Chapitre 2 : Langage, pouvoir et privilège

2.3 Dépréciation, toxicité et déséquilibres de pouvoir

L’offense revisitée

Au début de ce chapitre, nous avons vu comment le langage peut être utilisé pour accomplir des actions et construire son identité. Cela peut être une bonne chose : nous pouvons utiliser le langage, par exemple, pour établir des relations sociales positives avec les gens. Lorsque j’allais à l’école primaire au Japon, mes camarades de classe avaient l’habitude de m’appeler Taniguchi-san au début de l’année scolaire. – san est un suffixe que l’on peut ajouter à la fin des noms en japonais : – san est assez poli, mais pas trop. Lorsque mes camarades de l’école primaire ont commencé à mieux me connaître, ils ont commencé à m’appeler Ai-chan. Cet acte linguistique m’a fait savoir que nous étions amis! Le suffixe – chan est utilisé avec les noms, en guise d’affection. Certains de mes amis très ;proches m’ont même donné des surnoms exclusifs au groupe comme Ai-pyon (– pyon ressemble à un son de sautillement en japonais; mais ils m’ont donné ce surnom non pas parce que je sautillais beaucoup, mais surtout parce que ça sonnait mignon)! Maintenant, ;cet acte linguistique dit que nous sommes vraiment, vraiment de bons amis. Ainsi, le langage peut être un acte d’expression de la solidarité avec les autres.

Il est toutefois important de reconnaître que le langage peut également nuire. Nous avons introduit la notion d’ ;offense dans la section précédente. Une vulgarité

Le terme ;vulgarité désigne des expressions qui impliquent des références corporelles taboues (par exemple, merde, cul). Le terme juron désigne des expressions qui sont utilisées pour s’emporter (par exemple, bordel). Certaines expressions peuvent être à la fois une vulgarité et un juron.

comme ;merde peut être offensant dans certains contextes. L’offense est un type de préjudice social ou psychologique causé aux participants au discours. Cela signifie que si vous dites merde (« shit » en anglais) dans une conversation orale où elle est taboue, ce sont les personnes qui l’entendent qui en subissent les conséquences. Si vous signez ce qui est illustré à la figure 1 lors d’une conversation signée où le sujet est tabou, ce sont les personnes qui le voient qui sont lésées. Le préjudice peut aller de relativement léger à plus grave, en fonction du caractère offensant de l’expression elle-même et du contexte dans lequel elle a été produite. Par exemple, pour certaines personnes, l’expression en anglais I don’t give a damn, utilisée pour exprimer l’indifférence, n’est pas aussi offensante que I don’t give a shit. Si un enfant japonais dit kuso omoshire : (en gros « putain d’hilarant ») pendant le dîner par rébellion, ce n’est peut-être pas aussi offensant qu’un adulte disant la même chose dans une pièce remplie d’enfants.

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Signe d’ASL pour « bullshit » (conneries). Bras croisés devant le corps. La main droite forme un poing avec l’index et le petit doigt tendus, comme des cornes. La main gauche est en forme de poing fermé, puis passe à tous les doigts étendus (comme pour saupoudrer quelque chose).

Figure 1. Signe de la langue des signes américaine (ASL) pour ;bullshit (conneries).

Une offense peut être commise indépendamment de l’intention du locuteur ou du signeur. ; Supposons que vous appreniez le japonais et que vous n’ayez aucune idée que kuso omoshire : est vulgaire (vous pensiez peut-être que cela signifiait simplement « extrêmement drôle »), et que vous le disiez devant des enfants. Les personnes qui vous entendent peuvent toujours être offensées par cela, même si vous n’avez pas d’intention malveillante. Les vulgarités proférées involontairement sont probablement perçues comme moins offensantes que celles qui le sont intentionnellement, mais le préjudice qu’elles ont causé au moment où elles ont été prononcées ne peut être réparé, même s’il est minime. C’est comme le fait que marcher sur le pied de quelqu’un lui fait mal, que ce soit intentionnel ou non.

