Chapitre 2 : Langage, pouvoir et privilège

2.2 Langage et offense

Tabous et offense

Dans la section précédente, nous avons vu que le langage a un pouvoir qui va au-delà de la communication du sens littéral : des choses peuvent se produire dans le monde parce que nous avons prononcé quelque chose. Le langage est très puissant à cet égard. Nous venons de voir que le langage est la façon dont nous exprimons notre identité. Un autre pouvoir du langage est l’effet émotionnel que la production et/ou la perception de certaines expressions peuvent avoir sur nous. Voyons ce que cela signifie dans cette section et dans la suivante.

Qu’entendons-nous par effet émotionnel? Les jurons en sont un exemple. Bien que les mots anglais poop et shit aient le même sens de base et fassent référence à la même substance physique, ils ne sont pas complètement interchangeables dans une conversation. Alors que poop est assez anodin, presque enfantin, shit est considéré comme tabou, ce qui signifie que son utilisation est évitée, sauf dans certaines circonstances. Enfreindre ce tabou en l’utilisant dans de mauvaises circonstances est susceptible d’offenser certaines personnes. Par exemple, si vous vous cassez un orteil et que vous criez « Oh, poop! », personne ne sera offensé. Cependant, si vous demandez à un jeune enfant « Do you need to take a shit? », cela offensera certainement de nombreux adultes. Le contexte est important et utiliser un langage tabou dans un contexte inapproprié est culturellement offensant, plutôt que simplement amusant ou gênant.

Comparez cela à d’autres paires de mots qui ont le même sens de base, mais des connotations différentes, sans être considérés comme offensants. Par exemple, en anglais, les mots odour et aroma font tous deux référence à des odeurs. Nous avons tendance à dire « unpleasant odours » et « pleasant aromas », mais mélanger ces associations ne froissera personne. La connotation péjorative du mot odour ne suffit pas à rendre le mot tabou. ;

Il est facile de penser que les tabous sont évités dans les conversations parce que les mots tabous eux-mêmes sont mauvais d’une manière ou d’une autre. Cela peut être vrai dans des cas comme shit, où le mot lui-même est associé à un contenu émotionnel négatif. Cependant, ce n’est pas toujours le cas. En kambaata (langue couchitique orientale des hautes terres de la famille afro-asiatique, parlée en Éthiopie), il est traditionnellement tabou pour une femme d’utiliser des mots commençant par les mêmes sons que le nom des parents de son conjoint, et elle est donc censée éviter les tabous, c’est-à-dire remplacer les mots tabous par d’autres mots (Treis, 2005). Il ne s’agit pas d’une attitude négative à l’égard des beaux-parents ou de leurs noms, mais plutôt d’un signe de respect pour ces parents.

Les tabous linguistiques peuvent donc exister pour des raisons négatives ou positives. Ce qui rend une expression taboue, c’est que sa prononciation brise le tabou et est offensante. ;Il existe de nombreux types de langage tabou dans toutes les langues du monde. Les noms des personnes respectées sont souvent tabous : beaux-parents (comme en kambaata et dans de nombreuses autres langues), aînés de la communauté, empereurs, etc. Dans de nombreuses langues, il existe également des mots tabous pour désigner les déchets du corps humain, les organes et fonctions sexuels, la mort et les objets ou idées religieux.

De même, les stratégies d’évitement des tabous sont variées. En kambaata, de nombreux mots ont des formes alternatives qui sont utilisées pour éviter de faire correspondre le nom d’un membre de la belle-famille. Par exemple, une femme kambaata mariée dont le beau-père s’appelle Tiráago peut remplacer le mot timá « restes de table » par ginjirá pour éviter d’utiliser le début du son ti, qui correspond au nom de son beau-père.

Au lieu d’éviter la similitude, une autre stratégie d’évitement du tabou consiste à remplacer le mot tabou par une forme similaire, afin d’évoquer le mot tabou sans le prononcer. C’est le cas des jurons, qui peuvent souvent être remplacés par des mots moins offensants ayant une forme similaire. Un anglophone peut crier sugar ;ou shoot lorsqu’il se cogne l’orteil au lieu de shit. Le son initial correspondant conserve une partie du pouvoir émotionnel de la prononciation du juron réel, tout en minimisant l’offense qui pourrait résulter de la violation du tabou contre les jurons.

Les jurons et la douleur physique

Le pouvoir des jurons est bien réel! De nombreuses études (p. ex. Stephens et al. 2009; 2020) montrent que le fait de jurer en réponse à la douleur semble en fait réduire la douleur ressentie. Il est intéressant de noter que, bien que les mots à consonance similaire issus de l’évitement des tabous puissent avoir le même pouvoir émotionnel, ils ne semblent pas aider à soulager la douleur elle-même, comme le font les jurons d’origine. Alors, la prochaine fois que vous vous prendrez un coup de marteau sur le pied, rassurez-vous en vous disant que vos jurons offensifs peuvent vous soulager!

Utilisation d’un mot ou mention d’un mot

La plupart du temps, lorsqu’on communique, chaque mot n’est qu’un mot parmi d’autres qui s’enchaînent dans un énoncé. C’est l’emploi ordinaire de ces mots. Ainsi, dans la phrase en anglais wheat is a grain (le blé est une céréale), chacun des mots est utilisé pour dire quelque chose sur le monde. Dans ce cas, la phrase parle du blé en tant qu’objet du monde réel, la céréale physique elle-même, le mot blé étant utilisé pour désigner cette céréale.

