Chapitre 10 : Variations et changements linguistiques

10.6 Corrélations sociolinguistiques : Lieu

Si vous réfléchissez à la manière dont différentes personnes parlent ou signent une même langue, mais de différentes manières, la première distinction sociale qui vous vient à l’esprit tient peut-être en lien avec la région ou le lieu. Comme les dialectologues le savent depuis longtemps, les gens de différents endroits présentent souvent des variétés régionales différentes. L’arabe égyptien et l’arabe syrien sont distincts; le français continental, le français québécois et le français marocain sont distincts; l’espagnol au Mexique, à Porto Rico et en Espagne sont tous distincts. Au sein d’une même nation, il existe également des différences de dialectes : le français acadien (une variété parlée dans les Maritimes) diffère du français laurentien (une variété parlée au Québec, en Ontario et dans l’Ouest canadien); l’anglais de New York diffère de l’anglais de Chicago; le nêhiyawêwin (cri des plaines) diffère du nîhithawîwin (cri des bois). Dans certains cas, une variété particulière a été mise sur un piédestal comme étant la représentation « standard » et la plus prestigieuse de la langue. Cependant, la normalisation d’une variété par rapport à une autre n’est jamais liée à la nature linguistique de la variété et découle toujours des structures de pouvoir et de la politique. Une caractéristique stéréotypée de l’anglais britannique standard est la suppression du r non prévocalique (ce qu’on entend par la « suppression du r »), comme dans dark (sombre) [dɑːk] et car (voiture) [kɑː]. Cet « anglais de la Reine » (notez l’explicitation du pouvoir et de la politique ici!) est perçu comme la manière standard, prestigieuse et la plus distinguée de s’exprimer pour les habitants de Brixton et d’Hammersmith, par exemple. Cependant, la même caractéristique phonologique, soit la suppression du r non prévocalique, également courante dans l’anglais de New York, est perçue comme non standard et associée à un faible statut et un manque de prestige à Williamsburg et Greenwich Village. Même processus linguistique, perceptions diamétralement opposées!

Dites-vous « soda » ou « pop »? « Cottage » ou « cabin »? En 2013, l’article le plus lu publié par le New York Times s’intitulait « How Y’all, Youse and You Guys Talk », un « jeu-questionnaire dialectique » interactif où l’on posait aux lecteurs une série de questions sur les éléments lexicaux qu’ils utilisaient pour désigner différents concepts (par exemple, « un gros chat sauvage, originaire d’Amérique du Nord », « une petite route parallèle à une autoroute », « un petit insecte gris qui se met en boule lorsqu’on le touche »). Une fois le jeu-questionnaire terminé, les lecteurs recevaient une carte avec une tentative d’indiquer leur emplacement (à l’intérieur des États-Unis) en fonction de leurs réponses. L’article faisait ressortir la diversité des variétés régionales de l’anglais américain. Bien entendu, les langues autres que l’anglais connaissent également des variations régionales. Par exemple, les mots BIRTHDAY (anniversaire), STRAWBERRY (fraise) et PIZZA, parmi bien d’autres, ont plusieurs variantes régionales en langue ASL (Lucas, Bayley et Valli, 2003). Vous pouvez voir quatre variantes régionales de BIRTHDAY dans cette vidéo YouTube et six variantes régionales de HALLOWE’EN dans la figure 12.3 d’après une image initialement diffusée par le Musée canadien des langues sur les médias sociaux.

Six variantes régionales de la langue ASL pour HALLOWEEN ont été trouvées au Canada.

Figure 10.3 : Six exemples de variations régionales du signe HALLOWE’EN en langue ASL trouvés au Canada

Si l’on pousse l’exemple plus loin, on peut affirmer que la suppression du r est fortement associée à l’anglais de Londres et à l’anglais de New York (indépendamment de ses autres associations locales). Cette association est possible grâce à l’indexicialité, le concept sémiotique selon lequel un signe (dans notre cas, une caractéristique linguistique) pointe vers (pensez à votre index ☞) un sens. Le langage fait un usage intensif de l’indexicialité, comme nous l’avons vu au chapitre 7. Par exemple, certains mots, appelés « déictiques », ne peuvent avoir de sens que dans un contexte précis : ce à quoi demain fait référence changera en 24 heures! Il s’agit de l’indexicialité référentielle. Mais la langue fait également appel à l’indexicialité non référentielle : les caractéristiques linguistiques peuvent indexer des sens sociaux tels que le lieu! ; Ce type d’indexicialité résulte du processus d’enregistrement ou de l’association d’une caractéristique particulière de la langue à une attente culturelle. Par exemple, selon l’idéologie euroaméricaine dominante en matière de genre, il existe deux genres et ces deux genres se comportent différemment. La mise en correspondance de la langue avec ce « schéma idéologique » (Johnstone, 2009) a pour conséquence que certaines caractéristiques linguistiques en viennent à être genrées (c’est-à-dire qu’elles indexent la masculinité ou la féminité). À titre d’exemple, chez les adolescents canadiens anglophones, l’adverbe d’intensité pretty comme dans pretty cool (plutôt cool) tend à indexer la masculinité, alors que l’adverbe d’intensité so comme dans so cool (trop cool) tend à indexer la féminité (Tagliamonte, 2016, p. 91). Il en va de même pour le lieu. L’attente culturelle est que les gens seront différents d’un endroit à l’autre, et la mise en correspondance de la langue avec cette attente a pour conséquence que certaines caractéristiques linguistiques deviennent associées à des régions.

