Chapitre 8 : Pragmatique

8.14 Analyser le sens de manière dynamique

Voici notre exemple de conversation, à nouveau en (1). Le sens illocutoire d’ASSERT p et d’ ;INTERR p a été reproduit en (2) et (3), respectivement.

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(1) (Contexte : Aya et Bo sont colocataires et essaient de décider ce qu’ils vont cuisiner pour le souper.)

Aya : Devrions-nous manger des spaghettis pour souper?

Bo : Nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur.

Aya : Oui. Pouvons-nous faire des pâtes à la bolognaise avec ces ingrédients?

Bo : Je pense que oui.

Aya : D’accord, c’est super. Donc, nous mangerons des spaghettis.

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(2) INTERR p =

Placer «  ;p est-il vrai ou ¬p est-il vrai? » au sommet de la pile de QED.

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(3) ASSERT p =

(i) Placer p dans l’ensemble d’engagements discursifs du locuteur/signeur.

(ii) Placer «  ; p est-il vrai? » au sommet de la pile de QED.

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L’idée derrière le sens illocutoire est que chaque fois qu’un participant à la conversation produit un énoncé, cela entraîne une modification dans le contexte. Commençons par un contexte vide : ce à quoi ressemble le contexte avant que quiconque n’ait dit quoi que ce soit. Appelons-le le contexte 1.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion.

Figure 8.8. Contexte 1 : Un contexte vide composé de la connaissance commune, de la pile de questions en discussion et des ensembles d’engagements discursifs.

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Actuellement, tous les ensembles sont vides, car personne n’a encore rien dit. Notez qu’il peut y avoir des hypothèses évidentes comme « nous sommes dans la cuisine », « Aya et Bo parlent tous les deux anglais » dans la connaissance commune, à condition qu’Aya et Bo les considèrent comme allant de soi. Ces propositions qui existent déjà dans la connaissance commune avant tout énoncé sont en fait ce que nous appelons des présuppositions (voir la section 7.3). Par souci de simplification dans le cadre de cette section, nous n’inclurons pas ces présuppositions évidentes dans la connaissance commune.

Rappel : Notation de la théorie des ensembles

Nous utilisons des cercles pour représenter les ensembles dans les schémas de ce chapitre, car il est plus facile de visualiser le déroulement de cette façon. Au chapitre 7, il a été précisé que dans la notation de la théorie des ensembles, ces derniers peuvent être représentés à l’aide d’accolades. Par exemple, l’ensemble contenant les propositions p et q peut être représenté par {p, q}.

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Imaginons maintenant qu’Aya produit son premier énoncé : Devrions-nous manger des spaghettis pour souper? Comme il s’agit d’une question, les QED sont mises à jour. Bien entendu, cette question étant la seule à avoir été soulevée jusqu’à présent, elle constitue le problème le plus important dans la pile de QED. Le contexte 1 a été mis à jour pour ressembler au contexte 2.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. La pile de QED a été mise à jour en ajoutant « s est-il vrai? » ou « n’est-il pas vrai que s est vrai? ».

Figure 8.9. Contexte 2 : Aya demande « Devrions-nous manger des spaghettis pour souper? ». (INTERR s, où s = nous devrions manger des spaghettis pour souper)

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Prenons le temps d’examiner ce qui s’est passé entre le contexte 1 et le contexte 2. Le changement entre le contexte 1 et le contexte 2 est le sens illocutoire de cette question (Devrions-nous manger des spaghettis pour souper?). C’est une façon d’analyser ce qui se « produit » lorsque vous posez une question. Aya a changé le statut du discours en faisant cet énoncé. Dans ce type de théorie, nous analysons le sens illocutoire comme une mise à jour des contextes.

