[En cours] Chapitre 13 : Psycholinguistique et neurolinguistique
13.2 Preuves que les phonèmes sont des catégories mentales
Au chapitre 4, vous avez appris que chaque langage humain possède une phonologie, mais que la phonologie de chaque langage est distincte. Par exemple, deux sons qui sont des allophones d’un seul phonème dans une langue peuvent être des phonèmes distincts dans une autre langue. La conclusion à laquelle nous parvenons est que chaque langue a sa propre façon d’organiser les sons conversationnels dans un système phonologique. Ce système fait partie de la grammaire mentale du locuteur de cette langue. Dans cette section, nous examinerons certaines données issues d’expériences psycholinguistiques et neurolinguistiques qui confirment que la phonologie est une activité de l’esprit et du cerveau.
Le chapitre 4 a défini un phonème comme la plus petite unité d’une langue qui peut créer un contraste, de sorte que l’échange d’un phonème pour un autre peut créer une paire minimale. Les mots anglais pat (/pæt/) et bat (/bæt/) ne diffèrent que par le phonème initial (/p/ ou /b/), mais ont des significations différentes. Cela en fait une paire minimale, et le fait que nous puissions faire une paire minimale nous montre que /p/ et /b/ sont des phonèmes distincts en anglais. Une autre façon de concevoir les phonèmes est de dire qu’un phonème est une catégorie mentale de sons conversationnels (les langues des signes ont également des catégories qui permettent des variations, il ne s’agit donc pas d’une particularité de la langue parlée). Il a également été noté au chapitre 4 que les occlusives non voisées en anglais comme /p/ sont produites avec aspiration (notée [pʰ]) au début d’une syllabe accentuée. Mais la différence entre une occlusive bilabiale non voisée aspirée et non aspirée ([pʰ] vs [p]) ne peut pas créer de contraste en anglais. En effet [pʰ] et [p] sont deux variantes d’un même phonème. Lorsqu’un anglophone entend [pʰ] ou [p], son esprit associe le son à la même catégorie /p/. Bien entendu, de nombreuses autres langues traitent [pʰ] et [p] comme des phonèmes distincts, par exemple l’hindi et le thaï.
L’analyse phonologique permet de tirer des conclusions sur les catégories qu’un locuteur d’une langue donnée a en tête. Nous pouvons rechercher des paires minimales, par exemple, ou essayer de caractériser les environnements phonologiques dans lesquels un son conversationnel donné apparaît. Mais dans ce chapitre, nous envisageons la possibilité que ces catégories existent dans l’esprit et le cerveau d’un locuteur. On peut donc se demander s’il est possible de prouver que le cerveau associe les sons à la catégorie à laquelle ils appartiennent. Autrement dit, on peut se demander si le cerveau considère comme identiques des sons dont les qualités acoustiques varient légèrement parce qu’ils sont des exemples d’un même phonème.
Un groupe de chercheurs (Phillips et al., 2000) a recherché ce type de preuves en examinant si notre cerveau présente une réaction de « surprise » à un nouveau son appartenant à une catégorie phonologique différente des autres.
Comment devenir linguiste : L’utilisation de l’électroencéphalographie et de la magnétoencéphalographie en linguistique
Vous avez probablement vu des représentations visuelles de tracés électroencéphalographiques (EEG) dans des contextes médicaux ou scientifiques. Ils ressemblent à des lignes ondulées et sont des tracés de l’activité électrique à partir d’électrodes placées à la surface du cuir chevelu. Le caractère général des lignes ondulées varie en fonction d’un certain nombre de facteurs, par exemple si la personne dont l’activité est tracée est éveillée, endormie ou souffre d’un problème neurologique tel qu’une crise d’épilepsie. Toutefois, les psycholinguistes s’intéressent généralement non pas à ces différences globales, mais à de très légers changements du champ électrique généré par le cerveau en réponse à un stimulus. Il s’agit des potentiels liés à l’événement (PLE). Pour comparer les PLE à différents stimuli, les chercheurs doivent généralement recueillir un certain nombre de réponses d’un participant et recueillir les réponses d’un certain nombre de participants. En fin de compte, une réponse moyenne à un stimulus peut ressembler à ce qui suit :
Notez que dans ce diagramme, les potentiels électriques négatifs sont représentés en haut; il s’agit simplement d’une convention dans ce type de recherche. L’axe horizontal représente le temps, à partir du moment où le stimulus est présenté aux participants.
Plusieurs décennies de recherche sur les potentiels liés à l’événement ont montré qu’il existe des réactions cérébrales caractéristiques, par exemple, à la vue d’un mot imprimé sur un écran d’ordinateur ou à l’écoute d’un mot prononcé dans une langue vocale. Les chercheurs ont montré que les PLE sont sensibles, par exemple, au fait qu’un mot est attendu ou inattendu dans une phrase (voir p. ex. DeLong, Urbach et Kutas, 2005), ou qu’il s’agit d’une suite agrammaticale d’une phrase ou d’une suite grammaticale (voir p. ex. Friederici, Hahne et Mecklinger, 1996), etc.
