Chapitre 7 : Sémantique

7.7 Dénombrabilité

 

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L’un des aspects fondamentaux du sens nominal consiste à déterminer si l’entité est dénombrable ou non. D’un point de vue descriptif, les noms dénombrables anglais peuvent être mis au pluriel, être accompagnés de chiffres et prendre le déterminant many. On appelle tous les noms (en gras) dans les exemples (1) à (3) des count nouns (noms dénombrables) en anglais parce qu’ils possèdent ces propriétés.

(1) I bought these shirts today.
(2) Beth needs three chairs in this room.
(3) There are so many cups on the shelf.

Il existe une autre catégorie de noms qui ne peuvent pas être mis au pluriel en anglais, par exemple, le mot dirt. On appelle les noms comme dirt des mass nouns (noms non dénombrables). Ils désignent souvent des substances ou des entités qui sont autrement considérées comme un groupe homogène. Par exemple, rice est également un nom non dénombrable en anglais. En principe, les grains de riz peuvent être comptés, mais d’un point de vue linguistique, le mot rice se comporte comme un nom non dénombrable. Les noms non dénombrables résistent à la pluralisation, ne peuvent pas prendre de numéraux et prennent le déterminant much plutôt que many. Ceci est illustré aux points (4) à (6).

(4) a. * That is a lot of dirts.
b. That is a lot of dirt.
(5) * Beth needs three muds for this garden.
(6) a. * There are so many rices in the rice cooker.
b. There is so much rice in the rice cooker.

D’un point de vue conceptuel, les noms dénombrables sont dénombrables dans le sens où, par exemple, si j’ai une tasse sur la table et que j’en pose une autre, il en résulte deux entités distinctes, séparées, et la limite de chacune d’elles est perceptible. On dit que les noms dénombrables sont délimités pour cette raison. Les noms non dénombrables comme dirt sont différents parce que si j’ai un tas de terre sur la table et que j’y ajoute de la terre, j’ai toujours un seul tas de terre, mais de plus grande taille. Les noms non dénombrables sont donc non limités.

Vous avez peut-être remarqué que dans les points (4) à (6), les noms non dénombrables pluralisés sont acceptables dans certains contextes. Par exemple, dire a lot of dirts, three muds ou many rices mène à ce genre d’interprétation : a lot of kinds of dirt, three kinds of mud, et many kinds of rice. De cette façon, les noms non dénombrables peuvent souvent être utilisés de manière « comptée ».

Outre le fait de compter les types de noms non dénombrables, une autre façon de rendre dénombrables les noms non dénombrables est de les placer dans des récipients. Par exemple, des noms comme water et pudding sont des substances homogènes et sont donc fondamentalement des noms non dénombrables, mais lorsqu’ils sont pluralisés, ils ont une interprétation assez naturelle selon laquelle vous comptez le nombre de récipients qui contiennent la substance. Ceci est illustré aux points (7) et (8).

(7) a. There is so much water in the sink. (non dénombrable)
b. Can we have two waters? (dénombrable, « two glasses of water »)
(8) a. There is a lot of pudding in this bowl. (non dénombrable)
b. There are four puddings in the fridge. (dénombrable, « four cups [contenants] of pudding »)

L’inverse est également possible : dans certains contextes, des noms fondamentalement dénombrables peuvent être utilisés de manière « non dénombrable ». Le mot pumpkin par exemple, est à la base un nom dénombrable, mais si un camion transportant un tas de citrouilles s’est écrasé sur l’autoroute et que les citrouilles ont été écrasées et se sont retrouvées partout sur la route, vous pouvez l’utiliser dans un sens « non dénombrable ». Ceci est illustré aux points (9) et (10).

(9) There are many pumpkins on the truck. (dénombrable)
(10) The pumpkin truck crashed on the highway and there was so much pumpkin everywhere. (non dénombrable)

Ce que nous apprenons de ces observations, c’est que l’entrée lexicale indique la nature dénombrable ou non dénombrable des noms. Cependant, il semble également exister une règle en anglais selon laquelle un nom non dénombrable peut être converti en nom dénombrable, et vice versa.