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Sémantique dynamique

Cette théorie du sens, dans laquelle le sens des phrases est traité comme des mises à jour du contexte, est parfois appelée ;sémantique dynamique. Elle est qualifiée de « dynamique » (par opposition à statique) parce que cette théorie examine le sens au-delà des différents énoncés; elle étudie comment le sens est interrelié entre les différents énoncés dans la conversation. La sémantique dynamique est utile pour analyser tout type de phénomène où il faut examiner la relation de sens entre deux énoncés, par exemple, la référence à un pronom (Heim, 1982). Il existe plusieurs cadres formels au sein de la sémantique dynamique, mais celui que nous utilisons dans cette section est particulièrement inspiré par le travail de Farkas et Bruce (2010). Si vous souhaitez en savoir plus sur les théories dynamiques du sens, le chapitre 1 de Taniguchi (2017) offre une présentation accessible de divers cadres théoriques.

Poursuivons avec la conversation entre Aya et Bo. Ensuite, Bo fait une assertion : Nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur. Nous mettons donc à jour le contexte 2. Le contexte 3 ci-dessous est le contexte nouvellement mis à jour après l’assertion de Bo.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. La question « f est-il vrai? » est ajoutée au sommet de la pile de QED, puis f est ajouté à l’ensemble d’engagements discursifs de Bo.

Figure 8.10. Contexte 3 : Bo fait l’assertion « Nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur ». (ASSERT f, où f = nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur)

Notez que depuis que Bo a fait une assertion, son ensemble d’engagements discursifs et la pile de QED sont tous deux mis à jour. La question précédente qui se trouvait dans la pile de QED est repoussée vers le bas. La question principale est maintenant de savoir s’ils ont de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur. L’idée de la pile de QED est que vous ne pouvez aborder qu’une seule question à la fois lors de chaque mouvement de la conversation : la question principale qui se trouve au sommet de la pile.

Maintenant, Aya répond à Bo : Oui. Il s’agit d’une réaction à la question principale de la pile de QED. Cette opération met à jour le contexte 3 et produit le contexte 4.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion, puis f est ajouté à l’ensemble d’engagements discursifs d’Aya.

Figure 8.11. Contexte 4a : Aya répond « Oui (nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur) ».

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En répondant par l’affirmative, Aya rend publique sa croyance selon laquelle l’assertion nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur est vraie selon elle aussi; cette proposition est donc ajoutée à son ensemble d’engagements discursifs.

Rappelons que la connaissance commune (CC) correspond à l’intersection de l’ensemble des engagements discursifs d’Aya et de l’ensemble des engagements discursifs de Bo. Cela signifie que si l’assertion nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur se trouve dans leurs deux ensembles d’engagements discursifs, elle se retrouve alors dans l’intersection CC. Le contexte 4a peut donc être simplifié en contexte 4b. Cela signifie qu’Aya et Bo sont d’accord sur un point qui est vrai dans le monde dans lequel ils se trouvent : ils ont de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion, puis l’assertion f est déplacée vers la connaissance commune.

Figure 8.12. Contexte 4b : Aya répond « Oui (nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur) ». (suite)

La mise à jour de la connaissance commune provoque un autre effet à ce stade. Puisque l’assertion nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur a été ajoutée à la connaissance commune, la principale question en discussion au sommet de la pile est résolue. Elle est donc éliminée de la pile :

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile des questions en discussion. La question « f est-il vrai? » est retirée de la pile de QED.

Figure 8.13. Contexte 4c : La QED « Est-il vrai que nous avons de la sauce tomate et du bœuf haché dans le réfrigérateur? » est résolue.

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Dorénavant, les mises à jour contextuelles affirmatives de ce type seront simplement abrégées en une seule étape (c’est-à-dire que les étapes [a] à [c] seront combinées en une seule étape).

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Cela nous ramène à la question initiale qui a été soulevée dans cette conversation : Devrions-nous manger des spaghettis pour souper? Pour répondre à cette question, Aya en soulève une autre : Pouvons-nous faire des pâtes à la bolognaise avec [de la sauce tomate et du bœuf haché]? Cette mise à jour est présentée ci-dessous. Elle devient le contexte 5.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. La question « b est-il vrai ou n’est-il pas vrai que b est vrai? » est ajoutée au sommet de la pile de QED.

