Chapitre 2 : Langage, pouvoir et privilège

2.8 Préjudices inscrits dans la loi

Dans les sections précédentes, nous avons vu comment les gens contrôlent le langage des autres pour affirmer leur pouvoir. Mais qu’en est-il des politiques linguistiques imposées par les gouvernements en place? Les gouvernements et les établissements utilisent la langue pour créer l’unité dans certains cas et la division dans d’autres. Les gouvernements exercent leur pouvoir notamment par l’intermédiaire des politiques linguistiques, qui peuvent être utilisées pour effacer ou renforcer les identités sociales. Elles peuvent servir à encourager ou à forcer les gens à parler ou à ne pas parler certaines langues, à prouver leur compétence dans une langue ou à influencer le paysage physique de nos communautés en réglementant la langue qui apparaît sur les panneaux. Les politiques linguistiques peuvent être mises en œuvre pour des raisons positives ou négatives, ou parfois elles sont bien intentionnées, mais manquent de vision à long terme.

Le Canada a bien sûr deux langues officielles, le français et l’anglais, mais comme nous le verrons au chapitre 15, il existe plus de 80 langues autochtones au Canada, appartenant à neuf familles linguistiques différentes! Pourquoi le français et l’anglais, deux langues importées, devraient-ils être les langues officielles?

La Loi sur les langues officielles a été établie en 1969 par le premier ministre Pierre Trudeau afin de maintenir l’unité nationale entre le Canada anglais et le Canada français, en réponse à la montée du nationalisme francophone dans la province de Québec. À l’époque, la minorité anglophone domine les secteurs industriel, commercial et financier du Québec. La Loi sur les langues officielles a également mené à la politique de multiculturalisme du Canada.

La Loi sur les langues officielles a eu des effets positifs dans l’ensemble du Canada; elle a permis d’améliorer les perspectives d’éducation et d’emploi pour les francophones hors Québec. Le Nouveau-Brunswick devient officiellement bilingue. La Cour suprême du Canada a annulé une loi en vigueur depuis 1890 qui rendait le Manitoba officiellement monolingue, malgré le fait que, lors de son entrée dans la Confédération en 1870, le Manitoba comptait un nombre à peu près égal de francophones (souvent des Métis) et d’anglophones. La Loi sur les langues officielles présente toutefois une lacune importante. Qu’en est-il des peuples autochtones du Canada? Elle n’offre pas de protection ni même de reconnaissance de l’importance de ces langues.

Dans l’histoire du Canada, les politiques linguistiques ont été utilisées pour opprimer les langues autochtones. Les sections 1.4 et 2.4 de ce manuel présentent les préjudices causés aux populations et aux communautés autochtones par la politique des pensionnats au Canada, qui a contraint les enfants autochtones à fréquenter des établissements gérés par le gouvernement et l’Église. Le gouvernement du Canada a contrôlé la langue des peuples autochtones avant même la création des pensionnats dans les années 1880, avec des politiques visant à l’assimilation et à la perte des langues et des cultures autochtones. L’objectif du gouvernement était l’assimilation des enfants autochtones, afin de les former à des emplois subalternes et d’affaiblir leurs revendications sur leurs terres. La politique officielle veut que l’anglais et le français soient les seules langues d’enseignement dans les pensionnats. Les écoles interdisaient aux enfants d’utiliser leur langue maternelle et appliquaient cette interdiction par des punitions cruelles. Ces politiques étaient des exemples d’impérialisme linguistique ou de colonialisme linguistique, où la suppression de la langue fait partie d’une oppression plus générale des cultures autochtones par les puissances coloniales (voir Griffith, 2017). Elles constituent en outre une tentative de linguicide (mise à mort d’une langue), car on empêche les enfants de pratiquer leur langue première et associe son utilisation à une punition et à un sentiment de honte. Ces enfants se sont également sentis isolés de leur culture d’origine, car ils ont perdu la possibilité de communiquer dans leur langue maternelle (voir p. ex., Fontaine, 2017). Les préjudices subis par les personnes et les communautés du fait de la perte des langues aux mains des pensionnats sont durables et permanents. La transmission de la langue de parent à enfant a été rompue dans la majorité des communautés autochtones du Canada. Certains survivants des pensionnats éprouvent encore des difficultés à parler leur langue maternelle parce qu’elle est associée aux traumatismes subis à l’école. Une nouvelle politique juridique peut toutefois constituer un élément positif du processus de récupération des langues autochtones. Par exemple, dans un article de 2017, Fontaine appelle à une politique juridique donnant aux enfants le droit à l’éducation dans leur langue ancestrale, au-delà du droit à l’éducation en anglais et en français (voir la Charte canadienne des droits et libertés, 1982, article 23). Les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada comprenaient des appels à la protection des langues autochtones (voir la Commission de vérité et réconciliation 2015), ce qui a conduit à la mise en place de la Loi sur les langues autochtones en 2019. Cette loi offre une protection juridique aux langues autochtones, y compris un financement pour la récupération et la revitalisation.

