Chapitre 2 : Langage, pouvoir et privilège

2.1 Langage et identité

Le langage peut changer le monde. Pour vrai!

Imaginez que vous assistiez au mariage de deux amis. Ils ont marché jusqu’à l’autel, ont prononcé leurs vœux, ont échangé leurs alliances, certains versent des larmes de joie et le grand moment approche : « Oui je le veux. ». « Oui je le veux. » « Je vous déclare maintenant mari et femme. » Ils s’embrassent, vous applaudissez, et le monde devient tout à coup un peu différent. Il y a quelques instants, vos amis étaient célibataires et maintenant ils sont mariés! Cela a des conséquences concrètes et importantes pour eux. Peut-être vos amis ont-ils rempli des déclarations de revenus distinctes l’année dernière et doivent maintenant le faire ensemble? Peut-être avaient-ils des polices d’assurance-maladie distinctes, et maintenant l’un d’eux peut figurer sur la police de l’autre. S’ils vivent dans un pays où la common law est appliquée, ils bénéficient désormais du privilège du conjoint. Tous ces changements dans le monde peuvent être attribués à ces trois énoncés : « Oui je le veux. ». « Oui je le veux. » « Je vous déclare maintenant mari et femme. » ; En prononçant ces mots, vos amis et le célébrant ont changé le monde, même un tout petit peu.

Il y a d’autres mots et syntagmes, comme prononcer et je le veux, qui ont une incidence sur le monde. Par exemple, si vous jouez une partie d’échecs et que vous vous rendez compte que vos chances de gagner sont extrêmement faibles, vous pouvez dire à votre adversaire « Je déclare forfait ». La partie est maintenant terminée et vous avez perdu (désolé). Après un entretien d’embauche réussi, si votre futur patron vous dit « Vous êtes embauché », félicitations, vous avez un nouveau travail! Ce sont des exemples de la manière dont nous pouvons « faire des choses avec des mots », comme l’a dit le philosophe du langage J. L. Austin. Ce sont des exemples de la performativité du langage. Les mots et les phrases comme Je déclare forfait sont des actes de langage performatifs. Il s’agit d’énoncés qui non seulement transmettent un certain type d’information, mais remplissent également une fonction ou une action qui influence la réalité. Nous reviendrons sur les actes de langage performatifs à la section 8.9 lorsque nous aborderons les théories de la signification.

Si les actes de langage performatifs sont puissants en ce sens qu’ils changent le monde, ils nécessitent également un contexte adéquat pour y parvenir. Lorsqu’un groupe d’enfants en récréation organise un « mariage » et que deux d’entre eux se « marient », peu importe le nombre de fois ou la force avec laquelle un autre enfant dit « Je vous déclare mariés », le monde n’a pas changé de la même façon qu’avec nos amis qui ont prononcé ces mêmes mots. Si vous vous contentez de crier « JE DÉCLARE FAILLITE », cela ne suffira pas à changer votre situation financière! La capacité de certains mots et certaines phrases à effectuer des actions dans le monde réel dépend d’une combinaison de l’autorité et de la sincérité de la personne qui les prononce et de l’adhésion de l’auditoire et de la population en général. En d’autres termes, le public reconnaît-il l’autorité et la sincérité qui se cachent derrière les mots et, par conséquent, accepte-t-il leur pouvoir de réaliser l’action prévue? L’enfant célébrant lors d’un faux mariage n’a pas l’autorité de déclarer quelqu’un marié et la déclaration de faillite nécessite plus qu’un simple énoncé! Pour que les mots fassent des choses, la société doit convenir que certains mots peuvent faire certaines choses dans certains contextes; ils ont le pouvoir qu’ils ont parce que nous reconnaissons qu’ils ont ce pouvoir. ; Cela dit, les gens ne sont pas tous d’accord sur les mots qui ont du pouvoir dans tel ou tel contexte, et les désaccords sur ces questions peuvent être contestables.