Dénigrement

Un autre type de préjudice que le langage peut causer est la dépréciation (ou péjoration). Certaines expressions linguistiques sont ;désobligeantes (ou péjoratives), ce qui signifie que ces expressions dénigrent des personnes. Par exemple, en anglais, les mots jerk et asshole ;sont péjoratifs : ils expriment la condamnation du référent par la personne qui les prononce. L’offense et la dépréciation ne sont pas la même chose. L’offense est liée à la manière dont les participants au discours sont affectés : si vous renversez du café sur vous-même et que vous dites « Merde! » devant votre grand-mère, celle-ci peut se sentir ;offensée en entendant cette vulgarité. Cependant, ce que vous avez dit n’est pas désobligeant à son égard (ou à l’égard de quiconque); ce n’est pas une insulte à son égard (ou à l’égard de quiconque) de quelque manière que ce soit dans ce contexte. Ainsi, le juron vulgaire ;merde est offensant (dans ce contexte), mais pas dépréciatif. Parler de sujets tabous, même si vous n’utilisez pas de termes vulgaires (p. ex. utiliser des termes plus « neutres » pour parler des fonctions corporelles au cours d’un dîner), peut également être offensant, mais pas nécessairement désobligeant.

Bien entendu, de nombreuses expressions dépréciatives sont également offensantes. La vulgarité trou du cul ;est taboue dans certains contextes et donc offensante dans ces contextes. Ce terme est également dépréciatif, car il rabaisse quelqu’un.

Il est également possible que des expressions soient dépréciatives sans être offensantes. Cette question est un peu plus délicate, car de nombreux propos dépréciatifs sont aussi offensants. Les injures codées sont un exemple de ce qui peut être dépréciatif sans être offensant à première vue. En 2012, un policier a été licencié en partie parce qu’il avait traité un joueur de baseball de « Monday » (lundi). Monday ;est parfois utilisé comme une injure raciale codée. Cela signifie que ceux qui savent que ;Monday est un code pour certains groupes racialisés peuvent dire des choses comme ;I hate Mondays (je déteste les lundis) pour exprimer leurs idéologies intolérantes entre eux – et les personnes ciblées par l’injure ne seront pas conscientes de cette dépréciation. Ainsi, dans ce cas, ;Monday ;est (secrètement) dépréciatif, mais n’offenserait pas les membres du groupe s’ils n’étaient pas au courant.

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Injures, toxicité et déséquilibres de pouvoir

En résumé de ce que nous avons appris jusqu’à présent : ;l’offense est liée à l’impact d’une expression linguistique sur les participants au discours, et la dépréciation est liée à l’attitude de l’auteur de l’expression linguistique. Les expressions dépréciatives telles que crétin, idiot et ;trou du cul sont parfois appelées ;insultes particularistes ;ou ;péjoratifs généraux. Elles sont utilisées pour condamner une personne précise (et non un groupe entier de personnes) pour un comportement en particulier à un moment donné. Lorsque vous utilisez des insultes particularistes, vous exprimez votre forte désapprobation à l’égard de l’autre personne sur la base de quelque chose qu’elle a fait.

D’autres termes dépréciatifs peuvent dénigrer un groupe entier de personnes, plutôt qu’une personne en particulier pour un incident en particulier. Les injures sont des insultes qui dénigrent des groupes de personnes marginalisées. Par exemple, femoid est une injure contre les femmes, utilisée dans certaines sous-cultures en ligne. Traiter quelqu’un de femoid exprime l’attitude de l’auteur selon laquelle cette personne est condamnable parce qu’elle est une femme. Il ne s’agit pas d’une insulte particulariste, car l’auteur n’exprime pas sa désapprobation à l’égard de cette personne (qui se trouve être une femme) pour un incident en particulier. Il exprime plutôt sa désapprobation à l’égard des femmes en général et donc, par extension, à l’égard de cette personne qui est une femme.