Figure 8.14. Contexte 5 : Aya demande « Pouvons-nous faire des pâtes à la bolognaise avec ces ingrédients? ». ; (INTERR b, où b = nous pouvons faire des pâtes à la bolognaise avec ces ingrédients)

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Bo réagit par l’affirmative, produisant ainsi le contexte 6.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion, puis b est ajouté à l’ensemble d’engagements discursifs de Bo.

Figure 8.15. Contexte 6 : Bo répond « Je pense que oui ».

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Ensuite, Aya répond par l’affirmative (« D’accord, c’est super »), s’engageant ainsi dans la proposition positive. Cela signifie que la connaissance commune est mise à jour avec cette proposition et que la principale question en discussion au sommet de la pile est éliminée.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion, puis b est déplacé vers la connaissance commune.

Figure 8.16. Contexte 7 : Aya répond « D’accord, c’est super ».

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Nous en revenons à la question initiale : Aya et Bo devraient-ils manger des spaghettis pour souper? Pour confirmer, Aya fait l’assertion qu’ils mangeront des spaghettis.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. La question « h est-il vrai? » est ajoutée au sommet de la pile de QED, puis h est ajouté à l’ensemble d’ED d’Aya.

Fig. 8.17. Contexte 8 : Aya fait l’assertion « Donc, nous mangerons des spaghettis ». (ASSERT h, où h = nous mangerons des spaghettis)

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Bo réagit par l’affirmative, confirmant ainsi leur engagement à l’égard de la même proposition. Cela met à jour la connaissance commune et résout la principale question en discussion au sommet de la pile.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. La principale question en discussion au sommet de la pile est résolue et h est ajouté à la connaissance commune.

Fig. 8.18. Contexte 9 : Bo répond « Ça me va ».

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Et maintenant, il y a suffisamment de propositions dans la connaissance commune pour qu’ils puissent inférer la réponse à la question initiale : Devrions-nous manger des spaghettis pour souper? La réponse est oui. La pile de QED est enfin vide et la conversation atteint un point final naturel. Il s’agit du contexte 10 ci-dessous.

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. L’énoncé s est ajouté à la connaissance commune. La pile de QED est vide.

Fig. 8.19. Contexte 10 : La pile de QED est vide.

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Il s’agit d’une conversation relativement idéale dans laquelle les deux participants sont d’accord sur toutes les propositions. Cependant, ce type de système nous permet également de modéliser ce qui se passerait s’ils n’étaient pas d’accord. Par exemple, disons qu’Aya et Bo ont eu cette conversation pendant qu’ils mangeaient les spaghettis :

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(4) (Contexte : Aya et Bo mangent des spaghettis pour le souper.)

Aya : Cette sauce bolognaise ne contient pas de sel.

Bo : Oui, il y a du sel! J’en ai mis.

Aya : Je ne te crois pas.

Bo : Pff… bon d’accord. Comme tu veux. Je sais que j’en ai mis.

Aya : Peu importe.

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Après cette conversation, le contexte pourrait ressembler à ceci :

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Illustration du contexte avec Aya et Bo comme interlocuteurs. L’illustration montre les ensembles d’engagements discursifs d’Aya et de Bo, la connaissance commune et la pile de questions en discussion. « Il n’est pas vrai que a » est dans l’ensemble d’engagements discursifs d’Aya et l’énoncé a est dans l’ensemble d’engagements discursifs de Bo. a = cette sauce bolognaise contient du sel.

Figure 8.20. Le résultat de la conversation en (4).

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Il s’agit d’un cas où les participants à la conversation « conviennent d’être en désaccord » : chacun de leurs ensembles d’engagements discursifs est mis à jour, mais comme ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur la même proposition, la connaissance commune n’est pas mise à jour.

En résumé, la conversation peut être considérée comme une mise à jour séquentielle du contexte en raison du sens illocutoire que portent les différentes contributions discursives.

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Vérifiez votre compréhension

Exercices à venir!


Références

Farkas, D. F., & Bruce, K. B. (2010). On reacting to assertions and polar questions. ;Journal of semantics, ;27(1), 81-118.

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Taniguchi, A. (2017). ;The formal pragmatics of non-at-issue intensification in English and Japanese. Michigan State University dissertation.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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