Cependant, une caractéristique importante de la langue est qu’elle peut être utilisée pour se décrire elle-même. En d’autres termes, nous pouvons utiliser la langue de façon métalinguistique pour discuter des propriétés de la langue. C’est ce qui rend possible tout le domaine de la linguistique! Mais les linguistes ne sont pas les seuls à agir de la sorte. Les utilisateurs de la langue ont souvent des conversations métalinguistiques sur la langue, et ils le font ;en mentionnant des mots et des expressions comme des objets linguistiques, plutôt que de les utiliser pour faire référence à des concepts du monde réel. Par exemple, lorsque nous utilisons le mot wheat dans des phrases telles que wheat is a grain (le blé est une céréale), nous l’utilisons pour faire référence à un concept du monde réel. En revanche, lorsque nous parlons du mot wheat lui-même, par exemple de sa relation historique avec le mot white, nous le mentionnons plutôt que de l’utiliser pour décrire quelque chose dans le monde réel. Il ne s’agit pas ici de la céréale en soi ou de la couleur blanche littérale, mais plutôt des mots anglais qui désignent cette céréale et cette couleur.

Comment devenir linguiste :

La convention lorsque nous abordons de manière réflexive le sujet des mots dont nous devons discuter sur le plan métalinguistique consiste à présenter les mots et expressions mentionnés en italique. Nous reviendrons sur cette convention au chapitre 7, lorsque nous parlerons du sens des expressions linguistiques.

Cette différence entre l’usage d’un mot et sa mention est parfois appelée la distinction usage-mention. Il est utile de garder cela à l’esprit, en particulier lorsque l’on aborde des mots tabous. Dans certains cas, le fait de mentionner le mot tabou ne semble pas évoquer le tabou de la même manière que le fait de l’utiliser. Pour revenir à notre exemple de shit, puisqu’il existe un tabou assez fort par rapport à l’emploi de jurons dans les écrits professionnels comme les manuels scolaires, l’utilisation d’un tel mot serait étonnante dans un chapitre comme celui-ci. Cependant, lorsque le sujet abordé est celui des jurons en tant qu’objets linguistiques, en tant que phénomène au sein du langage, nous devons être en mesure de mentionner le mot ;shit, et c’est ce que nous avons fait ici.

La distinction usage-mention ne nous donne pas le droit de prononcer tous les mots tabous dans tous les contextes. Il existe des mots tabous particulièrement offensants et très volatils, comme les insultes raciales (mots qui insultent et dénigrent certains groupes de personnes marginalisées, dans ce cas sur la base d’une race perçue), dont la simple mention est connue pour provoquer des émotions viscérales chez les auditeurs. Même pour les mots tabous qui ne sont pas des jurons, comme shit, ; certains contextes sont si sensibles au tabou que même leur mention viole le tabou. Dans ces deux cas, si vous devez faire allusion au mot, vous pouvez adopter une stratégie différente. Vous pouvez choisir une périphrase complexe, comme un mot de quatre lettres faisant référence aux excréments, ou masquer le mot d’une manière ou d’une autre en remplaçant certaines lettres par des astérisques ou des tirets (s***, s–t), en désignant le mot par sa première lettre (s-word), en mettant une piste audio en sourdine ou en brouillant une image ou une vidéo.

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Un élément interactif H5P a été exclu de cette version du texte. Vous pouvez le consulter en ligne ici, mais notez que le contenu est en anglais :
https://ecampusontario.pressbooks.pub/essentialsoflinguistics2/?p=2646#h5p-88


Références

Anderson, L., & Lepore, E. (2013). What did you call me? Slurs as prohibited words setting things up. ;Analytic Philosophy, ;54(3), 350-63.

Lepore, E., & Anderson, L. (2013). Slurring words. ;Noûs, ;47(1), 25-48.

McCready, E., & Davis, C. (2019). An Invocational Theory of Slurs. LENLS 14, Tokyo. https://semanticsarchive.net/Archive/TdmNjdiM/mccready-davis-LENLS14.pdf

Davis, C., & McCready, E. (2020). The instability of slurs. ;Grazer Philosophische Studien, ;97(1), 63-85.

⚠️ Rappaport, J. (2020). Slurs and Toxicity: It’s Not about Meaning. Grazer Philosophische Studien, ;97(1), 177-202.

Snefjella, B., Schmidtke, D., & Kuperman, V. (2018). National character stereotypes mirror language use: A study of Canadian and American tweets. PLOS ONE, 13(11), e0206188.

Stephens, R., Atkins, J., & Kingston, A. (2009). Swearing as a response to pain. NeuroReport, Vol. 20 No 12, p. 1056-1060 (2009)

Stephens, R., & Robertson, O. (2020). Swearing as a Response to Pain: Assessing Hypoalgesic Effects of Novel “Swear” Words. Frontiers in Psychology, 11.

Treis, Y. (2005). Avoiding Their Names, Avoiding Their Eyes: How Kambaata Women Respect Their In-Laws. Anthropological Linguistics, 47(3), 292–320.

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⚠️ Note de contenu : Ce document mentionne une injure raciale très volatile sans la censurer.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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