Chapitre 5 : Morphologie
5.3 Morphologie au-delà des affixes
Certains schémas morphologiques n’impliquent (selon certaines perspectives) aucune affixation : le changement interne, la supplétion et la réduplication.
Changement interne
Le changement interne est un nom donné à un type de changement que l’on trouve dans de nombreux pluriels de noms et temps de verbe irréguliers au passé en anglais.
Par exemple, le pluriel de mouse est mice en anglais; le pluriel de goose est geese. Le passé de sit est sat, et le passé de write est wrote.
Il s’agit là de vestiges de ce qui était autrefois un schéma régulier en anglais. Par schéma régulier, nous entendons qu’ils étaient phonologiquement prévisibles en se basant sur le schéma général de la langue et qu’ils s’appliquaient automatiquement aux nouveaux mots. Aujourd’hui, ils doivent être mémorisés et sont donc irréguliers. Il existe encore des alternances productives de ce type dans d’autres langues germaniques, comme l’allemand.
Supplétion
La supplétion est un schéma encore plus irrégulier, où une forme morphologique particulière consiste à remplacer entièrement la base. Par exemple, le passé du verbe go est went; aucune affixation ou modification interne ne permet de passer de l’un à l’autre! En anglais, on trouve également ce type de remplacement total dans les comparatifs et les superlatifs de good ~ better ~ best et bad ~ worse ~ worst, dans tout le paradigme du verbe to be, et avec certains pronoms.
Si une langue présente de la supplétion (ce qui n’est pas le cas de toutes les langues!), on la retrouve généralement dans certains des mots les plus fréquents de la langue, comme c’est le cas en anglais. La raison en est que les enfants qui apprennent une langue ont tendance à supposer que les schémas sont réguliers et prévisibles jusqu’à ce que le poids de la preuve les convainque du contraire. De manière générale, ils sont plus enclins à accumuler suffisamment de preuves pour conclure à la supplétion lorsque le mot en question est très courant. Nous reviendrons sur l’importance de la fréquence pour certains types de schémas dans le langage au chapitre 11 sur le développement du langage chez l’enfant et au chapitre 13 sur la psycholinguistique et la neurolinguistique.
La supplétion est un type d’allomorphie que nous verrons plus en détail dans la section suivante.
Réduplication
Enfin, la réduplication consiste à répéter une partie ou la totalité d’un mot dans le cadre d’un schéma morphologique. En halq’eméylem, une langue des Salish parlée en Colombie-Britannique, un schéma de réduplication d’un verbe produit un adjectif signifiant que quelque chose ou que quelqu’un est susceptible ou disposé à effectuer l’action (Shaw, 2008). Les liens ci-dessous mènent à FirstVoices, une plateforme en ligne proposant des ressources linguistiques communautaires.
(1) | a) | kw’élh | « to capsize » | [kʼʷə́ɬ] | → | [kʼʷə́ɬkʼʷəɬ] | « likely to capsize » |
b) | qwà:l | « to speak » | [qʷél] | → | [qʷélqʷel] | « talkative » |
Ce modèle n’est pas le seul modèle de réduplication en halq’eméylem; les langues de la famille salish comptent de nombreux schémas de réduplication, qui se traduisent par plusieurs schémas de sens et de fonction grammaticale.
L’anglais possède un schéma de réduplication, mais qui peut s’appliquer à des syntagmes aussi bien qu’à des mots individuels. Ce type de réduplication signifie que quelque chose est un exemple prototypique du type en question; on le nomme souvent réduplication salade-salade. (« La salade de thon est une salade, mais ce n’est pas une salade-salade. » Autrement dit, la salade de thon n’est pas une salade prototypique parce qu’elle ne contient pas de laitue ou d’autres légumes à feuilles vertes.)
Typologie morphologique
Si l’on considère les différentes langues, on peut les diviser typologiquement en différents types de morphologie.
D’un côté, nous avons ce que l’on appelle les langues isolantes ou analytiques. Aucun langage humain n’est parfaitement* isolant; il s’agirait d’un langage où tous les mots seraient morphologiquement simples. Les langues chinoises comme le mandarin et le cantonais sont très isolantes, car elles contiennent des informations flexionnelles qui s’expriment généralement par de petits mots fonctionnels (« particules ») plutôt que par des affixes. Il existe néanmoins de nombreux mots composés dans la langue; les mots composés sont des mots construits à partir de plus d’une racine, comme nous le verrons plus loin dans la section 5.X.
L’anglais est une langue moins isolante que le mandarin, mais reste très analytique.
Le contraire d’analytique est synthétique. Les langues synthétiques présentent une grande complexité morphologique dans les mots et sont souvent caractérisées par l’absence (ou la rareté) de racines libres.
Les langues plus synthétiques se répartissent en différents types. La principale division est entre les langues agglutinantes et les langues fusionnelles. Dans les langues très agglutinantes, les mots sont construits à partir de nombreux affixes facilement séparables, chacun d’entre eux étant associé à un élément de sens cohérent. Le japonais est une langue quelque peu agglutinante, comme dans l’exemple suivant où le verbe comporte une série de suffixes correspondant au passif (« was verb-ed ») et au causatif (« made X verb ») de l’anglais.
(2) | Watasi-wa | natto-o | tabe-sase-rare-ta | |
I-SUJET | natto-ACC | eat-CAUS-PASS-PASSÉ | ||
« I was made to eat natto. » |
En revanche, une langue fusionnelle est une langue dans laquelle de nombreux sens flexionnels sont combinés en un seul affixe. Les langues romanes sont un bon exemple de langues fusionnelles : le suffixe d’un verbe exprime le temps, l’aspect et l’accord du sujet, et il est difficile de le décomposer en affixes plus petits. En espagnol par exemple, le suffixe -iéramos exprime l’accord du sujet (première personne du pluriel), le temps (passé), l’aspect (imperfectif) et le mode (subjonctif).
Shaw, P. (2008). Inside Access : The Prosodic Role of Internal Morphological Constituency. In The Nature of the Word: Studies in Honor of Paul Kiparsky. ed. Kristin Hanson and Sharon Inkelas. The MIT Press.