Chapitre 7 : Sémantique

7.10 Pourquoi pas le dictionnaire?

 

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Le sens lexical est complexe. Dans ce chapitre, nous survolons le sujet seulement. Si le sens lexical est si compliqué, vous vous demandez peut-être : « Pourquoi ne pas chercher dans un dictionnaire alors? » Plusieurs éléments posent problème lorsqu’on s’appuie sur les dictionnaires pour déterminer ce que l’on sait quand on connaît le sens d’un listème.

Un mythe répandu veut que les dictionnaires constituent l’autorité ultime en matière de langue. Lors d’un débat, vous avez peut-être entendu des personnes dire des choses comme « Le dictionnaire définit X comme… » ou « Ce n’est pas un mot parce qu’il n’est pas dans le dictionnaire ». Réfléchissons aux raisons pour lesquelles ce type d’argumentation est erroné.

Une grande partie de cette section s’inspire de la discussion sur les dictionnaires dans le manuel scolaire de Rochelle Lieber, ;Introducing Morphology (2016). Le deuxième chapitre de l’ouvrage Introducing Morphology ;est une ressource pédagogique accessible que vous pouvez consulter si vous souhaitez en apprendre davantage sur les mots, les dictionnaires et le lexique mental.


Dord et mountweazels

Les personnes qui rédigent les dictionnaires sont des lexicographes. Les lexicographes, bien sûr, sont des êtres humains! Un être humain ne peut pas savoir tout sur chaque mot d’une langue et qui plus est, les êtres humains sont enclins à faire des erreurs. Au début des années 1930, un consultant des lexicographes du dictionnaire Merriam-Webster a noté « D or d » à côté de l’entrée density (Gove 1954). Ce faisant, il voulait indiquer qu’il était possible d’utiliser soit une majuscule D soit une minuscule d comme abréviation de density en physique. Cependant, le lexicographe qui a vu cela a inclus par erreur Dord dans le dictionnaire comme un mot ayant le sens de « density ». Et cette erreur n’a été corrigée qu’en 1947! Bien que les dictionnaires modernes (en particulier les dictionnaires en ligne) corrigent très rapidement les erreurs et détectent la plupart d’entre elles avant qu’elles ne soient imprimées, cet exemple nous rappelle que les humains commettent des erreurs. ;

Il arrive que d’autres « pseudomot » soient intégrés au dictionnaire pour diverses raisons. Parfois, les lexicographes intègrent des mots inventés dans leur dictionnaire pour éviter que d’autres éditeurs ne les plagient. Ce type d’entrée fictive dans un dictionnaire ou une autre œuvre de référence s’appelle un mountweazel (Lieber 2016). Le terme provient de l’inclusion, dans la New Columbia Encyclopedia de 1975, d’une fausse entrée sur Lillian Virginia Mountweazel, une photographe imaginaire. ;

« Dord » et autres mountweazels nous montrent littéralement que ce n’est pas parce qu’un mot est dans le dictionnaire que celui-ci est réellement utilisé dans une langue.


