Chapitre 10 : Variations et changements linguistiques
10.3 Changements linguistiques
La langue est en constante évolution. Les locuteurs anglais d’aujourd’hui ne s’expriment pas comme les auteurs de Beowulf (vers l’an 700 de notre ère), des Contes de Canterbury (vers l’an 1400 de notre ère) ou de Hamlet (vers l’an 1600 de notre ère). Il en va de même pour les locuteurs japonais d’aujourd’hui qui ne s’expriment pas comme les auteurs des œuvres Kojiki (vers l’an 700 de notre ère) et Dit du Genji (vers l’an 1000 de notre ère). Bref, les locuteurs anglais et japonais d’aujourd’hui ne s’expriment pas de la même manière que ceux qui vivaient il y a un siècle, et même il y a à peine quelques décennies. L’anglais et le japonais – comme toutes les autres langues d’ailleurs – ont changé au fil du temps et continuent d’évoluer.
Le changement linguistique revêt une importance capitale pour la sociolinguistique variationniste, car la variation linguistique est inévitable lors de l’évolution d’une langue. Tous les anglophones ne se sont pas réveillés un bon matin au début du 16e siècle en se disant : « Hé, vous savez quoi? À partir de maintenant, je pense que je vais mettre le marqueur de négation AVANT les verbes, comme dans les propositions enchâssées danoises, plutôt qu’après, comme dans les propositions enchâssées islandaises! » En réalité, le changement linguistique de move not à do not move s’est fait progressivement. Au fil du temps, les locuteurs ont graduellement commencé à utiliser la nouvelle formulation do not + VERBE plutôt que l’ancienne VERBE + not. Au cours de cette période, les deux options étaient possibles – les deux options étaient des variantes d’une variable linguistique. Parfois, nous observons une variation stable, c’est-à-dire que deux variantes ou plus sont présentes, mais l’une ne remplace pas l’autre. Ainsi, bien que tous les exemples de variation linguistique ne soient pas liés à un changement linguistique en cours, tous les exemples de changement linguistique en cours impliquent une période de variation sociolinguistique. L’étude des changements en cours fournit des informations sur le plan sociolinguistique, car ils témoignent de la présence de variables linguistiques. Cependant, le changement linguistique est tout aussi intéressant en soi, car il est étroitement lié à des facteurs sociaux et à l’évolution de la société.
Analyse d’un changement linguistique. La façon la plus évidente d’analyser un changement linguistique est sans doute d’examiner l’utilisation de la langue à une période donnée, puis de la comparer à son utilisation à une autre période. Si des différences sont observées dans la fréquence d’utilisation des variantes d’une variable linguistique entre les données antérieures et les données plus récentes, cela indique clairement qu’un changement s’est produit ou est en train de se produire. Cette approche, qui consiste à examiner des données portant sur une même communauté à deux périodes différentes est appelée analyse en temps réel. Elle s’avère particulièrement utile lorsque des données plus anciennes sont disponibles. Mais qu’en est-il lorsqu’aucun ensemble de données antérieures n’est à disposition? Bonne nouvelle : il existe tout de même une méthode rigoureuse permettant d’analyser des changements linguistiques à partir de données provenant d’une seule période. Il est possible d’établir une comparaison entre les personnes plus âgées et les plus jeunes. Il s’agit de l’analyse en temps apparent, qui repose sur l’observation selon laquelle la grammaire des personnes se stabilise à la fin de l’adolescence. Cela signifie qu’en général nous utilisons pratiquement la langue de la même manière que nous le faisions vers l’âge de 18 ans. Nous pouvons certes apprendre de nouveaux mots après cet âge et adapter certains aspects de notre grammaire en fonction de la communauté dans laquelle nous vivons, mais dans l’ensemble, les schémas des variables linguistiques que nous avions à 18 ans nous suivront tout au long de notre vie. En examinant les schémas des variables linguistiques dans l’utilisation de la langue par des personnes d’âges différents, nous pouvons tirer des conclusions sur un changement linguistique.
Outre la différence entre la variation stable et le changement linguistique, les sociolinguistes distinguent également deux types de changement linguistique. Les changements d’en dessus sont des changements linguistiques qui se produisent au-delà du niveau de conscience sociale (c’est-à-dire que les utilisateurs de la langue en sont conscients). Un changement d’en dessus fait généralement référence à l’adoption d’une variante de prestige ou normalisée provenant de l’extérieur de la communauté. Un exemple classique de changement d’en dessus est l’importation de la prononciation distincte et marquée du son /r/ (r-fullness) dans l’anglais new-yorkais (Becker 2014). Du 18e siècle au début du 20e siècle, l’anglais new-yorkais était généralement dépourvu du son /r/. Des mots comme cart et star auraient généralement été prononcés comme [kʰɒət] et [stɒə]. Cependant, au milieu du 20e siècle, les normes de l’anglais américain normalisé (General American English), y compris la prononciation avec le son /r/ (r-fullness), ont commencé à influencer le discours des New-Yorkais. La nouvelle variante de prestige avec le son /r/ (comme [kʰɒɹt] et [stɒɹ]) a commencé à rivaliser avec l’ancienne variante sans /r/ (qui était de plus en plus stigmatisée), se répandant lentement et gagnant du terrain au sein de la communauté. En revanche, les changements d’en dessous sont ceux qui résultent des pressions articulatoires ou grammaticales au sein d’un système linguistique dont les gens ne sont généralement pas conscients. Par exemple, en anglais canadien, la voyelle du mot goose, qui serait transcrite comme la voyelle haute, postérieure et arrondie [u] dans un dictionnaire, s’est progressivement déplacée vers l’avant de l’espace vocalique pour ressembler à [ʉ] ou même [y]. Il est fort probable qu’un locuteur donné de l’anglais canadien ne soit pas conscient que sa voyelle dans « goose » est plus antérieure que la voyelle goose des Canadiens plus âgés!
Tout comme les langues présentent des variations, elles évoluent également au fil du temps. Étant donné que le changement implique de la variation, les sociolinguistes variationnistes examinent souvent les changements en cours en plus de la variation stable.
Références
Becker, K. (2014). Linguistic repertoire and ethnic identity in New York City. ;Language & Communication, ;35, 43-54. https://doi.org/10.1016/j.langcom.2013.12.007