Le fait qu’un nom soit linguistiquement dénombrable ou non dénombrable varie d’une langue à l’autre. Examinons maintenant les points (11) et (12). Par exemple en halkomelem (Hul’qumi’num), une langue autochtone parlée par divers peuples des Premières Nations de la côte de la Colombie-Britannique, fog peut être facilement mis au pluriel, ce qui donne le sens de « lots of fog ». En français, au singulier cheveu est interprété comme « un seul cheveu », tandis que l’expression les cheveux qui est marquée morphosyntaxiquement au pluriel, est interprétée comme « une masse de cheveux », comme les cheveux sur votre tête.

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(11) Halkomelem
tsel kw’éts-lexw te/ye shweláthetel
1sg.s see-trans.3o det/det.pl fogs
« I’ve seen a lot of fog » (Wiltschko 2008)

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(12) a. Français
Il y a un cheveu dans ma soupe
there.is a hair in my soup
« There is a strand of hair in my soup »
(12) b. Je veux me brosser les cheveux
I want myself to.brush the.pl hairs
« I want to brush my hair »

Il convient également de noter que certaines langues, comme le japonais, ne disposent pas de marquage morphosyntaxique productif du pluriel. Par exemple, on peut interpréter la phrase (13) comme « apporter des tasses » ou « apporter une tasse » selon le contexte.

(13) Japonais
koppu mottekite
cup bring
« Bring cups / a cup »

Certains linguistes ont analysé des langues comme le japonais et déterminé qu’elles ne comportent que des noms non dénombrables (Chierchia 1998). Cela ne veut pas dire que l’on ne peut jamais compter en japonais. Le japonais dispose d’un riche système de classificateurs de noms. De la même manière qu’en anglais où les cheveux sont comptés comme « one strand of hair », « two strands of hair » etc., le japonais possède des morphèmes qui s’attachent aux chiffres pour transformer les noms non dénombrables en éléments délimités. Le morphème utilisé dépend de la classification sémantique du nom dénombré. Examinons maintenant les données de l’exemple (14).

(14) Japonais
a. kami 3-mai kudasai
paper 3-CL give
« Please give me 3 pieces of paper » (classificateur : feuilles minces)
b. enpitsu 2-hon kudasai
pencil 2-CL give
« Please give me 2 pencils » (classificateur : objets cylindriques longs)
c. kuruma 1-dai kudasai
car 1-CL give
« Please give me one car » (classificateur : objet avec des pièces mécaniques)
d. neko 12-hiki kudasai
cat 12-CL give
« Please give me 12 cats » (classificateur : animaux quadrupèdes de petite taille)
e. tori 4-wa kudasai
paper 4-CL give
« Please give me four birds » (classificateur : les animaux ailés)
f. tomato 5-tsu / 5-ko kudasai
tomato 5-CL / 5-CL give
« Please give me five tomatoes » (classificateur : général)

Le morphème en gras (noté « CL » pour classificateur) est le classificateur dans chaque phrase. En fait, dire littéralement que quelque chose comme « 2 pencils » (*2 enpitsu ou *enpitsu 2) est agrammatical en japonais. Vous devez utiliser un classificateur lorsque vous comptez des objets. En japonais, les noms sont classés en groupes grammaticaux très étendus sémantiquement. Par exemple, les « objets minces et plats » forment une catégorie dont les éléments typiques sont des objets comme le papier, les affiches et les pizzas. Les noms de cette classe utilisent le classificateur -mai comme dans la phrase (14a). Le classificateur -hon de la phrase (14 b) est typiquement utilisé pour les objets longs, minces, souvent cylindriques, comme les crayons, les stylos et les pailles. Le classificateur -dai de la phrase (14 c) est utilisé pour les objets typiquement mécaniques avec des parties perceptibles (par exemple, les voitures, les camions et les ordinateurs). Le classificateur -hiki de la phrase (14 d) est utilisé pour les petits mammifères quadrupèdes (chiens, chats, hamsters) et -wa de la phrase (14e) pour les animaux ailés (p. ex. poulet, moineau, aigle). Les classificateurs -tsu et -ko relèvent de la catégorie « autres » dont les éléments peuvent être utilisés pour un groupe plus hétérogène de noms inanimés qui n’entrent pas dans une classe particulière (p. ex. tomates, cailloux, coussins, etc.). Certains éléments d’une classe de noms peuvent être surprenants : par exemple, usagi (lapin) prend le classificateur typiquement ; utilisé pour les animaux ailés (-wa), probablement parce que ses oreilles sont perçues comme des ailes. Le mot ke:ki (gâteau), s’il est entier, prend le classificateur -dai qui correspond aux « objets mécaniques avec des parties perceptibles » et s’il s’agit d’une tranche, le classificateur -kire qui correspond à « tranches » ou –pi:su pour « morceaux ». ;

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Comment devenir linguiste : Le contexte est important!