Tous les mots ne sont pas dans le dictionnaire

Autre problème : en plaçant les dictionnaires sur un piédestal en tant qu’autorité ultime de la langue, on oublie que les mots ne s’y trouvent pas tous. Rappelez-vous les morphèmes dérivationnels dont traitait le chapitre 5 (Morphologie), en particulier les suffixes anglais très productifs comme -ist. Par exemple, cet affixe est souvent attaché aux noms d’instruments de musique pour signifier « personne qui joue de cet instrument » : guitarist, violinist, obosit, flutist, percussionist, harpist, etc. Cependant, tubist (ou tubaist) une personne qui joue du tuba – n’a pas d’entrée dans l’Oxford English Dictionary. Cela ne signifie pas que tubist n’est pas un mot : parmi les nombreuses utilisations attestées de ce mot, citons le site Web de l’Orchestre de l’académie nationale du Canada qui décrivait Brandon Figueroa comme son « principal tubist » en 2021. D’autres morphèmes comme -ness permettent également de créer de nombreux noms à partir d’adjectifs, mais tous les mots en -ness n’apparaissent pas dans les dictionnaires. Par exemple, unenthusiastic figure dans l’Oxford English Dictionary, mais pas unenthusiasticness. Purpleness l’est, mais pas beigeness (Lieber 2016). Il n’est pas efficace d’inclure toutes les formes dérivées de tous les mots dans un dictionnaire, c’est pourquoi les lexicographes doivent trancher. La décision de ne pas inclure certains mots dans le dictionnaire est souvent une question d’efficacité, et non un jugement quant à la validité ou non de ces mots. Il existe par ailleurs de nombreux types de dictionnaires : monolingues, bilingues, de la langue des signes, en ligne, de poche – pour n’en citer que quelques-uns. Des dictionnaires différents auront inévitablement des entrées différentes, puisque chacun a son propre objectif. ; Il est important de rappeler que ce qui fait d’un mot un « mot réel » n’est pas sa présence dans un dictionnaire. Ce qui le rend « vrai », c’est que les utilisateurs de la communauté linguistique concernée l’utilisent véritablement en lui donnant un sens. Il en va de même pour cheugy qui ne figure pas dans l’Oxford English Dictionary, est-ce un « mot réel »? Bien sûr que oui. Parce que les gens l’utilisent!


Ce sont les utilisateurs de la langue qui créent le sens, pas les dictionnaires.

Même si un mot figure dans un dictionnaire, la définition fournie par le ou les lexicographes n’est pas parfaite et ne reflète pas nécessairement tous les sens possibles du mot. Examinez les utilisations suivantes du mot ;museum ;en anglais.

(1) I visited a museum in Toronto today.
(2) The museum said they were closing indefinitely.

L’utilisation de museum dans la phrase (1) est simple : de manière générale, le mot signifie « lieu d’exposition d’œuvres d’art », etc. Le mot museum dans la phrase (2) n’a pas ce sens littéral, puisque ce n’est pas le lieu ou le bâtiment qui a dit quelque chose. Le mot de l’exemple (2) signifie plus ou moins « qu’une personne qui travaille au musée a dit que celui-ci fermait ses portes pour une durée indéterminée ». Si vous cherchez « museum » dans l’Oxford English Dictionary (ou tout autre dictionnaire), ce sens – « personne qui travaille dans un musée » – ne figure pas parmi les entrées. Cela signifie-t-il que le mot museum ne peut pas être utilisé en anglais selon cette interprétation? ;Pas du tout : il s’agit d’une utilisation valide sur le plan descriptif du mot parce que des locuteurs l’utilisent bel et bien de cette façon.

Nous devons rappeler à nouveau que ce sont des êtres humains qui écrivent les dictionnaires. Il est tout à fait irréaliste d’attendre d’un lexicographe, ou même d’un groupe de lexicographes, qu’il inclue tous les sens de tous les mots dans un dictionnaire. Ce n’est pas réaliste, car un mot polysémique sera utilisé différemment selon le contexte. On ne peut attendre des lexicographes qu’ils observent, suivent et enregistrent tous les usages possibles d’un mot – particulièrement parce que de nouveaux usages de mots existants émergent continuellement. Ce qu’il faut retenir, c’est la raison d’être des dictionnaires. Les dictionnaires sont censés être une référence : un outil qui fournit une image générale d’un mot avec suffisamment d’informations pour vous donner une idée de la façon dont il peut être utilisé. On peut notamment considérer qu’un dictionnaire est un registre partiel des usages de la langue par ses locuteurs. Les locuteurs d’une communauté linguistique créent de nouveaux mots et leur attribuent un sens, et les lexicographes répertorient une partie de ces usages dans les dictionnaires. Comme ils ne peuvent pas inclure tous les sens de tous les mots, ils donnent suffisamment d’informations pour qu’on puisse se faire une idée de la façon dont le mot est utilisé.

Langue et pouvoir : les dictionnaires

Les dictionnaires sont en fait des artefacts culturels qui ont été créés à l’origine à des fins spécifiques. Au 18e siècle, les érudits souhaitaient créer une « académie anglaise » dont l’objectif serait de « définir, purifier, raffiner et corriger la langue anglaise » (Long, 1909). Le lexicographe Samuel Johnson a créé le Dictionary of the English Language en guise de tentative normative (et classiste).

