Chapitre 8 : Pragmatique
8.3 Sémantique et pragmatique dans le domaine juridique
Avant d’explorer davantage le sens non problématique, réfléchissons à l’importance d’étudier la signification linguistique, ainsi qu’à l’influence que les connaissances sur le sens présentées dans ce manuel peut avoir sur notre vie.
L’importance de la signification linguistique dans notre vie se reflète directement dans notre approche du droit, qu’il s’agisse d’interpréter un contrat juridique ou des déclarations en cour. Nous avons vu au chapitre 7 que le sens des mots n’est pas statique : selon le contexte, les mots peuvent avoir
diverses interprétations. En tant qu’êtres humains, nous sommes souvent capables d’utiliser des indices contextuels pour comprendre le sens d’une phrase. Par exemple, si nous regardons le dessin numérique de la figure 8.2 et disons « Ce chat est si mignon! », la plupart des adultes francophones ne seront probablement pas déconcertés par le fait que, chat ne fait pas référence à un chat réel dans ce contexte. ;Ici, le mot chat signifie en fait « le dessin d’un chat ». ;Et même si un énoncé est réellement ambigu, la confusion momentanée ne causera généralement pas de problème dans les conversations de tous les jours. Toutefois, dans un contexte juridique, l’interprétation d’un texte peut changer la vie d’une personne. Il est donc essentiel d’avoir une compréhension éclairée des types de signification linguistique et des sources possibles d’ambiguïté.
Un cas juridique intéressant datant de 1960 (Frigaliment Importing Co. c. B. N. S. Int’l Sales Corp.) concernait un différend sur la signification du mot « chicken » (poulet) dans un contrat. Le contrat stipulait que le défendeur enverrait du poulet au demandeur. Le demandeur pensait que le terme chicken dans le contrat signifiait du poulet à mijoter (« (young) stewing chicken »), mais le défendeur pensait qu’il s’agissait de « poulet » de manière plus générale. Ainsi, lorsque le défendeur a envoyé du poulet à frire (mature) au demandeur, ce dernier a prétendu qu’il s’agissait d’une violation de l’accord contractuel. Dans cette affaire, le problème était le suivant : dans le jargon du commerce de la volaille, chicken est en effet utilisé pour désigner de jeunes poulets. Le tribunal devait décider s’il était également possible d’avoir l’interprétation générale du mot « chicken » dans ce contexte particulier : le terme « chicken » était-il ambigu? Le tribunal a tranché en faveur de la partie défenderesse : il était raisonnable que le terme chicken soit interprété au sens général parce qu’il a été utilisé de cette manière au moins une fois au cours de la négociation (entre autres facteurs). ;
Dans une autre affaire qui s’est déroulée en 2017 (State of La. c. Demesme), l’ambiguïté supposée concernait le mot dog. Le demandeur, Warren Demesme, était interrogé par la police pour un délit présumé. Au cours de l’interrogatoire, Demesme a demandé l’assistance d’un avocat en disant : « Why don’t you just give me a lawyer dawg ». Cette phrase n’a pas été retenue comme étant une demande d’avocat et Demesme n’a donc pas pu bénéficier des services d’un avocat à ce moment-là. Demesme a porté plainte. Selon la poursuite, « Why don’t you just give me a lawyer dog (dawg) » n’avait pas de sens ou était à tout le moins ambigu. L’affirmation était que le terme dog pouvait être interprété dans le sens de « canin ». Ainsi, selon la Cour suprême de Louisiane, il était plausible que la personne chargée de l’interrogatoire ait pensé que Demesme demandait un « avocat canin ». Cependant, ce que Demesme avait voulu dire, bien sûr, était dawg, une forme d’adresse à la deuxième personne s’apparentant à dude (mec ou copain en français). En fin de compte, le tribunal a tranché en faveur de l’État de Louisiane et a décidé que les propos de M. Demesme ne constituaient pas une demande d’aide juridique. À la lumière de ce que nous avons vu au chapitre 7, nous pouvons affirmer qu’en effet, le terme dog est en principe ambigu. Or, certains pourraient avoir l’impression que la décision dans cette cause n’est pas raisonnable. Ce chapitre nous aidera à expliquer les raisons de cette impression. Il convient également de souligner que M. Demesme est noir et qu’il s’est exprimé dans un dialecte de l’anglais appelé anglais afro-américain au cours de l’interrogatoire. Ce cas est également lié au sujet du chapitre 2 (Langage, pouvoir et privilège) et à la manière dont les idées préconçues d’une personne sur des groupes sociaux peuvent influencer la façon dont les propos sont perçus et interprétés, souvent de manière injuste.