Les injures sont puissantes, très taboues et peuvent causer beaucoup de tort. Le poids émotionnel important des injures provient de la différence de pouvoir entre la personne qui utilise l’insulte et celle qui en est la cible. Lorsqu’une telle différence de pouvoir existe, la personne qui utilise l’injure invoque et rejoue tout un contexte historique de violence contre le groupe ciblé (Davis & McCready, 2020). Exprimer du racisme sans injure (par exemple, « Je déteste les Japonais ») et exprimer du racisme avec une injure (par exemple, « C’est une ___ ») sont deux choses terribles à faire, mais l’utilisation d’une injure cause un préjudice émotionnel viscéral supplémentaire. En fait, certaines études montrent que les injures sont traitées dans une partie du cerveau différente des autres formes de langage (Singer, 1997). Ce type particulier de pouvoir émotionnel offensif des injures est parfois appelé la toxicité des injures (Rappaport, 2020). Comme indiqué dans la section précédente, certaines injures sont tellement toxiques que le simple fait de les mentionner ou d’utiliser accidentellement des mots qui leur ressemblent ou qui sonnent comme tels peut être préjudiciable.

Le déséquilibre des pouvoirs étant une composante essentielle de l’injure, les insultes visant des groupes de personnes au statut élevé n’ont pas le même effet. Une telle insulte peut être impolie ou même offensante, mais sans l’invocation associée d’une violence ciblée, elle n’atteint pas le même niveau de préjudice qu’une véritable injure.

Une autre conséquence de cette compréhension des injures est la possibilité de se réapproprier une injure comme moyen d’autonomisation, comme marqueur d’une identité partagée et de solidarité contre l’oppression. Par exemple, le mot ;queer a longtemps été utilisé comme une insulte pour les membres de la communauté 2SLGBTQ+, mais dans les années 1990, des militants et des universitaires ont commencé à se réapproprier ce mot et à l’utiliser pour exprimer leur solidarité entre eux. Aujourd’hui, le terme queer est un terme générique pour désigner cette communauté, et ;les études queer sont un domaine d’étude universitaire reconnu. En même temps, certains membres de la communauté qui ont été visés par cette injure ne sont pas encore prêts à l’accepter.

D’un autre côté, certaines injures ont été tellement réhabilitées qu’elles sont devenues courantes. ;Les femmes qui luttaient pour l’égalité des droits de vote, ou suffrage, étaient à l’origine appelées suffragistes. C’est un journaliste britannique qui a inventé le terme suffragette en 1906, en utilisant la terminaison diminutive et féminine –ette dans une tentative d’insulte. Mais ;les activistes ont eux-mêmes adopté le terme et il n’est plus considéré comme une injure.

L’un des thèmes récurrents de ce chapitre et de ce livre est que le langage ne se résume pas à la grammaire, et que les mots ne font pas seulement référence à des choses littérales dans le monde. Les injures sont un exemple de la manière dont le langage codifie et met en œuvre les relations sociales : nous pouvons utiliser le langage pour exprimer notre statut par rapport aux autres, ;et nous utilisons également le langage pour renforcer le statut des autres par rapport à nous-mêmes. Grâce à votre formation en linguistique, vous pouvez utiliser votre conscience métalinguistique pour examiner certaines de ces relations de pouvoir, et peut-être même pour résister ou corriger les dommages qui peuvent être causés par le langage.


 

Un élément interactif H5P a été exclu de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici, mais notez que le contenu est en anglais :
https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=2651#h5p-88


Références

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Davis, C. & McCready, E. (2020). The instability of slurs. ;Grazer Philosophische Studien, ;97(1), 63-85.

Hess, L. F. (2019). Slurs: Semantic and pragmatic theories of meaning. ;The Cambridge Handbook of The Philosophy of Language.

Jeshion, R. (2020). Pride and Prejudiced: on the Reclamation of Slurs. ;Grazer Philosophische Studien, ;97(1), 106-137.

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Lepore, E. & Anderson, L. (2013). Slurring words. ;Noûs, ;47(1), 25-48.

McCready, E. & Davis, C. (2019). An Invocational Theory of Slurs. LENLS 14, Tokyo. https://semanticsarchive.net/Archive/TdmNjdiM/mccready-davis-LENLS14.pdf

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⚠️ Rappaport, J. (2020). Slurs and Toxicity: It’s Not about Meaning. Grazer Philosophische Studien, ;97(1), 177-202.

Saka, P. (2007). How To Think About Meaning. Dordrecht: Springer.

Singer, C. (1997). Coprolalia and other coprophenomena. ;Neurologic Clinics, ;15(2), 299-308.

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⚠️ Note de contenu : Ce document mentionne une injure raciale très volatile sans la censurer.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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