Nous avons vu dans la discussion sur la distinction entre non dénombrable et dénombrable que le contexte est important lorsque vous émettez (ou demandez) des jugements d’acceptabilité de phrases. Nous avons vu dans la section précédente « Comment devenir linguiste » que ce qui est adéquat ou inadéquat donne beaucoup d’information sur la sémantique d’un mot. Voici un autre conseil. Lorsque vous émettez (ou demandez) des jugements d’acceptabilité, faites très attention à ce qui est réellement bien formé ou mal formé. Par exemple, que pensez-vous de la phrase (15)?

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(15) I swam in vanilla extract.

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Vous pourriez avoir l’intuition qu’il y a ;quelque chose d’inhabituel dans cette phrase. Devons-nous toutefois en conclure qu’il s’agit d’une phrase incorrecte sur le plan sémantique? Attendez! Pas tout à fait. La phrase (15) peut sembler étrange parce que, d’après votre connaissance du monde, vous savez que l’extrait de vanille est généralement utilisé en petites quantités – et non en quantité suffisante pour y nager. Cependant, dans un contexte approprié comme celui de l’exemple (16), c’est une chose parfaitement naturelle à dire.

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(16) (Contexte : I work at a vanilla extract factory, and while I was examining the quality of the product, I fell in a 4000-gallon tank of vanilla extract.)

I swam in vanilla extract.

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La morale de l’histoire est qu’il faut bien réfléchir au contexte lorsque l’on examine des données. La phrase est-elle incorrecte dans tous les contextes ou seulement dans certains? En fait, la différence qu’apporte le contexte peut être très informative pour ce qui est du sens d’une expression linguistique. Examinons maintenant les phrases (17) et (18) : mêmes phrases, mêmes emojis, mais des contextes différents.

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(17) (Contexte : Your friend’s dog did a cute and funny trick at a dog show.)

Your dog was so cute 😂

(18) (Contexte : At the funeral service for your friend’s cute dog that passed away.)

#Your dog was so cute 😂

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Your dog was so cute sans l’emoji conviendrait à la fois à la phrase (17) et à la phrase (18); c’est l’ajout de l’emoji qui importe. Pour de nombreux lecteurs, l’emoji est inadéquat dans la phrase (18). Cela nous apprend quelque chose sur le sens de cet emoji particulier : il ne signifie pas « pleurer de tristesse »! Le contexte de la phrase (17), dans laquelle l’emoji est adéquat, suggère que ce dernier signifie « rire aux larmes » : il signifie peut-être que quelque chose est drôle. Essayez cette approche et comparez des phrases identiques dans des contextes différents avec l’emoji au sourire à l’envers 🙃. Qu’est-ce que cela signifie? Quand l’utilisez-vous? Confirmez votre intuition par un exemple de phrase. Construisez une phrase avec cet emoji et proposez deux contextes différents : l’un dans lequel l’emoji est approprié, l’autre dans lequel l’emoji est inadéquat. Si cet emoji ne fait pas partie de votre lexique, réalisez le même exercice, mais demandez à quelqu’un d’autre qui utilise l’emoji de juger de son acceptabilité : « Cette phrase est-elle naturelle dans ce contexte? Que pensez-vous de ce contexte? » Pouvez-vous déduire de leur réponse le sentiment qu’évoque le petit visage souriant inversé? (Voir « Vérifiez votre compréhension » à la fin de la présente section pour un exemple de réponse.)

Ce type d’approche relative au sens peut s’avérer utile chaque fois que vous tombez sur un nouveau mot, que ce soit dans votre langue première ou dans une ou plusieurs autres langues! Au lieu de simplement demander « Quel est le sens de ce mot? », envisagez de poser des questions de linguiste, par exemple « Dans quels types de contextes utilisez-vous ce mot? » Dans quels contextes est-il inadéquat de l’utiliser? Vous obtiendrez ainsi une image plus nuancée du sens du mot!

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Vérifiez votre compréhension

 

Un élément interactif H5P a été exclu de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici, mais notez que le contenu est en anglais :
https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=813#h5p-60


Références

Chierchia, G. (1998). Reference to kinds across language. ;Natural language semantics, ; 6(4), 339-405.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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