Chapitre 10 : Variations et changements linguistiques

10.5 Méthodes et concepts variationnistes

Participants

Les méthodes variationnistes sont étroitement liées à la dialectologie antérieure, à savoir l’étude de la variation entre les dialectes et, plus particulièrement, des variétés régionales. Une distinction majeure entre la dialectologie et la sociolinguistique variationniste concerne la nature des participants à l’étude. Les premiers dialectologues étant issus d’une tradition linguistique historique qui s’intéressait davantage aux variétés de langues « anciennes », le participant « optimal » pour eux était un homme peu mobile et âgé, vivant en milieu rural (Chambers et Trudgill, 1998 : 30). Cela reposait sur quatre hypothèses :

  1. On présumait que les personnes qui avaient peu bougé au cours de leur vie seraient plus susceptibles de conserver une façon de parler qui représente le langage propre à l’endroit d’où elles viennent (d’où le qualificatif « non mobile »).
  2. Plus un locuteur est âgé, plus on suppose que son discours est ancien (d’où le qualificatif « âgé »).
  3. Il y a beaucoup de mouvements dans les zones urbaines et à travers celles-ci, ce qui peut influencer la façon dont les gens parlent dans ces milieux, alors qu’il est attendu que les zones rurales préservent la tradition (d’où l’idée que le participant optimal vit en milieu rural).
  4. Le discours des femmes serait caractérisé par une plus grande conscience de soi et de son statut, comparativement au discours des hommes (d’où le fait que le participant optimal serait masculin).

Ce parti pris en faveur des hommes peu mobiles et âgés vivant en milieu rural dans les débuts de la dialectologie a fait en sorte qu’au milieu du 20e siècle, la recherche sur les variations linguistiques dans les zones urbaines (sans parler de l’utilisation de la langue par les femmes et des pratiques linguistiques novatrices) présentait des lacunes. Cette situation a changé avec l’avènement de la sociolinguistique variationniste, qui a non seulement mis l’accent sur les dialectes urbains (c’est pourquoi la sociolinguistique variationniste est parfois appelée dialectologie urbaine), mais qui a également pris en considération un éventail beaucoup plus large de facteurs sociaux, au-delà du lieu. En d’autres termes, une femme très mobile, jeune et urbaine est tout aussi susceptible d’être intéressante qu’un homme peu mobile et âgé vivant en milieu rural!

Dialectologie : Hier et aujourd’hui. ;L’un des projets dialectologiques européens les plus influents a été l’Atlas linguistique de la France. Pendant quatre ans, entre 1898 et 1901, un agent de terrain formé à la linguistique du nom d’Edmont Edmont a parcouru toute la France (à vélo!) et a parlé de leur langue à 735 personnes dans 638 lieux différents. Il a mené des entretiens et transcrit le discours des gens dans les moindres détails phonétiques. Le résultat fut un recueil impressionnant et volumineux de cartes de France qui représentaient chacune les réalisations spécifiques d’une variable linguistique qui variait à travers le pays. L’atlas a été numérisé et chacun peut consulter les représentations à haute résolution de toutes les cartes sur le site Web du projet!

Portrait du philosophe Yang Xiong de la dynastie Han

Figure 10.2 : Portrait de Yang Xiong (image du domaine public)

Mais bien avant qu’Edmont Edmont ne traverse la France à vélo, le philosophe de la dynastie Han Yang Xiong (53 AEC-18 EC) a passé 27 ans à compiler un dictionnaire de mots régionaux, appelé Fāngyán 方言 (« parler régional, variété, dialecte »), dans lequel il a catalogué les termes et prononciations variés de milliers de caractères chinois à travers la Chine. À partir de ces travaux, les linguistes du 20e siècle ont déduit six principaux groupes de dialectes parlés à cette époque.

La dialectologie est entrée de plain-pied dans le 21e siècle en utilisant et en élaborant de nouveaux outils numériques (SIG, Google Maps, API de médias sociaux, collecte rapide de données en ligne et par application mobile, analyse acoustique automatisée, etc.). On peut penser à l’Atlas linguistique algonquien. Il comprend non seulement des transcriptions des variations régionales, mais aussi des centaines d’enregistrements audio de locuteurs de 18 variétés algonquiennes et neuf cartes dialectales basées sur le schéma régional des variations.