Il est important de rappeler que les lexicographes eux-mêmes n’ont jamais eu l’intention et n’auront jamais l’intention de faire des dictionnaires un répertoire complet de l’usage de la langue. C’est ce qu’a déclaré James Murray, l’une des personnes ayant travaillé sur la première édition de l’Oxford English Dictionary (1933) :

« Le vocabulaire d’une langue vivante largement utilisée et riche en culture n’est pas une quantité fixe et circonscrite par des limites précises » [traduction] (citation extraite de Lieber 2016).

Par « langue vivante », il entend que la langue change et évolue sur une base continue. La langue étant en perpétuelle évolution, il n’existe pas de nombre limité de « vrais mots » dans une langue. Il reconnaît ici qu’un dictionnaire ne sera jamais un répertoire complet du vocabulaire d’une langue. Cela est tout à fait acceptable, car ce ne sont pas les dictionnaires qui créent le sens, mais plutôt les gens.

Comment devenir linguiste : Paires minimales et mise à l’essai des hypothèses

Certes, les dictionnaires constituent un bon point ;de départ pour comprendre le sens d’un mot, mais ce n’est certainement pas la seule solution! Alors, comment ;détermine-t-on le sens d’un mot? Si l’on considère que ce sont les gens qui créent du sens, il faut donc observer comment ils utilisent la langue! C’est ce que nous avons déjà fait dans le présent chapitre lorsque nous avons abordé le sens lexical : nous nous sommes penchés sur ce que l’on peut et ne peut pas faire de manière descriptive avec un mot (rappelez-vous les précédents encadrés « Comment devenir linguiste » des sections 7.6 ;et 7.7). Si vous vous intéressez au sens d’un mot, une stratégie utile consiste à trouver une paire minimale de phrases. Rappelez-vous des sections 3.8 et 4.3, une paire minimale est une paire d’éléments qui sont identiques à l’exception d’un paramètre. Les points (3) et (4) sont des paires minimales de phrases en japonais qui diffèrent l’une de l’autre par exactement un mot.

(3) ; (Contexte : Beth broke a tree branch into two pieces.)

eda-o otta
branch-ACC broke
« She broke a branch. »

;

(4) (Contexte : Beth dropped a ceramic plate and broke it.)

#sara-o otta
sara-ACC broke
« She broke a plate. »

Dans un dictionnaire ou auprès d’un traducteur japonais-anglais, vous découvrirez peut-être que otta signifie « cassé » (broke), mais ce n’est pas tout! Les phrases (3) et (4) montrent que le verbe japonais traduit en anglais par « broke » est sensible au type d’objet qu’il prend. On peut en déduire que le mot otta renvoie à une manière spécifique de casser quelque chose. Bien sûr, cette paire minimale ne suffit pas à expliquer le sens exact du mot ;otta (surtout si vous n’avez aucune connaissance du japonais!). Vous devez trouver d’autres phrases pour mettre à l’essai votre hypothèse. Petit conseil si vous ne parlez pas japonais : réfléchissez à la façon dont Beth brise l’objet dans chaque contexte. Quelle est la forme des objets? À quoi ressemblent-ils une fois cassés? Formulez une hypothèse sur le type d’action à laquelle correspond otta. Quelles informations supplémentaires pourriez-vous demander à un locuteur japonais pour mettre à l’essai votre hypothèse? Peut-être de vous fournir une phrase identique à celle des points (3) et (4) à l’exception de l’objet! Pensez-vous que votre phrase sera acceptable ou inacceptable sur la base de votre hypothèse? (Voir « Vérifiez votre compréhension » à la fin de la présente section pour un exemple de réponse.)

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Vérifiez votre compréhension

 

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Références

Gove, P. B. (1954). The History of “Dord.” American Speech, 29(2), 136–138. https://doi.org/10.2307/453337

Lieber, R. (2016). Introducing Morphology (2nd ed.). Cambridge University Press.

Long, P. W. (1909). English dictionaries before Webster. ;Papers (Bibliographical Society of America), ;4(1), 25-43.

Oxford English Dictionary (1888-1933). Ed. James A.H. Murray et al. 12 vols. Oxford: The Clarendon Press.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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