Le présent chapitre aborde également la question des implicatures et de leur apparition dans le discours. Une autre affaire juridique, Bronston c. United States (1973), nous donne un aperçu de la raison pour laquelle il est important de connaître le fonctionnement des implicatures. Cette affaire datant de 1973 concerne Samuel Bronston, un producteur de films qui s’est placé sous la protection de la loi fédérale sur les faillites. Au cours de cette procédure, il a été interrogé par le tribunal sur ses antécédents financiers. Voici comment s’est déroulée la conversation entre l’examinateur et Bronston.
(1) | Examinateur : | Avez-vous des comptes bancaires dans des banques suisses, M. Bronston? | |
Bronston : | Non, Monsieur. | ||
Examinateur : | En avez-vous déjà eu? | ||
Bronston : | L’entreprise y a eu un compte pendant environ six mois, à Zürich. | ||
Examinateur : | Avez-vous des nominations qui ont des comptes bancaires dans des banques suisses? | ||
Bronston : | Non, Monsieur. | ||
Examinateur : | En avez-vous déjà eu? | ||
Bronston : | Non, Monsieur. |
Le point pertinent de cette conversation est la déclaration en gras faite par Bronston. On lui a demandé s’il avait déjà eu un compte bancaire suisse (personnel). Sa réponse a été la suivante : « L’entreprise y avait un compte ». Si vous n’êtes pas familier avec cette affaire, vous avez probablement déduit la même chose que le tribunal à cette déclaration : que l’entreprise de Bronston avait eu un compte bancaire en Suisse, mais que Bronston lui-même n’en avait jamais eu personnellement. La logique conversationnelle est que s’il était vrai que Bronston lui-même avait eu un compte en Suisse, il l’aurait dit. Mais il ne l’a pas fait, de sorte que ce qu’il a dit, soit que l’entreprise avait un compte en Suisse, est probablement l’affirmation la plus véridique et la plus informative qu’il pouvait dire.
Or, un rebondissement a eu lieu dans cette histoire : Bronston disposait en effet d’un compte bancaire personnel en Suisse. Lorsque ce fait a été révélé plus tard, un débat a eu lieu sur la question de savoir si Bronston avait commis un parjure, c’est-à-dire qu’il avait menti sous serment devant un tribunal. Le problème, c’est que les mots littéralement prononcés par Bronston dans la conversation (1) ne contiennent pas de mensonges : il est également vrai que son entreprise possède un compte bancaire en Suisse. Il est également vrai que la phrase L’entreprise y a eu un compte pendant environ six mois, à Zürich n’implique pas que Bronston lui-même n’avait pas de compte en Suisse. Il s’agit d’une simple implicature. Ce qu’il a fait, c’est s’abstenir de donner d’autres informations pertinentes, ce qui a induit le tribunal en erreur en lui faisant croire que la réponse à la question « Avez-vous (personnellement) déjà eu un compte bancaire en Suisse » était « Non ».