Entrevues sociolinguistiques et corpus

N’importe quelle collection ou presque de langue en usage (enregistrée en audio/vidéo, transcrite ou écrite) peut être analysée dans une perspective sociolinguistique variationniste : des collections de lettres manuscrites, de messages texte, d’émissions de télévision, ou même chacun des messages de Noël annuels de la reine Élisabeth II du Royaume-Uni durant les nombreuses décennies de son règne! Cependant, la méthode de collecte de données la plus courante en sociolinguistique variationniste est l’entrevue sociolinguistique. L’entrevue sociolinguistique ne ressemble pas à ce que nous considérons habituellement comme une entrevue (c’est-à-dire une série de questions posées par un intervieweur à une personne interrogée dans le but de recueillir des informations ou de comprendre un sujet à partir de l’expérience personnelle et du point de vue de la personne interrogée). Sous sa forme initiale, l’entrevue sociolinguistique était composée de différentes tâches, dont une tâche de paires minimales, une lecture de passages et un discours qui tient de la langue courante. Ces tâches ont été spécialement conçues pour être en corrélation avec le degré d’autocontrôle de la personne interrogée.

Comment pourriez-vous modifier les tâches de l’entrevue sociolinguistique si vous étudiez la variation dans une langue des signes?

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Lors d’une tâche de paires minimales, il est demandé à la personne interrogée de lire à haute voix une liste de mots qui ont été soigneusement organisés en paires. Le chapitre 3 a déjà introduit le concept de paires minimales : deux mots qui ne diffèrent que par une seule manière précise. Par exemple, en ojibwé du sud-ouest (parlé dans le Minnesota), giiwe [ɡiːweː] (« il rentre chez lui ») et giiwenh [ɡiːwẽː] (« ainsi va l’histoire ») sont des paires minimales, qui ne diffèrent que par la nasalisation ou non de la voyelle finale (Nicolls, 1980). Dans le cadre de l’entrevue sociolinguistique, les paires minimales ne diffèrent également que d’une seule manière précise. Toutefois, l’un des mots contient une variable linguistique, de sorte que l’articulation d’une variante du mot fera en sorte que les deux mots de la paire deviendront identiques. C’est un peu long, mais un exemple vous aidera sans doute! Dans l’anglais de New York, la suppression du r (ou la suppression ou la vocalisation du r non prévocalique) est une variable linguistique prévalente. Par exemple, le mot anglais sore (douloureux) peut être prononcé comme [sɔɹ] ou [sɔə], où le <r> est réalisé comme un schwa. La première variante forme ici une paire minimale avec le mot saw (« scie », prononcé [sɔə] en anglais de New York), ne différant qu’en ce qui concerne [ɹ] et [ə]. Cependant, la deuxième variante de sore, celle sans [ɹ], est phonétiquement identique au mot saw. Lorsqu’on demande aux participants de lire des paires de mots comme saw~sore, udder~other, bag~beg, et bruin~brewing, ils font très attention à leur langage pour s’assurer que chaque membre de la paire est prononcé distinctement, en particulier lorsque la variante qui rendrait les mots identiques est stigmatisée.

Dans une tâche de lecture de passages, on demande aux participants de lire un paragraphe à haute voix. Ce contexte suscite également un degré élevé d’autocontrôle de la langue, mais l’exigence de lire de manière cohérente détourne une partie de l’attention du choix entre les variantes vers le contenu du passage. Les passages sont rédigés de manière à contenir un nombre suffisant d’exemples des variables linguistiques qui intéressent le chercheur.

Dans une conversation plus décontractée, les participants se concentrent davantage sur le contenu de ce qu’ils communiquent et accordent beaucoup moins d’attention à la manière dont ils s’expriment. En même temps, parce qu’être interviewé (souvent par une personne inconnue) n’est pas chose courante pour la plupart des gens, ce contexte demeure moins décontracté par rapport à la façon dont les gens parlent tous les jours, ce que nous appelons leur langue vernaculaire. La langue vernaculaire représente la langue non surveillée d’une personne. En d’autres termes, la langue vernaculaire est la façon dont nous utilisons la langue lorsque nous ne sommes pas enregistrés par des linguistes! Lors d’une entrevue sociolinguistique, la langue vernaculaire d’un participant peut ressortir pendant les moments où ce dernier utilise la langue courante. Des moments de langue courante apparaissent lorsque les personnes « oublient » momentanément qu’elles sont écoutées, comme lorsqu’un tiers interrompt l’entrevue sociolinguistique. Certaines questions, en particulier celles qui suscitent une réaction émotionnelle, peuvent donner lieu à un discours qui tient de la langue courante. On pourrait demander, par exemple, « Vous est-il déjà arrivé d’être blâmé pour quelque chose que vous n’aviez pas fait? » ou « vous souvenez-vous de ce que vous faisiez lorsque [un événement majeur pour la communauté, comme lorsque les Raptors de Toronto ont remporté le championnat de la NBA] a eu lieu? ». Les questions de ce type peuvent susciter des réponses très émotives et amènent souvent le participant à raconter une histoire. Lorsque l’on raconte une histoire, on accorde beaucoup moins d’attention aux variables linguistiques dans notre utilisation de la langue! Toutefois, il n’existe aucun moyen de susciter à tout coup la langue vernaculaire chez quelqu’un. Il s’agit là d’un problème méthodologique tellement fondamental qu’il porte un nom : le paradoxe de l’observateur. Labov (1972, p. 209) le décrit ainsi : « L’objectif de la recherche linguistique dans la communauté doit être de découvrir la façon dont les gens parlent lorsqu’ils ne sont pas systématiquement observés; or, nous ne pouvons obtenir ces données que par l’observation systématique ». Aujourd’hui, la principale méthode pour surmonter le paradoxe de l’observateur consiste à interagir avec les participants de manière authentique, intéressée et organique en posant de bonnes questions, en les suivant avec curiosité et en établissant un rapport et une relation de confiance.