Le Canada a fait du bilinguisme anglais-français une de ses priorités officielles et les conséquences sont encore évidentes aujourd’hui. Lorsque Mary Simon a été nommée gouverneure générale en 2021, elle a été critiquée pour son manque de maîtrise du français, bien qu’elle soit bilingue en anglais et en inuktitut. Mme Simon a promis d’apprendre le français et a également fait le lien entre son expérience linguistique et la politique éducative au Canada, déclarant que « sur la base de mon expérience linguistique au Québec, on m’a refusé la possibilité d’apprendre le français pendant mon séjour dans les externats du gouvernement fédéral » [TRADUCTION] (tel que rapporté par CTV news, 2021).

La province de Québec dispose de ses propres lois linguistiques dans le but de protéger le français de l’assimilation à la majorité anglophone du Canada. En vertu des lois québécoises sur les langues, il y a des limites au nombre de personnes autorisées à fréquenter une école anglophone et il est prévu que le français figure en premier sur les affiches et qu’il soit deux fois plus gros que les autres langues. Malheureusement, ces lois ne s’appliquent pas seulement à l’anglais, mais à toutes les langues, ce qui a des répercussions négatives sur les langues autochtones du Québec. La majorité des locuteurs cris et mohawks du Québec, par exemple, ont l’anglais comme deuxième langue, et ces lois font donc en sorte qu’il est plus difficile pour eux d’accéder à l’éducation et à d’autres services provinciaux.

Les Cris du Québec ont adopté leur propre loi sur la langue en 2019, la première loi adoptée depuis leur autonomie gouvernementale en 2017. Toutefois, contrairement à la législation québécoise, les autorités n’imposent pas le respect de la loi pour l’instant. En revanche, les collectivités locales, les entreprises et d’autres acteurs auront besoin d’un plan pour la langue crie afind’accroître l’utilisation du cri dans leurs organisations.


Références

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Fontaine, Lorena Sekwan. 2017. Redress for linguicide: Residential schools and assimilation in Canada / Réparations pour linguisicide: Les pensionnats et l’assimilation au Canada. British Journal of Canadian Studies 30(2), 183-204. https://doi.org/10.3828/bjcs.2017.11

Griffith, Jane. 2017. Of linguicide and resistance: children and English instruction in nineteenth-century Indian boarding schools in Canada. Paedagogica Historica, 53:6, 763-782. https://doi.org/10.1080/00309230.2017.1293700

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‘Honoured, humbled and ready’: Mary Simon’s first speech as incoming Governor General. 2021, July 6. CTV News. Retrieved May 30, 2022 from https://www.ctvnews.ca/politics/honoured-humbled-and-ready-mary-simon-s-first-speech-as-incoming-governor-general-1.5498581

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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