’il est impossible d’apprendre de nouveaux contrastes phonémiques dans une nouvelle langue, mais que l’apprentissage ultérieur sera façonné par l’apprentissage qui a eu lieu au cours de la première année. Plus d’informations à ce sujet dans le prochain chapitre!
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Références
Baker Palmer, S., Fais, L., Golinkoff, R. M., & Werker, J. F. (2012). Perceptual Narrowing of Linguistic Sign Occurs in the 1st Year of Life: Perceptual Narrowing of Linguistic Sign. Child Development, 543–553.
Werker, J. F., & Tees, R. C. (1984). Cross-language speech perception: Evidence for perceptual reorganization during the first year of life. Infant Behavior and Development, 7(1), 49–63.