La nature d’une entrevue sociolinguistique. L’entrevue sociolinguistique a été modifiée et adaptée aux besoins spécifiques de différents linguistes au fil des ans. Par exemple, si votre question de recherche ne porte pas sur le style contextuel, il n’est pas nécessaire d’enregistrer les personnes dans différentes tâches. De même, si vous étudiez les variations syntaxiques, une tâche de paires minimales ne vous fournira pas de données pertinentes. En fait, de nombreux sociolinguistes abordent l’entrevue sociolinguistique avec un seul objectif : enregistrer une conversation naturelle. L’intervieweur peut avoir certaines questions en tête avant la conversation, mais contrairement à la méthodologie de l’histoire orale ou aux entretiens qualitatifs/ethnographiques, l’objectif n’est pas de trouver la réponse à des questions précises, mais plutôt de bavarder un peu!

Une entrevue sociolinguistique peut révéler certaines choses sur la manière dont une personne change de style ou peut nous renseigner sur les contraintes linguistiques qui pèsent sur la variation de sa grammaire. Mais la façon dont une personne utilise la langue ne nous dit pas comment les variables linguistiques se développent au sein d’une communauté. Ce qu’il nous faut, ce sont de multiples entrevues sociolinguistiques avec de multiples personnes. L’idéal serait d’enregistrer des entretiens sociolinguistiques à partir d’un échantillon représentatif et socialement stratifié des communautés étudiées. ; Selon les questions posées, un échantillon représentatif comprendrait un nombre égal de participants issus de tous les groupes sociaux concernés. Par exemple, si nous posions des questions sur la classe sociale, nous inclurions un nombre à peu près égal d’intervenants de toutes les classes sociales. Cette collection d’entrevues sociolinguistiques forme un corpus sociolinguistique. Les corpus sociolinguistiques peuvent être utilisés pour étudier une multitude de variables linguistiques et de phénomènes sociolinguistiques. Certains des corpus sociolinguistiques les plus importants, du point de vue de la mesure dans laquelle l’analyse de leurs données a fait progresser notre compréhension de la variation et de l’évolution des langues, sont canadiens! ; Par exemple, le corpus Sankoff-Cedergren du français montréalais a été l’un des tout premiers corpus à grande échelle d’entrevues sociolinguistiques et le premier de cette envergure à représenter une langue autre que l’anglais. L’analyse de ce corpus a mené à d’importants développements méthodologiques, analytiques et théoriques dans le domaine. ; La Toronto English Archive de Sali Tagliamonte est un projet plus récent qui a déjà produit plus de 70 publications sur une grande variété de sujets.

Diversité. ;La grande majorité des études sociolinguistiques variationnistes n’ont pris en compte que trois langues : l’anglais, le français ou l’espagnol (Stanford, 2016). Il y a de nombreuses raisons à cela, notamment un manque historique de représentation de la diversité dans le milieu universitaire. Toutefois, au cours des dernières années, une diversité linguistique beaucoup plus large a été prise en considération. Dans ce chapitre, nous tentons de mettre en évidence certains travaux de recherche sur cette plus grande diversité linguistique.