La philosophe Judith Butler a étendu l’idée de performativité à partir de certains actes de langage, comme Je prononce, Je concède, Vous êtes congédié, Je promets, Je déclare par la présente, etc., pour suggérer que certains aspects de nos identités sont forgés dans la réalité par le biais de notre utilisation du langage et d’autres pratiques sociales. Dans cette perspective, c’est toute la langue qui est performative, et pas seulement certains actes de langage. Butler a mis l’accent sur le genre en tant qu’« accomplissement performatif » : certaines pratiques sociales (y compris le langage) sont associées à des hommes ou à des femmes (ou non) et ces pratiques sociales sont ensuite considérées comme masculines ou féminines (ou non), et comme les personnes qui s’expriment comme masculines ou féminines (ou non) répètent ces schémas encore et encore, un lien entre certaines pratiques sociales et le genre est renforcé. Les pratiques sociales qui renforcent le genre comprennent des choses comme porter une cravate ou une jupe rose, cueillir des fleurs ou tondre la pelouse, entrer dans certaines salles de bain et, plus important encore pour nous, utiliser le langage de certaines manières. Comme nous le verrons au chapitre 10, les caractéristiques linguistiques sont utilisées, à la fois directement et indirectement, dans la représentation des différentes manières d’être un homme, d’être une femme ou de ne pas l’être.

Nous pouvons étendre l’idée de Butler au-delà du genre et comprendre que tous les aspects de notre identité sont des accomplissements performatifs. Notre identité est quelque chose de socialement construit, et à travers une pratique sociale soutenue dont nous convenons mutuellement qu’elle a une certaine signification, nous sommes actifs dans sa construction. Chaque fois que je prononce le stéréotype linguistique québécois ouais, j’affirme mon identité en tant que Québécois et je renforce le lien entre ouais et l’identité québécoise. Si, au début d’un cours, je m’exprime avec mon français québécois (par exemple, je pourrais dire Salut! au lieu de Bonjour et Ça va vous autres? au lieu de seulement Ça va?), j’annonce que je suis une personne décontractée qui n’a pas envie de se conformer à l’attente générale selon laquelle un cours universitaire doit absolument se donner dans un contexte formel. Si je prends une gorgée d’une bière et que, dans le jargon des connaisseurs de la bière artisanale, je demande « Est-ce que je détecte un soupçon de houblon Cascade en fin de bouche? », je m’affirme en tant que membre de la communauté des buveurs de bière artisanale; j’affirme non seulement que j’apprécie cette boisson et que je la connais bien, mais aussi que je suis le type de personne qui apprécie et connaît la boisson et toutes les associations sociales que cela peut impliquer (peut-être masculin, millénaire, hipster et pas trop sérieux comme ces gens de « vin »!) (voir Konnelly 2020).

Lorsque nous parlons de performativité, il est important de faire une distinction avec une autre conception courante de la performance. Lorsque nous disons que certains aspects de notre identité sont performatifs, nous ne disons pas, par exemple, que notre genre est comme un rôle que nous jouons sur scène. Il ne s’agit pas de jouer la comédie et encore moins d’agir comme quelqu’un qui n’est pas vous. Lorsque nous parlons de performativité et de langage, nous voulons dire que le langage remplit certaines fonctions pour nous. C’est l’idée que nous devenons ce que nous sommes par nos comportements et que le langage remplit cette fonction pour nous.

Si la langue peut être utilisée pour accomplir des actions, alors elle a le pouvoir de faire du bien comme du mal.


Références

Austin, J. (1962). How to Do Things with Words. Harvard University Press.

BUTLER, J. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. Routledge.

Konnelly, L. (2020). Brutoglossia: Democracy, authenticity, and the enregisterment of connoirsseurship in ‘craft beer talk’. Language & Communication, 75, 69–82.

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Les bases de la linguistique, 2e edition Copyright © 2022 by Catherine Anderson; Bronwyn Bjorkman; Derek Denis; Julianne Doner; Margaret Grant; Nathan Sanders; Ai Taniguchi; and eCampusOntario is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International License, except where otherwise noted.

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