[En cours] Chapitre 13 : Psycholinguistique et neurolinguistique
13.4 Preuves des effets « descendants » de la connaissance des mots sur la perception
Les sections précédentes ont montré comment la connaissance de la phonologie de la langue d’un locuteur peut influencer la façon dont il perçoit la parole. Dans cette section, nous verrons que la connaissance qu’a un locuteur des mots de sa langue a également une influence sur la façon dont la langue est perçue. En particulier, nous nous concentrerons ici sur la manière dont la connaissance des mots d’un locuteur a une influence sur les sons conversationnels qu’il entend.
Le premier exemple provient d’une expérience menée par Ganong en 1980, qui a exercé une influence sur les travaux ultérieurs dans ce domaine. Rappelez-vous la section 13.2 où il est expliqué que la différence entre une occlusive voisée comme [d] et une occlusive non voisée comme [t] est le délai d’établissement du voisement de l’occlusive, ou en d’autres termes, le temps écoulé entre le relâchement de la fermeture de l’occlusive et le début de la voyelle qui suit. De nombreuses années de recherche ont montré que, bien que le délai d’établissement du voisement soit une variable continue, il peut prendre n’importe quelle valeur en millisecondes. Les auditeurs perçoivent une frontière marquée entre les sons conversationnels tels que [d] et [t]. Ainsi, dans une expérience où les participants se voient présenter différentes valeurs du délai d’établissement du voisement et sont invités à indiquer s’ils ont entendu [d] ou [t], on observerait que la grande majorité des réponses seraient [d] en dessous d’un certain seuil, la grande majorité des réponses seraient [t] au-dessus de ce seuil, avec seulement une petite zone d’incertitude au milieu. Cette figure montre un schéma typique obtenu par des expériences qui font varier le délai d’établissement du voisement par tranches. En dessous de la frontière entre [d] et [t], presque tous les participants identifieraient le son comme étant [da]. Au-dessus de la frontière, les réponses seraient toutes ou presque toutes [ta]. Il n’y a qu’un court délai autour de la frontière où les réponses ne sont pas toutes dans un sens ou dans l’autre.
Ce modèle est appelé perception catégorielle et s’applique également à une variété de continuums phonétiques autres que le délai d’établissement du voisement. On a d’abord pensé que la perception catégorielle reflétait les connaissances phonologiques, mais des études ultérieures ont apporté des preuves contre cette interprétation. Par exemple, la perception catégorielle est observée pour des contrastes qui ne font pas partie de la phonologie de la langue d’un auditeur, chez les bébés qui n’ont pas eu suffisamment de temps pour adapter leur grammaire mentale à la phonologie de leur langue, et même chez les animaux, dont nous supposons qu’ils ne possèdent pas une phonologie semblable à celle des humains (voir Kuhl et Miller, 1975, pour une étude sur les chinchillas). C’est pourquoi, dans cette section, nous utilisons la notation entre crochets pour [d] et [t].
S’appuyant sur les résultats solides de la perception catégorielle, Ganong a examiné si la présentation de sons sur un continuum allant de [d] à [t] en tant que partie de mots influencerait la perception des sons par les participants. En particulier, les mots ont été choisis de telle sorte qu’à une extrémité du continuum, le mot était un mot anglais réel (p. ex., dash), tandis qu’à l’autre extrémité, le mot était prononçable, mais n’était pas un mot anglais réel (p. ex., tash). L’hypothèse critique était que les auditeurs seraient plus enclins à catégoriser un son intermédiaire entre [d] et [t] comme le son qui créerait un mot réel. C’est ce qu’a observé Ganong. Lorsqu’un son proche du seuil était présenté comme faisant partie de Xash, où X représente la consonne occlusive critique, il était plus susceptible d’être perçu comme dash; (le mot anglais réel) plutôt que comme tash (qui est prononçable, mais n’est pas un mot anglais). Lorsque le même son est présenté avec Xask, il est alors plus susceptible d’être perçu comme task (un mot anglais réel) que comme dask. Ainsi, la connaissance qu’ont les gens des mots anglais influence le son qu’ils entendent, même si le signal acoustique est le même. Cette découverte, que l’on appelle désormais l’effet Ganong, est un exemple d’influence descendante sur le traitement perceptif. Nous appelons informations ascendantes les informations qui parviennent au cerveau depuis le monde extérieur par l’intermédiaire de surfaces sensorielles, comme les vibrations de l’oreille interne ou une image sur la rétine. Il n’est pas surprenant que l’information ascendante ait une influence sur le traitement, car il ne peut en être autrement. Nous appelons les influences descendantes les cas où nos connaissances, par exemple notre connaissance des mots, ont un effet sur le traitement perceptif. Dans ce chapitre, nous avons vu plusieurs façons dont notre connaissance de la langue influe sur la manière dont nous traitons l’entrée linguistique dès les premières étapes de la perception.
Références
Ganong, W. F. (1980). « Phonetic categorization in auditory word perception », Journal of Experimental Psychology : Human Perception and Performance, 6(1), 110-125. https://doi.org/10.1037/0096-1523.6.1.110
Kuhl, P. K. et J. D.Miller, (1975). « Speech Perception by the Chinchilla: Voiced-Voiceless Distinction in Alveolar Plosive Consonants », Science, 190(4209), 69-72. http://www.jstor.org/stable/1740887