Le colonialisme et l’anglais canadien. L’anglais général canadien est peut-être la variété régionale homogène la plus répandue géographiquement de toutes les langues. Il est parlé par les habitants de la frontière entre l’Ontario et le Québec à l’est, jusqu’à l’île de Vancouver à l’ouest (environ 3 800 kilomètres!). L’étendue géographique et la forme des variétés régionales dépendent d’un large éventail de facteurs tels que la géographie physique, les infrastructures et les frontières politiques. Dans le cas du Canada, on peut citer les migrations historiques et le colonialisme.

L’anglais canadien remonte généralement aux premiers colons européens du sud de l’Ontario, arrivés des États-Unis en tant que réfugiés de la guerre d’indépendance américaine. Au fil des décennies, ces « loyalistes » et leurs descendants ont migré vers l’ouest et ont emporté avec eux la même variété d’anglais.

Mais ce n’est pas tout. En règle générale, lorsque deux langues entrent en contact, des emprunts se produisent et les langues évoluent de manière convergente. Mais si l’anglais de Toronto et l’anglais de Vancouver sont extrêmement homogènes, c’est uniquement parce que ce changement induit par les contacts ne s’est pas produit malgré l’énorme diversité des langues autochtones parlées dans cette même région. Par exemple, il n’y a aucune trace de contact avec le nishnaabemwin dans l’anglais de Toronto et aucune trace de contact avec le hən̓q̓əmin̓əm̓ ou le Sḵwx̱wú7mesh sníchim dans l’anglais de Vancouver, bien qu’un pidgin commercial appelé le chinook, qui incorporait des éléments du chinookan, du wakashan, du salishan et, enfin, des langues indo-européennes, ait existé sur la côte ouest jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Pourquoi? Le colonialisme d’implantation. Le colonialisme d’implantation est un type de colonialisme. Son objectif est l’acquisition de terres en vue d’un repeuplement permanent de colons de l’État d’origine dans la colonie. Au Canada (ainsi qu’aux États-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande et ailleurs), l’expansion coloniale des colons a nécessité non seulement le déplacement des peuples autochtones, mais aussi leur invisibilisation. Par le biais d’un génocide physique et culturel, l’État colonial colonisateur du Canada a activement œuvré à l’invisibilisation des cultures et des langues autochtones de cette terre. L’homogénéité de l’anglais canadien est un témoignage insidieux du colonialisme d’implantation (Denis et D’Arcy, 2018).

Dans le contexte canadien, la caractéristique enregistrée la plus connue de l’anglais canadien est probablement le marqueur pragmatique eh. Aujourd’hui, l’indicialité canadienne de eh est omniprésente. Vous pouvez acheter des t-shirts, des tasses et des aimants arborant le eh, souvent accompagné d’autres symboles nationaux tels qu’une feuille d’érable rouge. En fait, eh est si étroitement lié au Canada que lorsque le gouvernement du Canada a créé un compte Twitter (@Canada), son tout premier gazouillis a été « @Canada’s now on Twitter, eh! » (Le Canada est maintenant sur Twitter, eh!). Mais dans les faits, ce n’est pas parce qu’une caractéristique linguistique est enregistrée comme caractéristique d’une variété régionale que cette caractéristique linguistique est couramment utilisée! ; L’interjection eh a plusieurs usages différents en anglais canadien, mais dans l’un de ses usages les plus courants, il s’agit d’une variante d’une variable linguistique, au même titre que d’autres marqueurs pragmatiques tels que right, you know et you see. Lorsqu’on effectue une analyse en s’appuyant sur le principe de responsabilité, la fréquence d’utilisation de eh est éclipsée par ces autres variantes. Cela dit, la situation varie d’une région à l’autre. Dans une analyse d’enregistrements d’histoire orale d’anglophones canadiens nés entre les années 1860 et 1930 dans le sud de l’Ontario et le sud de l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique, Denis (2020) constate que eh représente moins d’un pour cent des occurrences de cette variable sur l’île de Vancouver, mais 12 % dans le sud de l’Ontario.

Vous voulez en savoir plus?

L’ouvrage Dictionary of Canadianisms on Historical Principles, un dictionnaire de canadianismes (mots propres à l’anglais canadien ou utilisés uniquement en anglais canadien) peut être consulté en libre accès. ; Pour en savoir plus sur l’histoire du dictionnaire, consultez l’ouvrage de Stefan Dollinger Creating Canadian English, publié par Cambridge University Press.


Références

Denis, D. 2020. « How Canadian was eh? A baseline investigation of usage and ideology ». ;Canadian Journal of Linguistics / Revue canadienne de linguistique, ;vol. 65no 4, p. 583-592. https://doi. org/10.1017/cnj.2020.30

Denis, D. et A. D’Arcy. 2018. « Settler colonial Englishes are distinct from postcolonial Englishes. » American Speech, ;vol. 93no 1, p. 3-31. https://doi.org/10.1215/00031283-6904065

Dollinger, S. 2019. ;Creating Canadian English: The professor, the mountaineer, and a national variety of English. Cambridge University Press.

Johnston, B. 2009. « Pittsburghese shirts: Commodification and enregisterment of an urban dialect ». ;American Speech, ;vol. 84no 2, p. 157-175. https://doi.org/10.1215/00031283-2009-013

Lucas, C., R. Bayley et C. Valli. 2003. ;What’s your sign for pizza?: An introduction to variation in American Sign Language. Gallaudet University Press.

Tagliamonte, S. 2016. ;Teen talk: The language of adolescents. Cambridge University Press.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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