Les PLE sont une source d’information utile pour les psychologues et les neurolinguistes, car ils tracent l’activité cérébrale avec une haute résolution temporelle : ils tracent les réponses du cerveau au moment où elles se produisent avec une précision de l’ordre de la milliseconde. Cependant, bien que des différences dans les PLE puissent être observées à différents endroits du cuir chevelu, les études des PLE typiques ne nous apprennent pas grand-chose sur l’endroit du cerveau où se produit la réponse critique. En d’autres termes, sa résolution spatiale est faible.
La magnétoencéphalographie (MEG) est une autre méthode qui, comme l’EEG, présente une excellente résolution temporelle. Cette méthode permet d’examiner les changements du champ magnétique généré par le cerveau (qui est bien sûr lié au champ électrique). Le principal avantage de la MEG par rapport à l’EEG est qu’elle permet aux chercheurs de tirer de meilleures conclusions quant à l’endroit du cerveau d’où provient la réponse qui les intéresse.
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Des recherches antérieures sur les PLE ont montré qu’il existe une réaction mesurable du cerveau aux stimuli auditifs (sons) qui se distinguent des autres. Par exemple, si l’on fait écouter des sons dont la plupart ont une fréquence identique, mais dont une petite partie a une fréquence différente, les sons minoritaires sont associés à une réaction cérébrale précise appelée négativité de discordance : le terme discordance est utilisé parce que la tonalité ne correspond pas à ce que l’on entend normalement et le terme négativité parce que la réaction cérébrale mesurée est une onde négative dans le signal électrique mesuré. La négativité de discordance peut être mesurée même si une personne ne prête pas vraiment attention aux sons, par exemple si elle regarde un film muet pendant l’expérience (voir Näätänen et Kreegipuu, 2012, pour une revue des résultats concernant la négativité de discordance).
En utilisant la magnétoencéphalographie (MEG), Phillips et ses collègues (2000) ont cherché à savoir si la présentation de stimuli ayant la même structure en termes de catégorie phonologique, mais surtout pas en termes de simple différence acoustique, provoquerait la version MEG de la négativité de discordance, appelée le champ de discordance. Le contraste spécifique qu’ils ont examiné était un contraste de voisement, à savoir si un son serait catégorisé comme /dæ/ ou /tæ/. La différence entre les deux se résume à une différence dans le temps entre la libération de la consonne occlusive et le début du voisement de la voyelle, ou le délai d’établissement du voisement (DEV). Les anglophones perçoivent un son /t/ lorsque le délai d’établissement du voisement est supérieur à environ 25 ms, et un son /d/ lorsqu’il est inférieur – le changement est marqué plutôt que progressif. Mais dans ces catégories, la valeur en millisecondes du DEV peut varier. Jetez un coup d’œil à cette figure. Chaque point représente un son syllabique, l’axe vertical représentant le délai d’établissement du voisement. Le diagramme montre qu’il existe une grande variété de délais d’établissement du voisement. Aucun d’entre eux ne se distinguerait particulièrement si nous n’avions pas marqué la frontière perceptuelle entre /ta/ et /da/ par une ligne pointillée. Les points verts représentent des sons qui seraient identifiés comme étant /ta/ et les points bleus comme étant /da/. Ce diagramme montre que l’importante relation univoque n’existe pas si l’on considère uniquement les valeurs acoustiques. Mais d’un point de vue phonologique, il y a beaucoup de sons dans la catégorie /d/ et seulement deux dans la catégorie /t/.
En présentant à leurs participants des sons dont la valeur en milliseconde du DEV variait, mais dont seul un petit sous-ensemble franchissait la frontière pour être perçu comme /t/, Phillips et ses collègues ont pu tester si un effet de discordance se produisait au niveau phonologique. Cela s’explique par le fait que la relation univoque critique qui conduit à une négativité de discordance n’existe qu’au niveau phonologique, et non au niveau purement acoustique. Phillips et ses collègues ont constaté une négativité de discordance phonologique et ont montré que cet effet provenait d’une partie du cerveau qui traite les informations auditives. Le fait que la négativité de discordance soit présente dans cette partie du cerveau montre que le cerveau traite les contrastes phonologiques assez « tôt » dans le traitement perceptif, avant qu’interviennent d’autres zones cérébrales qui sont plus typiquement associées au traitement du langage.
Références
DeLong, K. A., Urbach, T. P., & Kutas, M. (2005). Probabilistic word pre-activation during language comprehension inferred from electrical brain activity. Nature Neuroscience, 8(8), 1117-1121. https://doi.org/10.1038/nn1504
Friederici, A. D., Hahne, A., & Mecklinger, A. (1996). Temporal structure of syntactic parsing: Early and late event-related brain potential effects. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 22(5), 1219–1248. https://doi.org/10.1037/0278-7393.22.5.1219
Näätänen, R., & Kreegipuu, K. (2011). The Mismatch Negativity (MMN). Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/oxfordhb/9780195374148.013.0081
Phillips, C., Pellathy, T., Marantz, A., Yellin, E., Wexler, K., Poeppel, D., McGinnis, M., & Roberts, T. (2000). Auditory Cortex Accesses Phonological Categories: An MEG Mismatch Study. Journal of Cognitive Neuroscience, 12(6), 1038–1055.