Analyse quantitative

Bon, nous disposons maintenant d’un corpus d’entrevues sociolinguistiques. Et maintenant? Comment analyser concrètement les variables linguistiques, qui constituent l’objectif principal de l’étude? N’oubliez pas que le choix entre les variantes d’une variable linguistique est soumis à des probabilités. Cela signifie qu’une analyse des variables linguistiques doit être de nature quantitative. L’approche quantitative en matière de sociolinguistique variationniste repose sur le principe de responsabilité. L’idée est assez simple. Nous ne voulons pas seulement examiner la variante qui nous intéresse (qu’elle soit nouvelle, non standard ou autre). Il faut également tenir compte de toutes les autres variantes qui composent la variable linguistique. Par exemple, comme Fischer l’a fait en 1958, si nous nous intéressons à la variante [ɪn] de -ing, nous ne pouvons pas simplement compter le nombre de fois où nos participants ont dit [ɪn]. Nous devons plutôt savoir combien de fois ils ont dit [ɪn] sur le nombre total de fois où ils auraient pu dire [ɪn] et cela signifie que nous devons également compter les fois où ils ont dit [ɪŋ] et non [ɪn]. Avec cette information, nous pouvons calculer le pourcentage d’occurrences – c’est-à-dire chaque occurrence individuelle d’une variante dans nos données – de la variable -ing qui ont été réalisées comme [ɪn]. ; C’est le principe de responsabilité en action.

Sociophonétique. ;Dans certains cas, notamment en ce qui concerne la variation phonétique, la variable examinée n’entre pas dans des catégories de variantes discrètes. Par exemple, la voyelle dans nyuz (nouvelles) et shuts (tire) en créole hawaïen varie entre [uː] et [ʉː] et tout ce qui se trouve entre les deux (Grama, 2015). Nous pourrions écouter chaque partie de cette voyelle et la classer dans l’une des deux catégories (postérieure ou centrale), mais une approche plus précise consisterait à utiliser des outils de phonétique acoustique pour mesurer le deuxième formant de chaque voyelle, qui correspond directement à la façon dont la langue est placée à l’avant ou à l’arrière de la bouche. Traiter la variable comme étant continue plutôt que discrète nécessite des techniques quantitatives légèrement différentes, mais l’approche est essentiellement la même!

Ce principe s’applique également à chaque étape de l’analyse. ; Imaginez que vous souhaitez comparer la fréquence de [ɪn] dans la lecture d’un passage à la fréquence de [ɪn] lors de l’entrevue. ; Vous devrez compter le nombre d’occurrences de [ɪn] dans le passage lu et le nombre d’occurrences de [ɪŋ] dans le passage lu pour calculer la proportion de [ɪn] dans le passage en question, et de la même manière, compter à la fois [ɪn] et [ɪŋ] dans l’entrevue pour déterminer la proportion de [ɪn] dans ce contexte. Le simple fait de compter le nombre d’occurrences de [ɪn] dans chaque contexte ne nous renseigne pas suffisamment. ; Le tableau 12.1 montre pourquoi le principe de responsabilité est si important. Si nous ne suivons pas le principe de responsabilité, il semble que [ɪn] soit plus fréquent dans le passage lu que dans le discours de langue courante (10 vs 8), mais bien sûr cela ne prend pas en compte la fréquence à laquelle la variante aurait pu être présente sans qu’elle le soit. Si nous ajoutons à notre tableau un dénominateur indiquant le nombre d’occurrences de [ɪn] et de [ɪŋ] dans chaque contexte, nous obtenons un portrait plus précis de l’effet du style contextuel (25 % dans le passage de lecture contre 40 % dans le discours de langue courante). Le principe de responsabilité s’applique à tous les facteurs linguistiques et sociaux que nous pouvons prendre en considération.

Tableau 10.1. Pourquoi il faut suivre le principe de responsabilité

Sans suivre le principe de responsabilité Suivre le principe de responsabilité
Passage lu 10 occurrences de [ɪn] 10/40 occurrences de ;-ing = 25 %
Discours de langue courante 8 occurrences de [ɪn] 8/20 occurrences de ;-ing = 40 %

Dans cette section, nous avons appris à connaître les méthodes, les données et les analyses utilisées par la sociolinguistique variationniste pour l’étude de la variation et du changement linguistiques. L’entrevue sociolinguistique (pour la collecte des données) et le principe de responsabilité (pour l’analyse des données) constituent les deux piliers de la méthode variationniste.


Références

Chambers, J. K., & Trudgill, P. (1998). ;Dialectology. Cambridge University Press.

Grama, J. M. (2015). ;Variation and change in Hawaii Creole vowels. Doctoral dissertation, University of Hawai’i at Manoa..

Labov, W. (1972). ;Sociolinguistic patterns. ;University of Pennsylvania press.

Nichols, John. 1980. ;Ojibwe morphology. Doctoral dissertation, Harvard University.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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