Qu’en pensez-vous? Si une personne fait croire à son interlocuteur une fausseté à cause d’une implicature qu’il a créée, est-ce que cela constitue un mensonge? Dans les situations ordinaires et les conversations de tous les jours, une telle phrase peut certes ressembler à une tromperie. Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a établi que cela ne constituait PAS un parjure. La décision a été fondée sur le fait que Bronston croyait sincèrement que sa réponse était vraie. Il n’est pas certain qu’il ait eu l’intention d’induire l’examinateur en erreur. La Cour suprême a estimé qu’il revenait à l’examinateur de reconnaître que Bronston évitait de répondre à la question posée et d’obtenir la réponse pertinente en posant des questions complémentaires.
Il existe cependant d’autres cas dans lesquels des personnes ont été tenues pour responsables d’implicatures qu’elles avaient créées. Par exemple, dans l’affaire Dahan c. Haim (2017), qui concernait un petit litige en Israël, un propriétaire avait mis en ligne une annonce pour un appartement. Un locataire potentiel s’est montré intéressé par l’appartement. (6) est le message que ce locataire intéressé a envoyé au propriétaire.
(2) | Bonjour : émoji sourire : intéressé par la maison : émoji danseuse : émoji femme aux oreilles de lapin : émoji signe de paix : émoji comète : émoji tamia : émoji champagne : il faut juste discuter des détails… Quand serait un bon moment pour vous? |
Sur la base de ce message, le propriétaire a déduit que ces personnes (il s’agissait d’un couple) allaient louer l’appartement et a donc supprimé l’annonce en ligne. Après avoir discuté de la date de signature du contrat, les locataires potentiels ont disparu et n’ont plus donné signe de vie. Pour cette raison, le propriétaire les a poursuivis en justice en invoquant la confiance. Selon ce principe du droit des contrats, il est possible d’intenter une action en dommages-intérêts si une personne ne respecte pas un accord conclu par les deux parties.
Le juge a décidé que les émojis (parmi d’autres facteurs) transmettaient l’optimisme. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un contrat qui lie les parties, le juge a décidé qu’il était raisonnable pour le demandeur (le propriétaire) de conclure que le couple avait l’intention de louer l’appartement. Le message en (2) n’indique pas littéralement que le couple va louer l’appartement. Il ne l’implique pas, mais le laisse fortement croire. Dans ce cas, le défendeur a été tenu pour responsable de cette implicature. ;
Comme le montrent ces causes juridiques, le type d’implicatures créées par un locuteur a une grande importance dans la vie réelle. Voilà une bonne raison d’étudier non seulement la sémantique, mais aussi la pragmatique, c’est-à-dire la façon dont le sens est utilisé dans le contexte, ainsi que le mécanisme par lequel le sens non problématique, comme une implicature, émerge dans le discours. Dans ce chapitre, nous examinerons les différents types de sens non problématiques qui existent dans la langue.
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Vérifiez votre compréhension
Voici une question à débattre à laquelle il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse. Avez-vous déjà vécu une situation dans laquelle une personne a utilisé une implicature lors d’une conversation avec vous? Comment en êtes-vous arrivé à cette déduction? Quels sont les indices contextuels qui vous ont permis de faire cette déduction? Vous êtes-vous sentis trompés lorsque cela s’est produit? Ou alors, avez-vous déjà accidentellement créé une implicature que vous n’aviez pas prévue; dans ce cas, pourquoi pensez-vous que l’autre personne en est arrivée à cette déduction? L’autre personne vous a-t-elle accusé de mentir et, dans l’affirmative, avez-vous eu le sentiment que cette accusation était juste ou injuste?
Références
Ben-Yishay, C. (2019). Judge in Israel has Ruled that Emoji can Prove Intent in a Landlord/Tenant Case.
López, L. (2021). Did Samuel Bronston Commit Perjury? A Study in Discourse Semantics. ;International Journal of Language & Law, ;10.
Malloy, M. P. (2018). Everywhere a Cluck-Cluck: Frigaliment Importing Co. c. BNS Int’l Sales Corp.
Menscher, K. (2021). Thank you, I Emoji Your Offer: Emojis Translating Acceptance in Contracts.
Tabler, N. (2018). The Unspeakable Comma. ;Fed. Law., ;65, 18-18.